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3.4 L’influence de la notion de dirigeant sur la gestion des dirigeants et futurs dirigeants : illustrations

3.4.3 General Electric : Airplane interviews

De ce point de vue, une anecdote est devenue légendaire dans les décennies 80 et 90. Jack Welch devient le dirigeant de General Electric au moment où le conglomérat se transforme en parangon de la « Shareholder value theory ». Welch a eu l’habileté d’être à la fois un serviteur de la valeur actionnariale comme seul juge de bonne gouvernance, et en même temps un promoteur particulièrement innovant et conceptuel d’une dirigeance très professionnalisée, codifiée et affirmée.

Homme complexe s’évertuant à passer pour primaire, brutal et intuitif, il a toujours utilisé un métalangage phatique, navigant entre une affirmation faciale forte de la valeur actionnariale comme seul repère valable du dirigeant et en réalité des messages subliminaux de valorisation des dirigeants salariés.

Ainsi Welch a-t-il réinstallé l’importance de l’Université GE ; alors que Noel Tichy, jeune professeur du MIT sollicitait deux heures de son temps pour se faire expliquer le mode de management du nouveau patron de GE, Welch lui proposa plutôt de travailler « au moins deux ans » à ses côtés, avec la liberté absolue de développer l’Université GE de Crottonville. Il fallait que les dirigeants de GE bénéficient de leur école, leur identité et, en réalité leur dignité alors même que la pression de l’actionnaire était en train de la nier.

Welch lui-même raconta comment il avait été choisi comme dirigeant de GE, accentuant tous les contrastes : son prédécesseur, Reg Jones, était à l’origine un comptable austère, cinquième dirigeant de GE en 120 ans d’existence - un rationnel absolu, sceptique et précautionneux -. Quand vint l’heure de sa succession, il demanda une liste de noms possibles à son DRH. Celui- ci revint avec 12 noms, patrons des grandes unités de GE. Il ajouta au dernier moment le nom

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

du jeune patron d’une petite unité, Jack Welch. Puis il suggéra un processus long

d’évaluation, d’observation, d’élimination progressive mais discrète. Jones rejeta le

processus et demanda à rencontrer chaque candidat cinq minutes. A tous, il posa la même question, celle qui lui avait été posée par son prédécesseur : « Vous et moi sommes dans un même avion, qui s’écrase. Voici une liste de 12 noms (13 moins celui de l’interviewé). Qui choisissez-vous pour diriger GE ? ».

Tous donnèrent un nom autre que le leur, dégageant un consensus par vote tacite. Seul Welch répondit : « moi ». Alors que Jones s’évertuait à lui expliquer qu’il n’avait pas compris les données du problème, Welch l’interrompit et lui dit fermement : « Écoutez Reg, j’ai parfaitement compris votre question. Mais si on s’écrase, vous ferez ce que vous voudrez, mais moi je trouverai toujours un moyen de sortir de cette carlingue et d’aller diriger GE ». Que faut-il comprendre de l’anecdote romancée des « airplane interviews », particulièrement éclairante pour le sujet de cette thèse ? Welch, à travers ce narratif, inscrit les messages suivants dans l’inconscient des actionnaires et des managers :

- Le choix d’un dirigeant reste un rite magique, indépendant de l’analyse objective d’une performance

- Une personne seule est déterminante dans le choix final

- Être dirigeant résulte d’une volonté, non d’une sélection automatique

- L’une des caractéristiques attendues d’un dirigeant est la capacité de distorsion de la réalité, dont Steve Jobs habillera sa propre légende.

Indirectement, Jack Welch indique qu’il faut préférer une démarche constructiviste à une démarche déductive dans le choix des futurs dirigeants, notamment pour s’affranchir de la continuité du passé.

En France, le passé, ou son héritage, semble – irrationnellement- être l’un des paramètres de sélection des dirigeants. Le profil-type du dirigeant ne semble pas, ou peu, avoir évolué en miroir des transformations des systèmes qui l’ont généré. Le capital social des futurs dirigeants

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façonne les probabilités d’atteindre les plus hauts niveaux de direction, bien en amont de l’entrée dans le monde professionnel. L’homogénéité et la cohésion du groupe écartent la cooptation de profils nouveaux ou différents, et notamment la population des futures dirigeantes.

Parallèlement, les systèmes rationnels en place ne semblent pas efficaces ou pas adaptés : Il est vain, sans connaissance fine des jeux de pouvoir dans l’entreprise, de vouloir prédire qui du board ou du dirigeant sélectionne l’autre, en dépit de l’encadrement juridique

établi. Les jeux d’interaction dans la Top Management team et les systèmes gouvernance-

dirigeance modulent le résultat des rationalités procédurales. La circonscription du groupe

des dirigeants dépend des contextes organisationnels voire des points de vue individuels,

échappant à une définition univoque si ce n’est celle de la « convention commune ». Les

compétences d’influence, de création et de maintien des réseaux semblent clés pour le

dirigeant, tout en n’étant pas directement valorisées dans les processus de sélection.

Ces processus participent d’un système complexe au sein duquel les décideurs sont à la fois

agents et acteurs. Un des enjeux de ce système est celui des critères affirmés ou tacites,

conscients ou inconscients, de l’inclusion. Les acteurs du système sont liés par un « degré d’adéquation » particulièrement élevé et entrent en rapport d’affinité élective (Goethe, Weber) ; ils s’adaptent ou s’assimilent réciproquement, sans que la nature du lien ne permette de déterminer rationnellement d’antécédents ou de conséquences à la relation. La sélection se

construit bien en fonction des interactions et contingences intéressant l’acteur, les systèmes,

et leurs interactions.

C’est la logique de l’enjeu, de la finalité wébérienne, le telos, et la logique culturelle, qui semblent prévaloir, dans la sélection des futurs dirigeants, sur une logique de valeur utilitariste ou de raison pure, comme le décrit Morin (2010), relevant « moins d’un besoin technique à augmenter la production de l’entreprise que de dimensions sociales et symboliques, ou de représentations propres aux acteurs qui les pratiquent ».

Les processus de sélection des dirigeants sont en quête d’un idéaltype implicite, fabriqué et/ou entretenu par les critères d’inclusion dans le groupe social, et dont à la fois la construction

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« conceptuelle » et la mise en œuvre au cours de la sélection, relèvent d’une combinaison fine de rationalités limitées, plus ou moins partagées.

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4. L’

IRRATIONALITE LIMITEE DANS LES PROCESSUS DE

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