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SELECTION DES DIRIGEANTS

4.4 La décision de sélection par des acteurs à la rationalité limitée

4.4.1 Le jeu des filtres individuels de l’acteur

Les ambitions, les buts, et objectifs conscients et inconscients des acteurs de la décision affectent le choix de deux façons au moins (March 1991, Simon & March 1958) : ils impactent la recherche (directement ou par le biais de la motivation) et donc la performance. La recherche d’information pour nourrir une décision donnée est interrompue quand l’alternative identifiée est satisfaisante. Et non nécessairement maximale.

Si la dimension de « filtrage » cognitif de l’information a été largement décrite, un élément est moins souvent pris en compte dans les processus de sélection : l’influence de l’expérience

passée sur le niveau d’aspiration.

L’expérience et les résultats passés façonnent le niveau d’aspiration dans la prise de décision : on sait que les succès passés éloignent les aspirations des objectifs, les échecs les rapprochent. Les succès passés renforcent la tendance à la prise de risque, en lien avec certaines caractéristiques psychologiques (locus d’attribution interne), mais également en fonction de l’humeur du présent (Johnson & Tversky, 1983 ; Nygren, Isen, Taylor, & Dulin, 1996). Synthétiquement, Lerner et Keltner, Bell (1982, 1985). Ces différences dans le style de prise de décision sont considérées comme le reflet d’une adaptation naturelle de la pensée aux besoins de la situation rencontrée, et notamment en fonction de l’état affectif du sujet (Schwarz, 1990). Loomes et Sugden (1986) ont suggéré que la motivation naturelle façonne la prise de décision pour limiter l’expérience de regret ou de déception. Cela sous-tend que

l’expérience passée et son niveau de succès constituent une « ancre » de performance « espérée » pour le futur, ce qui peut nourrir la réflexion quant à une part d’irrationnel dans

les processus de sélection de deux façons :

1/ La prise de recul des recruteurs sur leurs succès ou échecs comme filtres de leur décision (« la dernière fois que j’ai sélectionné un gadzarts, ça a été une catastrophe »),

2/ L’analyse des expériences passées des candidats à la sélection comme « ancres » de performance future.

Les neurosciences, sous l’impulsion des recherches de Damasio, ont confirmé les aspects endogènes et inconscients (« émotionnels et irrationnels ») des biais issus des apprentissages

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

antérieurs, par la théorie des marqueurs somatiques. Zeelenberg et son groupe de recherche rappellent que le fondement de ces modèles est que « les émotions futures sont prises en compte dans la détermination de l’utilité attendue de chaque scénario ». Les scenarii, représentés aux étages cortical et sub-cortical, donnent lieu à une association des options comportementales à une sensation d’aversion ou au contraire de désirabilité. C’est l’instinct « viscéral », la conviction profonde, qui conduit à une décision au bénéfice de l’option “avantageuse” sans

perception consciente de l’aversion ou du désir physiologique.

L’influence des émotions ne se fait pas seulement « à la surface » et en phase finale de la décision ; elle influence la construction mentale des options et l’ensemble du processus de décision: Luce, Bettman, et Payne (1997, p. 384) ont ainsi observé que « la prise de décision évolue lorsque les émotions négatives l’environnent, devenant plus détaillée, procédant préférentiellement de l’examen d’un attribut à la fois », plutôt que d’une démarche holistique ou globale, et notamment en fonction de l’état affectif du sujet (Schwarz, 1990). Les recherches de Todd suggèrent que face à une décision complexe, les individus s’appuient fréquemment sur des inférences, décidant hâtivement, sans processus effectif de délibération.

Ainsi, la décision individuelle ne peut être considérée comme « objective », et les processus de sélection sont en principe en place pour « dé-biaiser » cette lecture des candidatures ou potentiels.

Mais dans la perspective de la décision collective, s’ajoute la complexité du conflit ou de la congruence des intérêts et calculs individuels. Les objectifs individuels sont liés aux valeurs des différents participants (March 1962, Olson 1965, Taylor 1975). Ces préférences individuelles sont parfois floues, et évoluent dans le temps, au moins par le biais des actions entreprises, et d’autant plus que la situation est ambiguë ou que les attentes sont mal définies ou inconsistantes (March 1977, Sebora & Kesner 1996, Crozier & Friedberg 1977). Au final,

les préférences sont découvertes et assumées, ou post rationalisées, plus qu’elles ne sont réellement anticipées.

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

Sur un plan plus psychologique, Kets de Vries décrit les collusions qui se produisent à l’insu de la conscience, et forment des patterns prédéfinis et répétitifs d’interaction, portées par des formes d’identification projectives mutuelles, issues de peurs inconscientes, d’expériences de relations conflictuelles ou dysfonctionnelles antérieures. Dans ces relations, celui qui ne « joue » pas le rôle que l’on veut lui voir jouer ne conserve pas sa position. Le contrat qui se met en place de façon progressive, insidieuse, le plus souvent à l’insu de la pleine conscience de ses acteurs, mène à une situation de rigidité relationnelle dont les règles deviennent de plus en plus inflexibles. Dans ces jeux d’acteurs, aucune place n’est laissée à la construction créative, au progrès ou à l’évolution des rôles ou des individus.

L’irrationalité majeure de la situation est que ces jeux sont liés à des éléments de la vie personnelle précoce, et imposent une vision non objective à des individus parfaitement compétents par ailleurs. Les acteurs ne voient pas leur relation avec objectivité, et ne peuvent identifier les voies de résolution. Les arrangements collusifs génèrent un haut niveau de stress chez les dirigeants, et sont contagieux dans l’organisation ; de l’extérieur, certains identifieront des acteurs victimes, ou des bourreaux ; cependant chaque acteur est en recherche de satisfaction de ses besoins psychologiques, sous dépendance d’une part « irrationnelle » de son fonctionnement mental, produisant des comportements qualifiés par les psychologues de « survie » ou de « non coping ».

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