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Section III. L’aire culturelle d’origine des biens culturels juridiquement contrariée

A. Une convergence d’idées

2. Byron contre Elgin

moins du domaine de l’art et de la culture que du domaine de la politique. Ce fut par exemple le cas avec les restitutions concordataires qui précédèrent et suivirent le couronnement de Napoléon Ier. Dans le même sens, avec le rétablissement de la monarchie et du culte catholique comme religion d’État lors de la Restauration, des restitutions aux églises et à certaines familles aristocratiques eurent lieu437. La controverse au sujet de la propriété et du contexte des œuvres d’art ne cessa plus dès lors438.

Les témoignages précédents insistent sur l’émergence d’une conscience patrimoniale entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, à la fois en France et à l’étranger ; en Angleterre notamment, où dans le même esprit qu’un Quatremère de Quincy, Byron s’éleva contre les sciages de Lord Elgin439. Il n’y a rien d’étonnant donc à ce qu’un faisceau d’idées converge durant cette période à propos du statut de l’œuvre d’art. Les hommes qui s’agitaient avec passion étaient ceux de la « République des Lettres » ; ils opposaient leur lucidité aux tentations dogmatiques de la Révolution. Ils offrirent ainsi les premiers outils nécessaires à la pérennisation de la notion de contexte et d’espace culturel d’origine des œuvres d’art440.

2. Byron contre Elgin

437 Geneviève BRESC-BAUTIER, « La dispersion des collections du musée des Monuments français... », art. cit., p.

123-142. Voir égalementFerdinandBoyerà propos des redistributions par le gouvernement impérial à Notre- Dame et dans d’autres églises parisiennes, de tableaux saisis comme biens nationaux pendant la Révolution. (« Napoléon et la restitution par les musées du Louvre et de Versailles des œuvres d’art confisquées sous la Révolution », art. cit., p. 65-83). Les choses paraissent moins évidentes en ce qui concerne la satisfaction des réclamations adressées au gouvernement de la Restauration par certaines familles de ci-devant émigrés spoliées. Voir Ferdinand BOYER, « Louis XVIII et la restitution des œuvres d'art confisquées sous la révolution et l'empire », art. cit., p. 201-207.

438 Thomas GAEHTGENS, « Présentation historique de la problématique du contexte, XIXe-XXe siècle », dans

Patrimoine, Temps, Espace. Patrimoine en place patrimoine déplacé..., op. cit., p. 47-65. Voir aussi les intéressantes conclusions de Mona OZOUF, idem, p. 163-168.

439 Cf. paragraphe suivant.

440Dans ce sens Mona Ozouf considère que « la Révolution annonce [...] la victoire intellectuelle des défenseurs

du contexte. D’abord, parce que les textes raffinés font ressortir par contraste la langue de bois de leurs adversaires. Ensuite parce que ceux qui ont épousé la cause de la décontextualisation le font souvent sur le mode honteux ou résigné du “il fallait bien”. Enfin, surtout, parce que[...] ce sont les idées de Quatremère qui s’imposent au long des deux siècles suivants : la sensibilité croissante au monument ancien élit le site et l’état originels, de préférence à la mise au musée ; nous assistons à la dilatation de l’idée de la juste place, à travers des exigences de plus en plus fines et de plus en plus étendues, qui vont de la restauration du monument à la préservation de ses entours jusqu’au problème vertigineux de la reconstruction des ruines anciennes. Et ce sont aussi les idées de Quatremère qu’illustre, pour les archives, le principe du respect des fonds, qui [...] consacre la victoire, sur les contenus des fonds, de leur provenance, une fois encore témoignage de la puissance sur les esprits du lieu originel. » (Mona OZOUF, dansPatrimoine, Temps, Espace. Patrimoine en place patrimoine déplacé…, op. cit., p. 166.)

Lorsque Byron écrivit son Childe Harold’s Pilgrimage441 en 1811, c’en était fini de la réputation de Lord Elgin qui, avant celles du poète, avait déjà subi les attaques mondaines de Payne Knight442 et de la Société des Dilletanti443. Le sort semblait s’acharner sur l’ancien ambassadeur près la Sublime Porte qui, après son divorce et ses ennuis financiers dut batailler pour faire valoir la qualité de ses marbres alors même qu’il avait espéré faire fortune grâce à la vente des gravures tirées des sculptures. Une partie de la noblesse anglaise, composée de mécènes, de collectionneurs et d’érudits, avait forgé depuis plusieurs décennies sa réputation d’esthète sur l’étude des antiquités gréco-romaines et romaines dont émanaient les principales publications sur la théorie de l’art et les principes du goût444. Dès son retour de Grèce, avec ses sculptures grecques Elgin devint donc un fauteur de trouble qui risquait de nuire à l’autorité qu’exerçait sur le goût en Angleterre une puissante organisation sociale, dirigée par Payne Knight445 !

