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Section II. L’intégrité physique des biens culturels juridiquement envisagée

A. De la multiplication des individualités

Démantèlement et dispersion constituent une menace réelle pour les œuvres d’art ; certains cas très célèbres viennent immédiatement à l’esprit comme les « marbres d’Elgin » dont la tête de Cheval du char de Séléné, détachée du fronton Est du Parthénon, attend au British Museum depuis deux siècles d’être réuni au reste de son corps. Sculptures, mais aussi peintures peuvent être ainsi découpées ou détachées d’un ensemble complexe puis vendues243.

238Ainsides Bouddhas d’Afghanistan détruits par les talibans en mars 2001.

239 Une des particularités du bien culturel pris dans son unité est de conserver le plus souvent beauté et valeur

malgré l’éclatement éventuel de sa totalité, scindant alors le tout en une multitude d’objets convoitables. La mobilisation du bien initialement un, en fait un objet pluriel exposé au risque de la dispersion.

240 Si ce n’est par remplacement ! Supra, p. 74s.

241 Voir par exemple les marbres du Parthénon, ou le Trésor de Priam actuellement détenu par la Fédération de

Russie.

242 Très souvent les droits réels qui pèsent sur le bien priment sur la cohérence esthétique et culturelle de ce

dernier.

243BODKIN Thoams, « The Reconstruction of Dismembered Masterpieces By International Action », XIV

Internationaler Kunstgeschichtlicher Kongress 1936, Bern, 1938; du même Dimemberd Masterpieces A Plea For Their Reconstruction By International Action, Londres, Collins, 1ere éd., 1945 ; Inventaire illustré d’oeuvres

demembrées célèbres dans la peinture européenne. Avec un chapitre sur les tombeaux démembrés dans la sculpture française, Paris, Unesco, 1974 ; Doc. UNESCO, CC-78/CONF.609/3 Annex 1, n° 785, « Study on the Principles, Conditions and Means for the Restitution of Cultural Property in View of Reconstituting Dispersed Heritages » ; G. LEWIS, « Study on the Principles, Conditions and Means for the Restitution of Cultural Property in View of Reconstituting Dispersed Heritages (Prepared for the Fourth Sessions of the Intergovernmental Committee for the Return of Cultural Property to its Countries of Origin or its Restitution in Case of Illicit Appropriation) », Doc. CLT-85/CONF.202/3 Annex 1, GANSLMAYR H., LANDAIS H.,MAKAMBILA P.,PERROT P.N.,PRE J.W.,VISTEL J.(éd.), n° 791, Paris, Unesco, 1984 ; voir également Museum, vol. 31, n° 1, 1979, p. 62- 66.

L’histoire du retable de Mantegna de San Zeno reste à cet égard emblématique. Saisis lors des campagnes d’Italie dans la ville de Vérone, les trois panneaux de prédelle du retable, La

Prière au jardin des Oliviers, La Crucifixion et La Résurrection, furent transportés à Paris au

Musée du Louvre. Le démantèlement eut lieu durant la Révolution lorsque Paris, dans sa fringale de chefs-d'œuvre, s’intéressa de près aux collections provinciales notamment celles des ci-devant émigrés. À cet égard l’Indre-et-Loire était particulièrement bien lotie puisqu’elle recelait deux grandes collections, celle de Chanteloup et celle de Richelieu qui aiguisaient les appétits parisiens. Mais la vive réaction des Tourangeaux face à ce départ autoritaire vers la Capitale d’une partie importante de leur patrimoine local, conforta le préfet de l’époque, le général-comte de Pommereul, dans son intention d’exiger des compensations en contrepartie de la saisie des collections. C’est ainsi que Vivant Denon accepta en avril 1806 l’envoi à Tours de deux des panneaux du retable de Mantegna, Le Christ au jardin des

Oliviers et La Résurrection244, provoquant pour longtemps245 le démantèlement d’un ensemble peint et assemblé vers 1458 et jamais dissocié jusqu’alors.

La traduction juridique de ce phénomène insiste sur certaines des lacunes du droit commun des biens246. Pour les exemples recensés et d’autres247, à la fragmentation physique de l’objet réel correspond une démultiplication juridique en autant d’objets de droit qu’il existe de fragments issus de l’objet initial. Le droit suivant le corpus, la multiplication des « débris/chefs-d'œuvre » induit consubstantiellement la création de leur nature juridique autonome. En conséquence des changements de destination peuvent avoir lieu, comme la mobilisation d’un immeuble par nature248, d’un immeuble par destination, ou encore la

244 Le panneau central, La Crucifixion, devait quant à lui rester à Paris.

245 L’envoi de tableaux dans les musées de province eut pour effet de les écarter des restitutions de 1815. Le

musée des Beaux-Arts de Tours profite encore aujourd’hui de cette lacune. Pour plus de détails sur l’histoire tourangelle de ce Mantegna, v. Michel HOOG, « Note sur la politique du Premier Consul à l’égard des musées de province ou l’histoire d’un Mantegna », Archives de l’Art Français, n° 24, 1969, p. 353-363.

