• Aucun résultat trouvé

Section III. L’aire culturelle d’origine des biens culturels juridiquement contrariée

A. Une convergence d’idées

1. Quatremère de Quincy et la théorie du contexte

Dès les années 1790, en réaction aux transferts de propriété d’œuvre d’art des états européens vers Paris, une certaine élite remit en question à la fois le droit de conquête et la recontextualisation idéologique en France des œuvres saisies. Rapidement ces condamnations contribuèrent à théoriser la notion de contexte historique des œuvres d’art. Autant de réflexions qui constituent la genèse intellectuelle des futurs principes de conservation in situ, de préservation des sites, de restauration mais également de restitution. La prise de conscience semble débuter à la fin du XVIIIe siècle, lorsque le 29 Thermidor An IV (16 août 1796) cinquante artistes inquiets des déplacements massifs d’œuvres d’art de Rome vers Paris adressèrent une vibrante pétition au Directoire, dans laquelle deux critiques majeures étaient formulées contre la politique de transfert des objets d’art :

« L’amour des arts, le désir de conserver leurs chefs-d’œuvre à l’admiration de tous les peuples, un intérêt commun à cette grande famille d’artistes répandus sur tous les points du globe, sont les motifs de notre démarche auprès de vous. Nous craignons que cet enthousiasme qui nous passionne pour les productions du génie n’égare sur leurs véritables intérêts même les amis les plus ardents ; et nous venons vous prier de peser avec maturité cette importante question de savoir s’il est utile à la France, s’il est avantageux aux arts et aux artistes en général de déplacer de Rome les monuments d’Antiquité et les chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture qui composent les galeries et musées de cette capitale des arts.

Nous ne nous permettrons aucune réflexion à ce sujet déjà soumis à l’opinion publique par de savantes discussions ; nous nous bornerons à demander, Citoyens Directeurs, qu’avant de rien déplacer de Rome, une commission formée par un certain nombre d’artistes et de gens de lettres, nommés par l’Institut national, en partie dans son sein et en partie en dehors, soit chargée de vous faire un rapport général à ce sujet.

C’est d’après ce rapport, où toutes les considérations seront discutées et pesées avec cette masse de réflexions et de lumières indispensables au développement d’un sujet si grand et si digne de vous, que vous prononcerez sur le sort des beaux- arts dans les générations futures.

Oui, l’arrêté que vous prendrez va fixer à jamais leur destin, n’en doutez point ; et c’est ainsi que pour former les couronnes destinées à nos légions triomphantes, vous saurez unir les lauriers d’Apollon aux palmes de la Victoire, et aux rameaux si désirés de l’arbre de la paix. »402

Selon Édouard Pommier l’armée républicaine « méconnaît, d’une part, le caractère “identitaire” des collections de l’Italie, qui sont aussi symboliques pour ce pays que l’arbre de la liberté pour la France ; d’autre part elle risque “d’attacher à l’avenir les monuments des arts au char de la victoire” »403. Dès le début des saisies révolutionnaires404 les deux thèmes majeurs opposés à l’attitude du Directoire, la décontextualisation et le ius pradae, étaient ainsi dénoncés. En août 1794 déjà, le discours officiel qui voulait que la France soit le dernier domicile des œuvres d’art rendues à leur véritable patrie, était mis en doute dans un article de la Décade du 20 brumaire an III (10 novembre 1794). L’auteur de l’article reprenait les réflexions de Johann Georg Förster, ancien bibliothécaire de l’Université de Mayence, qui s’était interrogé en ces termes à propos des tableaux de Rubens récemment transportés à Paris : « La Descente de croix et les deux autres grands tableaux peints sur bois, qui nous sont arrivés de Belgique avec des frais énormes, n’ont-ils pas plus perdu à leur déplacement que nous n’y avons gagné ? » Et d’ajouter peu plus loin : « Ces trois tableaux et ceux du même

