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Dans un marché globalisé, on peut s’attendre à observer des carrières de dirigeants de plus en plus internationales, marquées par la constitution de réseaux affranchis des frontières géographiques, s’articulant autour de fonctions, d’industries ou de groupes d’intérêts communs. Cette rationalité ne se vérifie pas : les dirigeants apparaissent comme des ressources « locales », les cercles d’influence se montrant peu perméables aux connections internationales.

2.3.1 Le dirigeant, une ressource essentiellement locale

L’échec des diverses études ayant cherché à identifier des formes d’élites mondiales semble appuyer l’hypothèse d’un ancrage « local », nationalement spécifique, des réseaux d’élite. Le profil d’exposition internationale des dirigeants fait apparaître des profils très différents10 :

- Un profil « national », prédominant par exemple en Chine ou en Inde, où une large majorité des membres de comités exécutifs n’ont pas d’expérience internationale significative.

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

- Un profil plus « international », particulièrement dans les entreprises américaines, allemandes ou françaises, où des séries d’expatriations11 précèdent la prise de fonctions

exécutives globales. On rencontre plus rarement des dirigeants non natifs du pays d’exercice.

Les dirigeants « réellement » globaux sont l’exception, exerçant dans des entreprises massivement globalisées, comme Procter & Gamble, même si la tendance est à leur développement. Dans le cas des hauts dirigeants français, l’internationalisation n’apparait

pas comme un atout majeur : les rares études cherchant à mesurer son impact tendent à

montrer une forme de marginalisation de ces dirigeants, qui siègent moins fréquemment dans les organes de gouvernance (Joly 2007, Comet et Finez 2010). Si 28% des dirigeants étudiés par Joly (Dirigeants des Top 200) sont de nationalité étrangère (78% chez Arcelor Mittal), les « véritables patrons » de ces entreprises, les « numéros un », restent français à 86%. Les interviews auprès des managers relatées dans La Prouesse française, en 2017, confirment cette relative fermeture des réseaux français aux managers internationaux, réseaux plus attachés aux identités d’alumni que d’ « organisatiens ».

2.3.2 Les dirigeants, résultat d’une définition identitaire culturelle

Les différences dans les systèmes de sélection des dirigeants trouvent leurs racines dans l’inconscient sociétal de ce qu’est un « bon » dirigeant. L’histoire et la répartition de la puissance industrielle d’un pays façonnent durablement l’idéaltype du corps dirigeant : ce qui pourrait être un choix rationnel de sélection relève en partie de « l’encastrement du processus de pensée dans le contexte social et institutionnel » (North 2005). Le groupe des dirigeants français constitue une classe sociale homogène, illustrant la survivance de deux facteurs historiques : l’élitisme scolaire, et la reproduction sociale. La persistance de l’hégémonie des très grandes écoles dans un environnement économique privatisé et internationalisé illustre, et/ou génère, l’absence de transformation des élites économiques.

11 On peut relever l’exception de quelques très grandes entreprises comme P&G ou Arcelor-Mittal qui se démarquent notamment par l’internationalisation de leurs Comex.

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

La massification de l’enseignement supérieur, la multiplication et la professionnalisation des filières de formation, l’arrivée massive de femmes éduquées sur le marché du travail, l’internationalisation puis la globalisation des activités, les nouvelles technologies, auraient pu favoriser la diversification des parcours scolaires au sein de la nouvelle génération de dirigeants.

Pourtant, trois écoles fournissent toujours à elles-seules la moitié des dirigeants français, alors qu’elles représentent des promotions cumulées de moins de 1000 élèves par an, pour une classe d’âge d’environ huit-cent mille personnes : une identification aussi précoce que sélective, de « l’élite économique », immuable malgré les bouleversements profonds du contexte qui l’a

engendré. La tradition centralisatrice, bureaucratique et élitiste de l’état français a imprimé un

habitus durable dans les pratiques de sélection des dirigeants du secteur privé, et la dynamique de privatisation massive des entreprises étatiques a déplacé les élites économiques vers le monde des affaires sans assurer leur renouvellement.

Depuis l’engouement initial pour le sujet dans les années 1970-1980, la question de la reproduction des élites en France se pose avec régularité mais sans passion dans l’espace public, témoignage d’une pensée commune conventionnaliste, et d’un état de fait collectivement perçu comme « normal » ou « rationnel ».

Le sujet de la sélection des dirigeants rejoint alors celui du recrutement dans les écoles d’élite12.

La sélection s’effectue tôt pour les futurs « patrons » français. Et bien en amont des concours aux grandes écoles, diverses études comme l’étude PISA montrent, en France, le très fort

impact de l’origine socio-économique, expliquant, très tôt dans la scolarité, 20% de la

performance en sciences, l’un des plus élevés au niveau mondial (moyenne OCDE 13%). Comme le soulignait Bourdieu, le système scolaire produit d’abord une hiérarchie sociale. En 2000, Bournois et Roussillon écrivaient qu’ « A l’extrême, on peut dire que l’élite managériale française est sélectionnée à partir de l’âge de quinze ans par le système éducatif

12 Le recrutement social de l'élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 - Michel Euriat, Claude Thelot, Revue française de sociologie, 1995

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

(…) ». « L’Atout carrière » n’est pas indépendant de « l’Atout capital ». Les patrons d’État, « ces patrons placés à la tête des grandes entreprises liées à l’État » (Bourdieu et Saint-Martin) représentaient 42% dans l’échantillon de Joly (CAC 40, fin 2007) ; issus de familles aisées, à 70% diplômés des grands corps de l’état, ils sont restés longtemps les symboles de l’élitisme français. Pour Comet et Finez, il semble que seule la logique capitalistique fasse une réelle

différence dans l’appartenance des dirigeants au « cœur de l’élite ». Cette dynamique était

préfigurée par les travaux de Bourdieu, écartant la notion « d’élite » au profit de celle de « classe dominante », issues d’un processus à la fermeture sociale commune, lesdiplômes d’élite des uns remplaçant les privilèges de naissance des autres (Joly, 2007).

Le cas français n’est pas isolé, même s’il tend à sélectionner une élite particulièrement circonscrite (Baudelot & Establet, 2009). Si le système des grandes écoles français est unique, à l’échelle internationale ce sont également les enfants de l’élite sociale qui accèdent aux postes de direction des entreprises, l’accès aux formations de prestige étant contraint par les ressources financières, culturelles et sociales. Le constat est similaire en Allemagne, où le poids de l’histoire a conduit à une grande méfiance vis-à-vis de la notion même d’élite : 87% des dirigeants allemands proviennent de l’élite sociale. L’origine sociale et l’habitus de classe y jouent le même rôle qu’en France, malgré la diversité des formations des dirigeants en place, le recours plus fréquent à la délégation de la sélection aux acteurs externes, et l’absence d’institutionnalisation du capital culturel si prégnant dans le système français.

En Angleterre ou aux États-Unis, les diplômes et formations privées restent peu accessibles aux classes sociales les moins favorisées13. En 2017, les travaux de Chetty à Stanford,

réaffirment l’impact de la classe sociale pour l’accès à l’éducation d’élite, et la pérennisation de la stratification sociétale, au sein de l’Ivy league américaine, ou des collèges d’élite anglais.

JUMELLE-PAULET Delphine | Thèse de doctorat | Décembre 2018

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