246 En droit français, les biens culturels sont dilués dans la catégorie générique des biens. Pour Jean Carbonnier,

ne serait-ce que pour les biens corporels, « la catégorie est immense, pullulante, hétérogène : animaux, véhicules, navires et bateaux, instruments de travail, meubles au sens vulgaire […], vêtements, bijoux, lingots et pièces d’or, billets de banque, sont meubles par leur nature ; et même, plus subtilement, le gaz, le courant électrique, puisqu’ils sont susceptibles d’être volés au préjudice du distributeur (si l’usager les utilise sans les faire passer par les compteurs). » (Droit Civil, les biens..., op. cit., 19e éd., p. 91). La suite desdéveloppements montre à quel

point la distinction entre meuble et immeuble pour les biens culturels semble inappropriée, tant elle nie la spécificité culturelle et esthétique de certains d’entre eux (Infra, Chap. III, sect. I).

247Inventaire illustré d’œuvres démembrées célèbres dans la peinture européenne..., op. cit. Voir

aussiPatrimoine, Temps, Espace. Patrimoine en place patrimoine déplacé, Actes des Entretiens du Patrimoine tenus au Théâtre National de Chaillot les 22, 23 et 24 janvier 1996, François FURET(dir.), Paris, 1997.

248 Des fresques, immeubles par nature deviennent des meubles du fait de leur arrachement des murs d’une église

démultiplication d’un meuble corporel en plusieurs autres meubles corporels249. Les effets juridiques de tels changements de destination peuvent avoir des conséquences durables pour ces « nouveau-nés juridiques ». On sait en effet que le statut des biens immeubles est beaucoup plus protecteur que celui des biens meubles250. Dans le cas des marbres du Parthénon, leur sciage en 1801 provoqua une suite de conséquences juridiques qui révèle les insuffisances du droit commun des biens en la matière et souligne l’absence cruelle de statut juridique international véritablement protecteur pour les biens culturels. Une fois le détachement effectué la mobilisation des marbres facilita leur exportation, les éloignant ainsi d’éventuelles revendications251 au titre de biens immeubles par destination attachés à perpétuelle demeure, voir d’immeuble par nature252. En Grande-Bretagne un nouveau statut juridique les attendait. Après leur rachat voté par le Parlement anglais en 1816253 et leur incorporation au domaine de la Couronne, le nouveau régime des marbres imposait l’inaliénabilité. Cet exemple paradigmatique donne clairement à voir en quoi les changements de destination résultant d’atteintes à l’intégrité physique de certaines œuvres d’art emportent de lourdes conséquences juridiques. Mais au-delà de l’acte d’Elgin, la qualification juridique des marbres mérite d’être discutée. Habituellement la catégorie d’immeuble par destination attaché à perpétuelle demeurre sert à qualifier les marbres du Parthénon. La notion d’immeuble par destination, déjà ancienne puisqu’un arrêt du Parlement de Paris de 1280 réputait immeuble « toute chose qui tient à cheville, à clou ou à racine »254, exprime bien cette union entre les frises par exemple et la structure de l’édifice. Même si spéculer sur la pensée esthétique et religieuse d’un sculpteur comme Phidias et d’un architecte comme Ictinos est toujours hasardeux, il ne fait point de doute que leur intention visait à combiner leur génie

JP,p. 325, concl. Cabannes, note Maury : J.C.P.1988,JP, p. 21066, rapport Grégoire, note Barbiéri,cassant. Surcette affaire v. infra, p. 302 s.

249 C’est le cas du retable de Mantegna évoqué supra.

250 Marie CORNU, « L’espérance d’intangibilité dans la vie des œuvres. Réflexions sur la longévité de certains

biens », art. cit, p. 700-701.

251 Il parait évident qu’aucune réclamation immédiate de la part des Grecs ne pouvaient avoir lieu, la zone étant

sous contrôle ottoman. Sur l’enlèvement des marbres athéniens, v. infra, p. 336.

252 Cela étant, en analysant les articles 524 et 525 du Code civil, Jean Carbonnier souligne le caractère ambigu de

la notion d’attache à perpétuelle demeure : « on relie étroitement l’al. 1er de l’a. 525 au dernier al. de l’a. 524 : c’est lui qui définit l’attache à perpétuelle demeure, dont l’efficacité de principe a été annoncée par le texte précédent, et il la définit comme une adhérence définitive du meuble à l’immeuble, par l’inséparabilité, quitte à admettre des atténuations pour des cas particuliers dans la suite de l’article. Seulement, s’il en est ainsi, à quoi bon parler d’immeubles par destination ? Nous avions là déjà des immeubles par nature. » (Droit Civil, les biens..., op. cit., 19e éd., p. 111).

