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3.1.1 La gouvernance française : une évolution historique à contre-courant

En 1910, peu après son insuccès aux élections législatives, Paul Doumer devient à 53 ans le Président du Conseil d’administration de la Compagnie Générale d’Électricité. L’année suivante, il est président de l’Union minière et métallurgique de Russie. Il deviendra par la suite Sénateur de la Corse (1912), ministre des finances (1895, 1921 et 1926). A chaque transition, il démissionne de son mandat d’administrateur, sans être remplacé, pour reprendre son mandat sans plus de formalités à son retour. De nombreux exemples célèbres comme celui de Doumer montrent la forte tolérance historique française pour l’intégration des parcours politiques et administratifs d’entreprise. L’encadrement législatif imprécis de l’administration d’entreprise18 autorisait diverses combinaisons de dirigeance et/ou de gouvernance

d’entreprise, permettant l’administration des sociétés par « un ou plusieurs mandataires, révocables, salariés ou gratuits, pris parmi les associés ». L’évolution initiée par le gouvernement de Vichy en 1940 encouragea à mettre entre des mains uniques les titres de Directeur Général et de Président.

Appliquée sans empressement, cette loi conduisit les directeurs généraux à reprendre les présidences de leurs entreprises, le plus souvent suite au départ en retraite ou décès des présidents en poste, et, de façon paradoxale, à constituer un corpus de Présidents-Directeurs généraux tout-puissants, au moment-même où les applications de la théorie de l’agence amenaient la plupart des entreprises américaines à scinder le pouvoir et renforcer les moyens de contrôle envers les « agents ».

Les bonnes pratiques de gouvernance ont émergé comme un sujet de préoccupation grandissant avec l’entrée massive de capitaux étrangers à la bourse française dans les années 90, au cours d’une période marquée par une succession de scandales hautement médiatisés, impliquant

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

souvent des individus proches de l’état, dont la visibilité renforçait l’attention, et appelait à la réforme des pratiques de gouvernance.

A la fin des années 90, la France adopte la séparation gouvernance-dirigeance avec la lenteur d’un système alourdi par l’empreinte bureaucratique ; cette transition, pour les géants français, s’accompagne de grandes disparités dans la mise en œuvre, en lien avec la diversité des situations actionnariales et historiques.

3.1.2 La dirigeance et la théorie de l’agence : le dirigeant-agent

Le concept de dirigeance a permis d’ouvrir une compréhension distincte de la notion de dirigeant, en particulier au regard du cadre formel, légal ou économique formaté par la théorie de l’agence. Il est intéressant de noter que ce concept de dirigeance a émergé en même temps que la théorie de l’agence retrouvait des couleurs pour soutenir les thèses de l’école autrichienne de Chicago (Friedman Ayek), autrement popularisées sous le nom de « Shareholder value theory ».

Deux contributions principales ont permis d’infléchir le droit des sociétés (anonymes) dans le sens de la « Shareholder value theory » : les rapports Viénot I et II (1995, 1999) et le rapport Bouton (2002), successeurs l’un de l’autre à la tête de la Société Générale, tous les deux traitant de la « bonne gouvernance », renforcés par des initiatives multiples et « codes de bonne conduite ».

Les propositions des rapports Vienot et Bouton répondaient à deux intérêts combinés : accompagner l’évolution de la gouvernance de groupes français côtés jusqu’alors perméables à l’influence directe ou indirecte de l’état, et préparer ces grands groupes à une ouverture à des capitaux étrangers dans des règles de gouvernance plus conformes au libéralisme mondial et aux règles anglo-saxonnes de contrôle actionnarial.

La conséquence était limpide : les dirigeants des sociétés anonymes ne devaient être que les agents des actionnaires. Là où des capitaines d’industrie charismatiques pouvaient jusqu’alors constituer des tours de table à leur main et diriger durablement des entreprises qu’ils ne possédaient pas, il était l’heure de rendre le contrôle du management à l’actionnaire, en particulier pour en attirer de nouveaux. Cela redéfinissait sensiblement le rôle, la fonction et

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les limites du pouvoir des dirigeants – c’est dans ce contexte que le travail sur la dirigeance, peut-être au-delà même de l’intention de ses initiateurs, devenait nécessaire pour rendre une visibilité perdue à des dirigeants dont la fonction et le statut se normalisaient différemment. Au début du vingt-et-unième siècle en France, les structures de gouvernance sont organisées majoritairement sous forme moniste (Société à Conseil d’administration au sens strict), et pour un peu moins de 30% d’entre elles sous forme dualiste (Conseil de surveillance pour les sociétés à directoire), modèles respectivement proches du modèle du board anglais, et du Vorstand /Aufsichtsrat allemand. Les sociétés cotées peuvent également retenir le statut de la commandite par actions, dirigée par un ou plusieurs gérants sous le contrôle d’un conseil de surveillance.

En pratique, la séparation reste incomplète. Les sociétés françaises qui ont choisi la forme duale avec conseil de surveillance, ou la séparation des fonctions de Directeur Général et présidents dans la forme moniste représentent respectivement 64 et 68 % en 2012, contre une valeur approchant les 30% en 1992. Cette tendance reste plus discrète dans les sociétés géantes : à l’été 2017, sur les 40 entreprises du CAC 40, 26 dirigeants occupent les fonctions de Président Directeur Général.

Alors que les évolutions encadrées par les rapports, législations et jurisprudences de la fin du vingtième siècle actent la distinction souhaitable entre gouvernants et dirigeants, le cadre juridique français maintient un certain flou, mêlant gouvernance et dirigeance dans la nomination des mandataires sociaux19. Dans les entreprises à conseil de surveillance, ce sont

les membres du directoire, ainsi que tous ceux qui en ont « le statut et les attributs » qui sont considérés comme dirigeants.

19 Agents ayant le pouvoir juridique d’engager la société en lieu et place des actionnaires : dans les sociétés à conseil d’administration, le président du conseil d’administration, le directeur général et son directeur délégué

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