402Pétititon signée : P. VALENCIENNE, peintre ; L. DUFOURNY, architecte ; PUF, sculpteur ; LEBARBIER LAÎNÉ,

peintre ; L.-F. CASSAS, peintre ; QUATREMÈRE DE QUINCY ; FONTAINE, architecte ; PERCIER, architecte ; PERRIN, peintre ; LEVASSEUR, graveur ; TASSY, peintre ; PUF, peintre ; MOREAU ; L. MOREAU, dessinateur ; BATAILLE, architecte ; LESUEUR, sculpteur ; PAJOU, sculpteur ; DAVID, peintre ; SUVÉE, peintre ; BERRUER, sculpteur ; PEYRON, peintre ; DÉSORIA, peintre ; COLAS, architecte ; VIEN, peintre ; DENON, graveuretdessinateur ; LANGE, sculpteur ; FORTIN, sculpteur ; MOLINOS, architecte ; GIRODET, peintre ; GIZORS, architecte ; DUMONT, sculpteur ; MEYNIER, peintre ; BOIZOT, peintre ; MICHALON, peintre ; BENCE, peintre ; CHANCOURTOIS, peintre ; LEMPEREUR, graveur ; SOUFFLOT, architecte ; MASSON, sculpteur ; JULIEN, sculpteur ; AUBOURG, graveur ; VINCENT, peintre ; ROLAND, sculpteur ; LEMONNIER, peintre ; DESROCHES, peintre ; ESPERCIEUX, sculpteur ; DEJOUX, sculpteur ; CLERISSEAU, peintre et architecte.On peut trouver la pétition dans l’ouvrage de Charles SAUNIER, Les conquêtes artistiques de la révolution et de l'empire..., op. cit., p. 48-49,ainsi que dans, QUATREMÈRE DE QUINCY, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie(1796),Introduction et notes par Édouard POMMIER..., op. cit., p. 141-142.

403ÉdouardPOMMIER, « Réflexions sur le problème desrestitutions d’œuvres d’art en 1814-1815 », dans

Dominique-Vivant DENON. L’œil de Napoléon..., op. cit., p. 255. Sur la problématique du contexte voir les

travaux d’Édouard Pommier.

404Édouard POMMIER,« Le goût de la République », dans Ideologia e patrimonio storico culturale nell’età

rivoluzionaria e napoleonica. A proposito del trattato di Tolentino, colloque de Tolentino (1997), Rome, 1997, p. 7-38.Voir également les travaux de Ferdinand Boyer.

genre que l’on y pourra prendre encore, ne perdent-ils pas trop de leur prix en quittant les temples consacrés à l’être souffrant qu’ils représentent, et la nation crédule pour qui cet être est encore un dieu ? » La polémique de 1796 sur le déplacement des œuvres d’art débutait là405.Durant l’été 1796 ce débat passionné406excita les passions, entre les tentations idéologiques de la Révolution et les récentes idées néoclassiques. Depuis le baron Caylus et surtout Winckelmann407, dès les années 1760-1780 le néoclassicisme avait proposé un retour à l’Antique dans son acception esthétique et surtout historique408. Ceux qui s’en faisaient les chantres409 réfutaient autoritairement les transferts d’œuvres d’art. Winckelmann se fit au XVIIIe siècle l’un des premiers porte-parole de ce genre de critiques – même s’il mourut bien avant les premières saisies révolutionnaires –, en n’hésitant pas à utiliser certains auteurs latins, comme Pline et Cicéron qui s’étaient élevés en leur temps contre la pratique du ius

pradae à l’égard des œuvres d’art410. Winckelmann recueillait ainsi la caution de l’Antiquité à l’appui de son programme de préservation des œuvres dans leur contexte historique. Certes,

405Édouard POMMIER, L’art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, 1991, p. 238-239. 406 A propos de la polémique de mai-juillet 1796, idem, p. 403-432.

407 Johann Joachim WINCKELMANN (Stendal, Brandebourg, 1717-Trieste 1768), bibliothécaire, érudit, considéré

comme l’inventeur de l’Histoire de l’art, il publie son premier ouvrage Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture en 1755, puis en 1764 il rédige sa première œuvre majeure, son Histoire de l’art de l’Antiquité, Geschichte der Kunst des Altertums. Sur Winckelmann, on pourra lire en français : ÉdouardPOMMIER,Winckelmann, inventeur de l’histoire de l’art, Paris, 2003, et Winckelmann : la naissance de l’histoire de l’art à l’époque des lumières, Actes du cycle de conférences prononcées à l’auditorium du Louvre du 11 décembre 1989 au 12 février 1990, Édouard POMMIER(dir.), Paris, 1991.

