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Le retour à l’unité L’article 247 du traité de Versailles

Section II. L’intégrité physique des biens culturels juridiquement envisagée

B. Le retour à l’unité L’article 247 du traité de Versailles

Vers 1420 le peintre Hubert Van Eyck est prié de concevoir un retable pour la fondation de Joos Vijd, bourgmestre de Gand dans les années 1430 et d’Elisabeth Borluut sa femme, dans l’église Saint Jean de Gand. Lorsqu’Hubert meurt le 18 septembre 1426 c’est tout naturellement son frère Jan qui lui succède dans cette tâche. Vers 1430 le polyptyque ainsi que les vitraux que doit recevoir la chapelle Vijd sont achevés et deux ans plus tard, en 1432, l’Agneau mystique est installé dans la cathédrale Saint-Bavon. L’œuvre des frères Van Eyck

260 Trib. Civ. Seine, 17 avril 1885, duc de Frias contre baron Pichon, J.D.I.P., 1886, p. 593. Sur cette affaire voir

Quentin BYRNE-SUTTON, Le trafic international des biens culturels sous l’angle de leur revendication par l’État d’origine, Zürich, 1988, p. 135-136. La non reconnaissance du droit public interne par un État tiers en matière de revendication de biens culturels est atténuée de nos jours,v. A. YOKARIS,« L’expérience américaine dans le domaine de la protection des biens culturels », dans La protection juridique internationale des biens culturels. Actes du treizième colloque de droit européen, Delphes, 20-22 septembre 1983, Strasbourg, 1984, p. 140-143 ; Philippe KAHN,« Les apports au droit civil de la convention de Rome du 24 juin 1995 sur le retour des biens culturels volés ou illicitement exportés », dans Le bonheur est une idée neuve. Hommage à Jean BART, Dijon,

2000, p. 281-290, qui soulignent les efforts enregistrés en matière conventionnelle. Pierre-Laurent Frier émet cependant quelques réserves, en considérant que« l’inaliénabilité et les conséquences qui en découlent ne produisent guère » d’effets hors du territoire national. Selon lui, « lorsque l’objet vendu à tort ou volé a quitté la France, sa restitution est extrêmement difficile, sauf conventions internationales en ce sens. De plus, pour que soit opposable l’inaliénabilité, encore faut-il démontrer que le bien est effectivement domanial, ce qui peut se révéler difficile. » (Droit du patrimoine culturel, Paris, PUF, 1997, p. 416.).

s’inscrit dans un espace architectural, esthétique et sacré aussi cohérent et homogène261 que pouvait l’être celui de Phidias et d’Ictinos. Alors que depuis 1432 l’ensemble n’avait eu à subir aucun déplacement, en décembre 1816 le chapitre de la cathédrale de Saint-Bavon décide de vendre les volets du retable à un brocanteur bruxellois pour 3000 florins. Plus tard, en 1821, les panneaux sont acquis par Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, avant de rejoindre le musée de Berlin en 1823.C’est à la même époque que Nieuwenhuis, un brocanteur bruxellois, achète à Louvain les panneaux extérieurs de La Dernière Cène, le Triptyque du Saint Sacrement de Dierick Bouts. À nouveau un ensemble complexe datant des années 1464-1468 et directement associé à la collégiale Saint-Pierre de Louvain262 était démantelé et dispersé. Sur les quatre panneaux, deux sont acquis en 1834 par le musée de Berlin, les deux autres entrent dans les collections de la Pinacothèque de Munich. L’ensemble de ces acquisitions était du reste parfaitement légal.

Le démantèlement des polyptyques des frères Van Eyck et de Dierick Bouts aurait pu être définitif mais le Traité de Versailles, dans son article 247, oblige l’Allemagne en 1919 à « reconstituer les deux grandes œuvres d’art »263 au titre des réparations pour dommages de guerre ; il s’agit bien ici d’une réparation par remplacement tel que plus haut évoquée. Par l’entremise d’un traité de paix, les plénipotentiaires donnaient ainsi une base légale à la réunion d’un ensemble complexe dispersé, sans toutefois qu’il y eut en l’espèce de relation avec la guerre. Certes il s’agit d’un acte compensateur qui s’interprète en partie à la lecture du traumatisme collectif provoqué par l’incendie de la cathédrale de Louvain et surtout de la bibliothèque264, mais l’objectif de la compensation/restitution semble avoir été doublement influencé d’une part, culturellement, par la ruine de Louvain, d’autre part politiquement, grâce à la position favorable d’une Belgique victorieuse sur l’Allemagne vaincue. Comme on le voit ces deux ensembles reconstitués transcendent leur simple condition initiale d’œuvre d’art et

261 « Considérer la commande du retable que Joos Vijd passa à Van Eyck nous permet de mieux comprendre

l’homogénéité que présente l’ouvrage [...] L’artiste a peint tous les personnages en tenant compte de l’éclairage qu’offrent les vitraux de la chapelle. Tous les yeux et les pierres précieuses, y compris ceux des anges qui chantent, orientés vers ces vitraux présentent le même éclat. Quant aux personnages qui tournent le dos à cette lumière, aucun ne renvoie un éclat comparable ; en revanche, une ombre portée correspondante leur est attachée. “ C’est là une indication de poids tendant à faire croire que le retable aux vingt panneaux a été conçu d’une pièce pour orner la chapelle Vijd ”, nous dit Alfons Dierick dans son Van Eyck, l’ « Agneau mystique ». Un autre argument, tout aussi remarquable, vient étayer la thèse de l’unité du polyptyque : l’harmonie existant au niveau conceptuel et qui se dégage dans la magnificence des couleurs. » (Harold VAN DE PERRE, Van Eyck. L’Agneau mystique, Lannoo, 1996, p. 20).

