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Le dirigeant, acteur de réseaux formels et informels complexes

Témoins de l’ancrage de la population des dirigeants dans une strate sociale circonscrite, les réseaux constituent un paramètre indéniable de l’efficacité et donc des critères potentiels de sélection des dirigeants. Bien avant l’avènement du terme « networking » ou l’émergence des réseaux sociaux, des chercheurs comme Mintzberg ou Kotter avaient mis en évidence le pattern spécifique et l’importance de l’influence et des interactions informelles dans le quotidien du dirigeant. Useem décrit la translation effectuée du capitalisme familial vers le « capitalisme managérial », lui-même détrôné par le « capitalisme institutionnel », pouvoir constitué par le cumul d’information, de réseaux et d’intérêts.

2.4.1 L’importance des réseaux dans le monde des dirigeants français

La fin du vingtième siècle a marqué le déclin des tournois compétitifs pour des carrières linéaires intra-organisationnelles, et la mise en œuvre croissante de mouvements transversaux, multidirectionnelles, plus indépendantes des organisations hiérarchiques, « nomadiques », confirmant les prédictions de Peter Drucker, Pepeirl et Baruch. Le rôle des réseaux comme instruments de carrière s’accroit et évolue, ajoutant à ses formes informelles dans l’organisation les mailles des parties prenantes à la périphérie de l’entreprise (Judge & Brets, Ferries et al, Arthur et Rousseau). La culture de classe créées lors des interactions formelles et informelles (Ratcliff 1980, Useem 1984), génère une "élite organisationnelle" dont le pouvoir dépend de la position dans le réseau social, déterminé en partie par les mandats de gouvernance externes (Warner et Abegglen 1955, Porter 1957, Clement 1975).

En France, les évolutions législatives récentes ont fortement réduit l’habitude de cumuler les mandats d’administration, avec pour effet paradoxal de concentrer le pouvoir et l’influence sur une poignée d’individus. Les liens de coappartenance (« interlocking ») dans les organes de gouvernance unissent plus de 50% des dirigeants des 100 plus grandes entreprises françaises (Comet, Finez, le cœur de l’élite patronale, 2010). Dans ces groupes, les dirigeants les plus centraux réalisent plus de 10 liens de coappartenance. Ce sont les dirigeants « centraux » du « cœur de l’élite patronale » de Comet et Finez, la catégorie « Apex » de Bournois et Barais.

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

Ces liens de coappartenance en France forment un noyau plus cohésif qu’en Allemagne, la Grande Bretagne ou les USA (Windolf, 2002), confirmant s’il était besoin la puissance de l’héritage élitiste français.

Ces rôles et fonctions d’administration représentent autant de capacités à promouvoir les intérêts individuels et alliés. L’AFEP, la franc-maçonnerie, l’ACF, le Siècle, le Cercle, réunissent les plus hauts dirigeants français dans des réseaux actifs et puissants. Les réseaux d’alumni organisant des filières de carrières gratifiantes et prestigieuses pour le corps.

Les capitaux sociaux ainsi constitués, internes ou externes à l’organisation, peuvent répondre à des besoins et logiques différentes dans les critères et processus de sélection (Kim, Cannella). Dans les études réalisées sur des entreprises nord-américaines, la nomination aux fonctions d’administration de l’entreprise est intimement liée à la détention de capital social, critique pour la sélection de la direction exécutive d’une entreprise, et à la détention d’autres mandats d’administration14 (Keys et Li, 2005). La plupart des exécutifs construisent un réseau étendu à

travers lequel ils disséminent et collectent l’information, la performance du dirigeant en place apparaissant en partie liée à l’utilisation de ces ressources (Chiaburu & Harrison, Sparrowe, Liden, Wayne & Kraimer). Dans ces systèmes, la légitimité d’une entreprise dépend en partie du prestige de ses managers (D’Aveni), par la réduction de l’incertitude en provenance de l’écosystème, tout en contribuant au pouvoir du dirigeant en place.

La capacité à entretenir les réseaux internes et externes à l’organisation construit la « marketabilité » interne et externe (Hirsch, 1987, Powell & Brantley, 1992). Qu’il s’agisse d’identifier ou de préparer les prochaines opportunités, à l’intérieur ou à l’extérieur des organisations, les compétences de networking sont un enjeu significatif pour les dirigeants et ceux qui les sélectionnent. Au-delà des nombreuses études sur la genèse et les propriétés de ces réseaux, le flux de recherche sur les caractéristiques individuelles permettant la

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construction, l’entretien et le développement des réseaux est de plus en plus actif pour discriminer les qualités des influenceurs. C’est le « knowing whom » de Aby dans la construction des carrières « boundaryless » qui doit s’ajouter aux caractéristiques attendues des futurs dirigeants.