253En 1816 le Parlement britannique, sur la recommandation d’une commission parlementaire spéciale, décide de

racheter les sculptures à Lord Elgin pour la somme de 35 000 livres et d’en faire don au British Museum.

pour réaliser une œuvre d’art totale. De toute évidence il s’agit là de l’élément subjectif essentiel, le critère intentionnel, qui permet juridiquement de considérer que l’immeuble par destination est attaché à perpétuelle demeure à l’immeuble qui le reçoit. De plus, certaines pièces comme la suite des métopes sont autant d’éléments structuraux qui ont été directement sculptés sur l’édifice. Cette technique est encore perceptible sur certaines cathédrales (celle d’Auch par exemple), où il est possible d’observer sur la structure certaines masses brutes ou à peine dégrossies qui attendent toujours les coups de ciseaux du sculpteur. Ces inachevés sont les preuves matérielles de ce qu’a d’incorrecte, pour les marbres du Parthénon, la qualification générique d’immeubles par destination attachés à perpétuelle demeure. Certains de ces marbres doivent plutôt recevoir la qualification d’immeubles par nature tant ils font corps avec l’édifice ; cela souligne le caractère destructeur de l’acte commis à l’encontre de l’intégrité d’un ensemble pensé comme tel.

Par ailleurs, une distinction est encore nécessaire suivant que le bien quitte ou non son territoire d’origine255. Alors qu’en droit interne si le bien n’a pas fait l’objet d’une exportation il est toujours possible d’imposer une réunion des éléments dispersés, en cas d’exportation au contraire il devient juridiquement très problématique d’envisager une reconstitution puisque chaque élément est soumis à un régime spécifique. Cela fut le cas jusqu’au développement du droit international en la matière durant la seconde moitié du XXe siècle, sans toutefois parvenir à des résultats toujours concluants256. Avant ces avancées juridiques et en l’absence de convention entre États traitant de la question des exportations illicites d’objets culturels, les États étaient tenus de respecter la souveraineté juridique des autres États et le seul instrument juridique à disposition était la commission rogatoire257.

On le voit, une série de risques liés à l’éclatement physique de l’objet pèse sur l’hypothèse d’une réunion : c’est avant tout la naissance d’une pluralité de droits réels pesant sur un objet démantelé qui provoque des difficultés en cas de réclamation. On trouve en tête de ces difficultés, l’appropriation légale et la bonne foi du propriétaire, auxquelles s’ajoutent des délais de prescription au-delà desquels aucune réclamation n’est plus prise en compte258. Il faut ajouter qu’en cas d’exportation259, les mêmes questions liées au droit de propriété se retrouvent avec une acuité d’autant plus marquée que l’exportation vers un pays tiers multiplie les freins à la restitution : il s’agit de la non-reconnaissance par un État tiers des

255Infra, Chap. II, sect. II, p. 230 s. 256Infra, Chap. II, p. 187 s.

257Carlos CALVO, Dictionnaire de droit international public et privé, t. I, Berlin, Puttkammer et Mühlbrecht,

1885, v°Commission rogatoire.

258Infra, chap. II, p. 275 s.

règles de domanialité publique d’un autre État, notamment en matière d’inaliénabilité, d’insaisissabilité et d’imprescriptibilité d’un bien public comme ce fut par exemple le cas, à la fin du XIXe, dans l’affaire dite du ciboire de Burgos. Un vase sacré en argent ayant appartenu à la cathédrale de Burgos et que la loi espagnole déclarait inaliénable avait été transporté en France dans le but d’y être vendu. Sur le sol étranger, français, le vase vidé de son inaliénabilité était acheté en toute bonne foi par le baron Pichon. Se fondant sur l’article 2279 du Code civil qui considère qu’« en fait de meubles, la possession vaut titre », le tribunal de la Seine considéra que le baron Pichon avait acquis la propriété du vase en toute bonne foi et que la revendication était mal fondée260.

Les contraintes juridiques qui pèsent sur un objet fragmenté constituent donc autant de freins à sa recomposition. Néanmoins, les réponses ad hoc contenues dans certains traités de paix internationaux constituent de précieux précédents au problème de la reconstitution des œuvres dispersées, tant au regard d’un meuble (une toile découpée), d’un immeuble par nature (un obélisque égyptien) ou d’un immeuble par destination (certains des marbres du Parthénon).

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