262 Paul PHILIPPOT, La peinture dans les Pays-Bas, XVe – XVIe siècles, Paris, 1994, p. 282.

263 Pour le texte complet v. t. 2, annexe n° 6.

264 La destruction de cette dernière a en effet provoquée une vague de protestation dans le monde intellectuel.

Les grandes institutions et les sociétés savantes ont été appelées à l’époque à contribuer à la reconstitution des fonds comme après l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo en 1991.

renaissent, après l’oubli du XIXe siècle, comme objets symboliques enrichis d’un puissant contenu identitaire, politique et nostalgique265.

Sans sous-estimer le caractère ad hoc d’un texte comme le Traité de Versailles, le précédent unique266 fourni par l’article 247 mérite d’être exploité. Débarrassé des enjeux politiques et économiques de l’époque, le cas juridique devient paradigmatique. Au cours des négociations qui ont précédé la rédaction du traité, le caractère légal des acquisitions des deux polyptyques n’a jamais été contesté ; les droits qui grevaient les deux œuvres étaient réels et indiscutables. La reconstitution autoritaire des peintures au lendemain de la guerre a donc purement dissous le jus in re dans la solution culturelle que constituait la réunion de chacun des ensembles retenus par les autorités. On constate ici que c’est l’« objet artistique » dans son autonomie culturelle qui s’est imposé à l’« objet de droit », grevé des droits de propriété. C’était assurer la primauté du corpus, l’objet matériel, sur le jus ; l’« objet de droit » étant amputé de son appendice juridique, le droit de propriété. Il s’agit d’une innovation spectaculaire en droit des biens où la souveraineté du droit de propriété s’incline devant la spécificité culturelle d’un bien ; l’objet ici devient titulaire du droit à recouvrer son intégrité physique, même si cela n’est rendu possible que grâce à un outil ad hoc, le Traité de paix. Les volets dispersés perdent dès lors toute individualité et s’agrègent en une ultime fusion juridique. L’œuvre ainsi réunie forme un bloc juridique compact et les auteurs de l’article 247 semblent souligner que les volets dispersés sont la partie d’un tout indissociable, corpora

quae continentur uno spiritu.L’unité de l’œuvre est ici affirmée qui, par ailleurs, ne peut

souffrir la confusion avec les groupements de biens dans lesquels l’accessoire devrait suivre le principal. Où distinguer en effet dans le retable des frères Van Eyck, le principal de l’accessoire ? Qualifier les volets d’accessoires reviendrait à nier l’unité et l’homogénéité de l’œuvre telle qu’elle a été pensée et réalisée. Selon Jean Carbonnier, « l’accessoire n’est pas indispensable à la définition du principal, mais il apporte une utilité supplémentaire. »267 Le polyptyque devant être compris comme un tout, cela contribue à évacuer d’éventuels rapports juridiques entre des biens mobilisables issus d’une même œuvre d’art.

265Le retour d’œuvres comme l’Agneau Mystique en 1919 ou la Crucifixion de Saint-Pierre de Rubens à Cologne

en 1815,ont ainsi fait l’objet de véritables célébrations populaires.

266 Exemple unique par son insertion dans un Traité de paix, car à la même époque un cas tout à fait similaire de

recomposition autoritaire avait lieu entre l’Autriche et la Hongrie. Il s’agissait d’un polyptyque de Hans Memling dont les panneaux latéraux initialement séparés du panneau central conservé à Budapest et présents dans les collections autrichiennes, lui avaient été réassociés à l’occasion des négociations austro-hongroises consécutives au Traité de Trianon du 4 juin 1920(infra, n. 386). Le triptyque est actuellement conservé au musée Szepmneveszetide Budapest.

II.

L’intégrité d’un ensemble complexe, corpus ex distantibus

Au-delà des biens culturels corpus ex contingentibus (« corps composés de plusieurs choses hétérogènes ayant entre elles un lien matériel ») etcorpora quae continentur uno

spiritu (« corps simples formant un tout homogène »), il existe une forme périphérique de

bien culturel, que la classification ulpienne permet de qualifier de corpus ex distantibus (« choses composées de plusieurs corps matériellement distincts, mais réunis sous un même nom »). On retrouve à l’intérieur de cette catégorie les collections et les fonds d’archives. Contrairement à l’objet unitaire, ces ensembles constituent des groupements de biens desquels ils tirent tout leur sens. C’est donc l’agrégation d’éléments initialement autonomes qui fait l’identité et la cohérence de tels ensembles, que cette agrégation soit automatique, comme c’est le cas pour les fonds d’archives, ou qu’elle soit raisonnée comme pour les collections. La problématique de l’intégrité physique des biens culturels trouve donc également à s’enrichir grâce au régime des ensembles complexes, fonds d’archives (A) et collections (B).

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