408 « Vers les années 1760, un mouvement de réflexion théorique, illustré en particulier par Winckelmann et

appuyé sur des découvertes archéologiques, aurait donné naissance à un grand mouvement international, révélateur de nouvelles valeurs esthétiques bientôt triomphantes à travers l’Europe pendant deux générations. Les deux traits essentiels de ce courant seraient, d’une part, son caractère normatif (il définirait, par une juste appréciation des lois éternelles du Beau déjà approchées par l’Antiquité classique, des rapports objectifs entre l’art et la réalité) et, d’autre part, son caractère universel (toutes les cultures nationales venant se fondre dans un effort commun d’érudition et d’initiation d’abord, d’interprétation par la suite). »(PierreFRANCASTEL, « Canova dans le néoclassicisme », dans Arte neoclassica : atti del Convegno. Instituto per la collaborazione culturale, Venise 12-14 oct. 1957, Florence, Ed. Léo S. Olschki, 1964, p. 133-144, cit. p. 133.)

409 « Tradition palladienne, purisme académique, sentiment renouvelé du pittoresque des antiquités mieux

connues, l’entrée en scène d’une génération nouvelle introduit aux environs de 1780 un goût nouveau. Pour David, romain de 1775 à 1780, auteur des Horaces en 1785 ; pour Goethe voyageur d’Italie en 1786 ; pour Houdon, portraitiste de Washington en 1787 ; pour Ledoux, inventeur d’une architecture moderne détachée des programmes traditionnels ; pour Chenier, qui fait des vers antiques sur des penseurs nouveaux, le retour à l’antique signifie la conquête d’une personnalité originale et d’une rupture avec les traditions. Un Mengs, authentique représentant du néoclassicisme de 1750, ne s’y trompera pas lorsqu’il saluera David comme l’espoir, le maître de la nouvelle école. » (Idem p. 136-137). Parmi les artistes français concernés par cette question, il n’est qu’à se reporter à la liste des signataires de la pétition du 29 thermidor An IV. A propos des relations entre ces artistes et le néoclassicisme, voir pages suivantes.

en France, le néoclassicisme s’articulait dans son esthétique autour de la Révolution411, mais par son caractère universel il invitait néanmoins tous ceux mus par « l’amour des Arts », à rejoindre cette « République des lettres »412 déliée des frontières politiques où seule était appréciée la contemplation inspirée et érudite de l’œuvre dans l’espace qui lui donnait toute sa signification. Il y avait donc une opposition vive à l’époque entre, d’une part les tenants du contexte idéologique où Paris était perçue comme la nouvelle Rome et où la France devenait la terre d’accueil des chefs-d’œuvre délivrés du despotisme et dès lors transférés, et d’autre part les tenants du contexte historique dont faisaient partis les artistes, architectes et penseurs proches du courant aujourd’hui qualifié néoclassique. Sans contradiction Winckelmann était associé à la vision eschatologique que les révolutionnaires avaient de l’Histoire ; ces derniers ne trahissaient pas Winckelmann mais l’accomplissaient en somme413.

C’est au cœur de cette agitation et en continuateur de l’œuvre de Winckelmann que Quatremère de Quincy rédigea entre janvier et septembre 1796 ses Lettres sur le préjudice

qu’occasionneraient aux arts et à la science, le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation de ses collections, galeries, musées, etc.414 ; il y opposait le contexte historique au contexte idéologique issu de la Révolution.

411 « L’esthétique nouvelle, arme de combat à l’étranger contre la France incarnée dans son aristocratie, allait, en

France même, puisqu’elle contrecarrait cette aristocratie, devenir un instrument de conflit politique. C’est la bourgeoisie qui s’en empara, dans sa lutte pour le pouvoir engagée au XVIIe siècle par les parlements et

aboutissant à la Révolution. Un moyen aisé de discrédit de la classe noble, qu’elle cherchait à évincer, consistait à blâmer son luxe dissolu, les excès qui l’écartaient de la norme en usage dans les classes moyennes : le goût rocaille en était l’image agressive. Rome, et surtout la Rome républicaine, la Rome des origines, donnait, au contraire, l’exemple d’un art accordé à la « vérité » et à la « nature » et dont la sobriété sévère proscrivait le dévergondage de la mode. » (René HUYGHE, Sens et destin de l’art, t. 2, De l’art gothique au XXe siècle, Paris,

1967, p. 184).

412 Ce thème de la « république des lettres » est développé par Quatremère de Quincy dans sa première lettre à

Miranda (Infra) : « En effet, vous le savez, les arts et les sciences forment depuis longtemps en Europe une république, dont les membres, liés entre eux par l’amour et la recherche du beau et du vrai qui sont leur pacte social, tendent beaucoup moins à s’isoler de leurs patries respectives qu’à en rapprocher les intérêts, sous le point de vue si précieux d’une fraternité universelle. » (Quatremère DE QUINCY, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie..., op. cit., p. 88). Sur cette notion, voir Georges GUDSDORF, Le romantisme..., op. cit., p. 288.