441But most the modern Pict’s ignoble boast,/To rive what Goth, and Turk, and Time hath spared:/Cold as the

crags upon his native coast,/His mind as barren and his heart as hard,/Is he whose head conceived, whose hand prepared,/Aught to displace Athena’s poor remains:/Her sons, too weak the sacred shrine to guard,/Yet felt some portion of their mother’s pain’s,/And never knew, till then, the weight of Despot’s chains. (Lord BYRON, Childe Harold’s Pilgrimage, Ernest Hartley COLERIDGE (éd.),New York, 1966, Chant 2, XII.)Mais l’attaque la plus violente de Byron reste certainement La Malédiction de Minerve écrit le 17 mars 1811, où le poète donne la parole à la déesse : « Que ma gratitude témoigne à qui j’en dois encore:/Sache-le, Alaric et Elgin ont fait le reste./Afin que tous apprennent d’où vint le pillard,/Ces murs qu’il insulta portent son nom honni,/Pallas reconnaissante atteste ainsi la gloire de ce comte:/En bas voici son nom, en haut, voilà ses actes !/Qu’à jamais ici reçoivent honneur pareil/Le monarque des Goths et le noble écossais./Le premier puisa son droit dans la victoire, le second n’en eut aucun,/Mais vola bassement ce qu’avaient gagné de moins barbares,/Quand le lion repousse sa sanglante pâture,/S’en vient rôder le loup, puis l’immonde chacal ;/Eux dévoraient la chair, le sang, les membres,/Lui, pauvre brute, sans péril, n’a que l’os pour pitance. »

442 Aristocrate anglais, Richard Payne Knight était à l’époque l’arbitre du goût chez les connaisseurs d’art

anglais. Philologue reconnu, il était aussi un écrivain apprécié, mais surtout l’auteur d’une Enquête analytique sur les principes du goût, qui fit définitivement autorité auprès des passionnés. Son influence fut dès lors des plus néfastes pour la réputation d’Elgin, lorsqu’il affirma, aussitôt les marbres débarqués en Angleterre, que les sculptures dataient du règne d’Hadrien, ce qui en fit immédiatement aux yeux des connaisseurs des œuvres inférieures. Voir, William St. CLAIR, Lord Elgin, l’homme qui s’empara des marbres du Parthénon, Macula, 1988, p. 176-183.

443 Il s’agissait, à son origine en 1732, d’un club mondain réunissant des gens fortunés. Puis peu à peu, la Société

pris de l’importance pour ne plus recevoir que les personnalités les importantes de l’Eglise et de l’État. La Société des Dilletanti exerçait alors une influence considérable sur le goût des Anglais et faisait des statues italiennes le summum de l’art antique. Au début des années 1800 ses membres suivaient comme un seul homme l’opinion de Payne Knight, ce qui ne laissa aucune chance à Elgin.(Sur cette question,idem, p. 180-183).

444 En 1805 Payne Knight écrivit son Enquête analytique sur les principes du goût et en 1809 il rédigea un des

volumes des Specimens of Ancient Sculpture.

445 « Peut-être les Dilletanti comprenaient-ils que faire l’éloge des marbres Elgin, c’était condamner

implicitement les nombreuses sculptures qu’eux-mêmes avaient rapportées d’Italie à si grands frais. » (William St. CLAIR, Lord Elgin..., op. cit., p. 182).