2.4.2 L’entourage du dirigeant, filtre de la vision du dirigeant

Le rôle des réseaux sociaux et professionnels dans le façonnement des modèles cognitifs exécutifs a amené certains auteurs à décrire le réseau de l’exécutif comme déterminant principal de son champ de vision (Chattopadhyay et al 1996, Galaskiewiscz et Burt, 1991, 1992, Geleknanycz 1994, Balkundi et Harrison 2006).

L’entourage proche du dirigeant, « ceux qui vivent dans la familiarité », ne dépend pas des liens hiérarchiques ou organisationnels, mais intervient de façon critique sur son champ de vision et directement ou indirectement sur comme filtres de sa rationalité. Bournois et Melkonian décrivent son rôle selon quatre grands axes : le soutien moral, la source de

diversité, de relais d’information, et le soutien politique. Ils rappellent le rôle essentiel de

ce cercle dans l’équilibre personnel face à la solitude du dirigeant et sa capacité à prendre du recul. La diversité de cet entourage, et sa capacité à activer des liens dits faibles, devient un élément constitutif de la richesse conceptuelle et cognitive auquel le dirigeant a accès pour dépasser sa rationalité limitée, ce d’autant plus qu’il est confronté à une situation de sous ou de surinformation, et donc à ses propres limites cognitives. L’entourage du dirigeant constitue ainsi une part d’irrationnel, particulièrement délicate à objectiver au cours des processus de sélection, des « champs cognitifs » mobilisables par le futur dirigeant.

2.4.3 Le réseau du dirigeant, attribut individuel et ressource organisationnelle

A la croisée de perspectives micro- (l’individu), meso- (l’entourage) et macroscopiques (l’écosystème organisationnel), l’activation de réseaux stimule et entretient le capital social, transcendant les structures formelles, créant des sources polymorphes de pouvoir, formant

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Le réseau du dirigeant, par essence personnel et individuel, peut constituer ou renforcer un avantage concurrentiel pour l’entreprise, et sa mesure pourrait trouver une place pertinente dans les processus de sélection. Les rares études s’intéressant aux incitations organisationnelles à la construction de réseaux, comme celles de Clark et Collins, montrent l’impact positif de l’élargissement des réseaux de la top management team, son effet sur les performances de l’entreprise, et l’avantage apporté par la prise en compte volontariste du sujet du développement des réseaux. L’activité au sein de structures de gouvernance externes apporte des sources d’information et de pouvoir additionnelles pour l’organisation, via des réseaux élargis par le biais des personnes et des profils marginaux sécants pour l’entreprise (Useem, Tushman & Romanelli, 1983, Aldrich & Herker, 1977). Les liens faibles véhiculent une information hétérophile, stimulant entrepreneuriat et nourrissant le potentiel de solutions créatives, stimulant l’intelligence collective et l’integrative thinking à l’échelle de l’écosystème industriel ou organisationnel.

La fréquence et l’intensité des « interlocks » entre les entreprises maintient la cohésion sociale au sein d’un système restreint, plus qu’il ne procède d’une véritable volonté des entreprises à former des liens entre les organisations (Mizruchi). Koenig et ses collègues décrivent aux États- Unis un « réseau, stable, complexe et très ancré d’interconnections entre les entreprises », supposé favoriser la connexion entre élites (Burris, 2005) dans la coordination des actions politiques.

Les réseaux des dirigeants en place constituent une ressource rare, différentiante et onéreuse. Pourtant les entreprises ne pilotent que rarement le développement ou l’entretien des

réseaux de façon délibérée, et les recruteurs n’en font pas un point critique des critères de

sélection pour la plupart des dirigeants. Bournois et all rapportent que sur les 84 CEO d’entreprises technologiques qu’ils ont interviewés, le développement des réseaux n’est pas évalué dans la performance des dirigeants, bien que la plupart reconnaissent l’importance des réseaux pour l’entreprise. La sélection des dirigeants, selon une logique utilitariste, gagnerait à prendre en compte dans les processus de sélection, la capacité à créer, entretenir et élargir

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Une population particulière de dirigeants échappe en grande partie à cette dimension du rôle des réseaux, ou du moins l’exploite différemment et moins intensément. Cette population est une fraction parfaitement circonscrite : ce sont les 5 à 15% de dirigeants féminins.

2.5

L’irrationnel dans les processus de sélection des dirigeantes

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