413 « Pour les révolutionnaires [...] la liberté a le pouvoir, en quelque sorte magique, d’opérer une résurrection de

l’Antiquité : celle-ci n’est plus, comme pour Winckelmann, exilée dans un passé où elle n’a d’autre vocation que de rester l’objet d’une recherche historique. » (Édouard POMMIER, Winckelmann, inventeur de l’histoire de l’art…, op. cit., p. 275).

414Antoine QUATREMÈRE DE QUINCY,Lettres sur le préjudice qu’occasionneraient aux arts et à la science le

déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation de ses collections, galeries, musées, etc., Paris, Desenne, 1796. Pour une édition récente : cf. Quatremère DE QUINCY, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments..., op. cit. Voir Roland RECHT, Penser le patrimoine. Mise en scène et mise en ordre de l’art..., op. cit., p. 21 s.

Cette problématique s’auréolait alors d’une nouvelle dimension qui transcendait les formes traditionnelles dégagées par Édouard Pommier415. D’après ce dernier, l’idée de contexte est née en Italie où elle se développa de trois façons différentes suivant les espaces concernés. Rome tout d’abord, qui sous l’impulsion du pape Sixte IV, devint la ville contexte dans toute sa globalité en associant la mémoire de l’histoire au Capitole416 et la mémoire de l’art au Belvédère417. Dans le modèle romain les objets étaient magnifiés par un contexte, celui de leur histoire et celui de leur lieu de naissance418. Florence constitue le second type d’espace où la dimension historique moins présente qu’à Rome lui permettait d’accueillir l’art de la Renaissance, ce qui faisait de Florence le contexte de la régénération de l’art419 avec ses propres maîtres, les 19 artistes du Cinquecento420 ; elle était aidée en cela par la place

prépondérante qu’occupaient les Médicis dans les domaines de la politique et des arts421. Ces deux modèles préservaient chacun un art « endogène » et ils se référaient pour l’un, à l’histoire de l’Antiquité422 et pour l’autre à celle de la résurgence des arts. Le troisième

415 Édouard POMMIER,« Présentation historique de la problématique du contexte, XVe-XVIIIe siècle », dans

Patrimoine, Temps, Espace. Patrimoine en place Patrimoine déplacé..., op. cit., p. 17-46.

416 « Le contexte n’est pas une création artificielle, une invention tirée du néant : il s’agit au contraire d’une

« restitution », c’est-à-dire du retour à un état originaire ; les objets font retour à leur source, le peuple romain. Le contexte, c’est d’abord la reconnaissance d’une histoire. Mais cette histoire, il faut la situer, l’incarner dans un lieu, ou des lieux qui s’emboîtent les uns dans les autres : le palais des Conservateurs, la place et la colline du Capitole, Rome. » (Idem, p. 20).

417 « La deuxième phase du modèle romain se réalise avec la création de la collection du Belvédère. Emergées de

la nuit de l’histoire, dans des conditions que nous connaissons (le Laocoon) ou que nous ignorons, le plus souvent (L’Apollon), les sculptures viennent trouver une place artificielle, mais qui paraît être tellement naturelle, dans une cour que Bramante avait inventée pour servir de transition entre la villa d’Innocent VIII et le palaisdu Vatican. Sur cette colline jadis vouée au culte d’Apollon, dans cette cour transformée par ses fontaines et ses plantations, en une sorte de jardin des Hespérides, les sculptures ne sont pas restituées au peuple romain, mais à tous ceux qui rêvent d’un retour de l’Âge d’or et qui communient dans le culte de la beauté. » (Idem, p. 22). Cette entreprise d’embellissement est une des phases du projet urbain qui tend à faire de Rome la capitale universelle de la chrétienté : l’œuvre d’art participe alors pleinement à la scénographie de l’espace urbain de la même manière qu’avec l’ornatus durant l’Antiquité. Voir Yan THOMAS, « Les ornements, la cité, le patrimoine », Images romaines, t. 9, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1998, p. 263-284.

418 « Du contexte du Capitole, expression de la mémoire de Rome, au contexte du Belvédère, expression de la

mémoire de l’art, c’est Rome, la ville tout entière, qui devient ce contexte global, dont la reconnaissance par l’Europe cultivée va s’avérer un phénomène essentiel jusqu’à l’époque néoclassique. » (Idem, p. 22).