C’est dans un tel contexte qu’il faut appréhender le cas des marbres d’Elgin. Bien moins que le développement d’une théorie argumentée basée sur des convictions esthétiques et scientifiques comme pouvait l’être celle de Quatremère de Quincy446, les réactions hostiles formulées en Angleterre à l’encontre d’Elgin tenaient davantage de la cabale émanant d’une société mondaine jalouse de ses privilèges. Mais la « Malédiction de Minerve » ne s’arrêta pas là pour Elgin et la diatribe inaugurée par Payne Knight contamina tout le cercle littéraire grâce à l’aura de Byron447 et à tous ses suiveurs, poètes et écrivains voyageurs, bien moins géniaux mais tout aussi redoutables448. À la différence de la France, le mouvement qui se développa en Angleterre n’était pas d’essence scientifique449. Il s’agissait bien plus d’une critique ponctuelle, émanant des cercles mondains et littéraires, et limitée à la personne d’Elgin. Pour autant l’acte du Lord, même s’il était exemplaire par la quantité et la qualité des pièces ainsi que la logistique de l’opération, restait assez banal pour l’époque car il était commun dans la noblesse de se constituer une collection d’antiques. Celle de Payne Knight était d’ailleurs fort réputée à l’époque ! L’hypocrisie de l’attaque était donc totale. Il convient dès lors de limiter l’analyse à l’opposition entre Byron et Elgin, plutôt que de parler anachroniquement d’un « byronisme » contre un « elginisme », dont le néologisme ne fut inventé que plus tard par les Français450.C’est donc seulement quand l’elginisme lui-même

446 Il faut cependant préciser que jamais Quatremère de Quincy ne s’est ému du sort des marbres grecs. Cf.

Édouard POMMIER, « Réflexions sur le problème des restitutions d’œuvres d’art en 1814-1815 », art. cit., p. 255. Fallait-il y voir chez lui, à la manière des Dilletanti anglais, une obstination confortable à contenir la beauté artistique à la seule statuaire antique italienne si bien connue depuis la Renaissance ? Certainement, et dans ces conditions seule Rome méritait son attention scientifique et militante, Athènes devant stationner à la périphérie du monde civilisé et du « beau idéal ».

447 D’après William St Clair il est difficile d’être précis et affirmatif sur les motivations de Byron contre Elgin.

Réelles convictions de philhellène ? Haine du personnage ou de son origine écossaise ? Ou bien exploitation littéraire facile du bouc-émissaire ? (Lord Elgin..., op. cit., p. 204-205).

448 Il s’agissait notamment d’Édouard Daniel Clarke, professeur de Cambridge et ami de Byron, qui dans ses

Voyages en différents pays d’Europe, Asie et Afrique « attaquait impitoyablement Elgin, son “manque de goût et sa barbarie totale”. Enlevés de leur emplacement, disait-il, les marbres perdaient toute leur valeur. » (Idem, p. 195). Attaque des plus déloyales tant Clarke lui-même avait pratiqué les prélèvements à son propre profit. Mais peu importaient les contradictions, il était de bon ton de s’acharner sur le comte. W. St. Clair cite ainsi de nombreux autres écrivains voyageurs, imitateurs de Byron. (Idem, p. 196).

449Ce phénomène est assez compréhensible. Les Grecs encore sous le joug ottoman n’avaient pas pu réagir

contre le démantèlement d’un patrimoine qui n’était pas encore le leur. C’est seulement avec les premiers soulèvements en 1821 et l’indépendance en 1831, qu’ils se déclarèrent officiellement les descendants de l’Hellade classique.

450 John Henry Merryman rappelle, non sans un humour quelque peu revanchard, que le terme d’elginisme, « to

refer to the act of removing cultural property from its site » a été inventé par les Français passés maîtres en la matière : « The French, as the contents of the Louvre and the history of French military, economic, and intellectual imperialism amply illustrate, are masters of Elginism. » (Thinking about the Elgin Marbles, Michigan, 1985, p. 45).

entra dans le langage courant que Byron devint le poète éponyme de la lutte pour le maintien des œuvres in situ ou de leur retour en cas de déplacement. Le « byronisme » concentra alors dès 1816, date de la première voix en faveur d’une restitution des marbres451, jusqu’à nos jours, toutes les critiques non plus contre Elgin mais contre l’obstination de l’État anglais propriétaire à refuser la restitution à la Grèce. Parler ainsi d’une convergence d’idées au sujet de l’Angleterre n’est peut-être pas tout à fait exact pour la période 1810-1815. Très rapidement néanmoins de nombreuses voix britanniques s’élevèrent en faveur de la restitution des marbres452, ce qui pose la question de l’opposition idéologique, en la matière, entre la conception française favorable aux transferts et la conception anglaise et plus largement européenne pour le maintien in situ.

B. Une opposition binaire : l’Europe contre la France et les

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