419Idem, p. 26.

420 Du Pérugin à Raphaël, en passant par Cimabue, Giotto et Michel-Ange.

421 Voir à ce propos le catalogue édité à l’occasion de la récente exposition « Marie de Médicis, un

gouvernement par les arts » présentée au château de Blois du 29 novembre 2003 au 28 mars 2004 : Marie de Médicis, un gouvernement par les arts, Paola BASSANI PACHT,ThierryCRÉPIN-LEBLOND,NicolasSAINTE FARE GARNOT et Francesco SOLINAS (dir.), Paris, 2003.

422 Toutefois Rome ne peut pas être réduite à un simple miroir de l’Antiquité. Son rôle de capitale du

Christianisme en fait aussi le lieu où se développe un art religieux à vocation universelle. Il y a donc également une création en parallèle de l’instrumentalisation de l’Antiquité.

modèle était celui de Venise, avec cette fois des objets importés, collectionnés, qui, venant de l’extérieur, étaient assimilés sous le double effet du pouvoir et du rayonnement culturel de la Sérénissime ; ainsi « Venise aussi a droit aux antiques, non en vertu de son histoire, mais en vertu de sa culture »423.

À la fin du XVIIIe siècle le modèle romain trouva son plus ardent défenseur en la personne de Quatremère de Quincy. Durant cette période un contexte nouveau s’invente, idéologique celui-là, forgé par les idées révolutionnaires éprises de symboles et usant sans restriction de la rhétorique républicaine424. C’est donc en réaction aux transferts opérés durant les campagnes d’Italie que Quatremère de Quincy rédigea ses lettres dans lesquelles il opposait le contexte historique au contexte idéologique. On constate une certaine convergence des idées, à l’époque, dans les milieux lettrés. Daunou par exemple, célèbre homme politique et directeur des Archives de 1804 à 1815 puis sous la monarchie de Juillet425, fit également entendre sa voie dans une lettre du 15 avril 1798 où il exprimait ainsi sa pensée :

« Il n’est ni juste, ni politique, de trop multiplier les enlèvements de cette nature. Les patriotes les plus estimables de ce pays ne les voient qu’avec peine et il faut

423Édouard POMMIER, « Présentation historique de la problématique du contexte, XVe-XVIIIe siècle », art. cit., p.

32.

424 « Les saisies d’œuvres d’art à l’étranger ne constituent pas un épiphénomène ni une anecdote dans l’aventure

de la grande Nation : elles sont au cœur même de la pensée en acte de la Révolution. Wicar, Grégoire, Barbier et les autres expriment, souvent avec lyrisme, toujours avec force, dans ce langage pathétique qui est la marque de leur foi engagée, une seule doctrine : je propose de l’appeler celle du « rapatriement » des chefs-d’œuvre de l’humanité. Depuis l’époque heureuse de leur apparition (Athènes au Ve siècle, la Renaissance…), ils ont été victimes d’une sorte d’exil, ils ont été « enfouis » : le despotisme, la corruption, la décadence les ont privés de leur signification : la Révolution leur rend la vie et la parole, en les rassemblant au foyer de la liberté : ils sont, comme le dit admirablement Barbier, le « patrimoine de la liberté ». Il ne s’agit pas d’une spoliation, mais d’un « retour » à leur « domicile » naturel. Leur histoire s’achève à Paris en 1794… » (ÉdouardPOMMIER dans sa préface à Quatremère DE QUINCY, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796)…, op. cit., p. 28). Avec la thématique du patrimoine de la liberté, émerge l’idée que les Lumières doivent dissiper ce que l’obscurantisme religieux à rajouter aux témoignages de l’art. Mais, en définitive, autant Rome a mis l’art au service de la religion, autant la Révolution sert les idéaux républicains, avec cette dimension supplémentaire toutefois, qu’elle se veut l’éclaireur du peuple. Elle est donc une figure de la sécularisation.

425 Les positions de Daunou en la matière s’expliquent également par sa défiance envers Bonaparte (il n’avait pas

soutenu le coup d’État du 18 Brumaire). Il était considéré comme un Jacobin, et un adversaire déclaré du Premier Consul. Toutefois, c’est par ses fonctions à la biblithèque du Panthéon, puis celles d’archiviste aux

Outline

Documents relatifs