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L’apparition du critère culturel dans les restitutions : l’apport du droit conventionnel durant la seconde moitié du XIX e siècle

Section I. Biens culturels et outils ad hoc de la restitution, deux siècles de mutation

B. L’apparition du critère culturel dans les restitutions : l’apport du droit conventionnel durant la seconde moitié du XIX e siècle

La seconde moitié du XIXe siècle témoigne de l’insertion plus en plus fréquente de clauses de restitution dans les traités de paix. Plusieurs textes internationaux viennent à l’appui de cette constatation et, au-delà des simples restitutions d’archives déjà rencontrées, ce sont dorénavant des clauses concernant les biens culturels qui sont insérées dans les traités.

De telles clauses de restitution se développent durant la décennie 186043. Ce changement coïncide avec les profonds bouleversements géopolitiques européens observés entre 1850 et 1871, notamment l’émergence d’États-nations comme l’Italie et l’Allemagne. Les traités concernés sont, le traité de Vienne du 30 octobre 1864, signé entre l’Autriche- Hongrie, la Prusse et le Danemark44, le traité signé le 3 septembre 1866 entre la Prusse et le Grand-duché de Hesse-Darmstadt45 et le traité de Vienne du 3 octobre 1866 signé entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie46.Dans ce contexte d’affirmation des identités nationales47, le traité de Vienne de 1864 témoigne par exemple, avec l’affaire des Duchés48, de l’affirmation

43 Guido CARDUCCI, « L’obligation de restitution des biens culturels et des objets d’art en cas de conflit armé :

droit coutumier et droit conventionnel avant et après la convention de la Haye de 1954 », art. cit., p. 289-357 ici 302 ; Stanislaw NAHLIK,« La protection internationale des biens culturels en cas de conflit armé », art. cit., p. 86.

44Pour le texte du Traité de paix, signé à Vienne le 30 octobre 1864, v.Recueil manuel et pratique de traités et

conventions sur lesquels sont établis les relations et les rapports existant aujourd’hui entre les divers États souverains du globe, depuis l’année 1760 jusqu’à l’époque actuelle, Ch. MARTENS et F. CUSSY (éd.), t. I, 1857- 1869, 2e série, publiée par F. H. Geffcken, Leipzig, 1885, p. 307-315. La clause de restitution qui présenteun

intérêt est inclue dans l’article XIV : cf. t. 2, annexe n° 1.

45Traité de paix, signé à Berlin le 3 septembre 1866. Cf. Recueil manuel et pratique de traités et conventions...,

op. cit., p. 377-381.

46 Traité de paix, signé à Vienne le 3 octobre 1866. Idem, p. 383-388. Cf. S. E. NAHLIK, « La protection

internationale des biens culturels en cas de conflit armé », art. cit., p. 86-87.

47 Cette montée des nationalités s’appuie souvent sur des phénomènes culturels comme la langue. C’est

également à cette époque que se développe la notion d’école en histoire de l’art, qui assurément joue un rôle dans l’accueil que le droit réserve désormais aux biens culturels. Infra, n. 401.

48 Avec le réveil du sentiment national allemand au cours du XIXe siècle, l’attention se porte sur les deux duchés

du Schleswig et du Holstein, situés au sud du Danemark, possession danoise depuis le traité de Vienne en 1815 mais avec une population en majorité allemande. Au terme de désaccords qui ne cessèrent de s’amplifier depuis

du sentiment national allemand au détriment des intérêts du roi du Danemark. L’Italie quant à elle, jouant de la discorde entre l’Autriche et la Prusse en 1866 à propos de l’administration des duchés du Schleswig et du Holstein, s’allia aux Prussiens de Bismarck avec pour objectif la récupération de la Vénétie49. L’Autriche, vaincue à Sadowa le 23 août 1866, concéda alors à la Prusse la réorganisation de l’Allemagne du Nord, tandis que l’Italie, alliée de la Prusse, bénéficiait aux termes du traité de Vienne d’octobre 1866 de la cession par l’Autriche de la Vénétie.

C’est dans ce contexte de construction des unités étatiques que les biens culturels font leur apparition de manière formelle. Une telle intimité avec les mouvements identitaires fait des biens culturels des objets qui participent pleinement au processus d’affirmation des nationalités, comme signifiants idéologiques. Les biens culturels s’enrichissent ainsi d’un contenu politique et identitaire, la constitution des patrimoines nationaux devenant un objectif essentiel. L’Italie l’a bien compris lorsqu’elle exigea de la part de l’Autriche, aux termes de l’article 18 du traité du 3 octobre 1866, que « les objets d’art et de science spécialement affectés au territoire cédé » soient « remis dans leur intégrité » à l’ancienne république de Venise50. Cette mention explicite marque une évolution ; alors que dans un premier temps seules les archives avaient été considérées comme spécialement affectées à un territoire du fait de leur utilité, ce sont ici des biens culturels qui, pour la première fois, bénéficient d’un lien de rattachement spatial très net et sans véritable notion d’utilité51.

Par les termes choisis et la multiplication des clauses culturelles insérées dans les textes des années 1860, on observe une prise en considération juridique des biens culturels dans les restitutions. On voit également poindre en germe l’idée de biens culturels liés à un espace culturel spécifique. Ces clauses de restitution favorisèrent effectivement la composition ou la recomposition de patrimoines nationaux, en constituant ou reconstituant des ensembles artistiques, archivistiques, des collections, ou des bibliothèques démantelés. Le bénéfice qu’en

la décennie 1840-1850, la Prusse et l’Autriche organisèrent une intervention militaire qui se solda par la défaite du Danemark et par la signature du traité du 30 octobre 1864 qui stipulait l’abandon des duchés à la Prusse et à l’Autriche.

49 La Vénétie avait été livrée à l’Autriche en 1797 par le traité de Campo-Formio, signé le 17 octobre entre

Bonaparte et le comte de Cobenzl.

50Traité de paix, signé à Vienne le 3 octobre 1866, art. XVIII. cf. Recueil manuel et pratique de traités et

conventions..., op. cit., t. I, 2e série, Leipzig, 1885, p. 387. Pour le texte de l’article, voir t. 2, annexe n° 3.

51Dans le même sens, La Prusse elle aussi exigea dans le traité du 3 septembre 1866, la restitution de la

bibliothèque du chapitre archiépiscopal de la ville de Cologne déplacée dans les collections du Grand Duc de Hesse-Darmstadt lorsque la ville fut prise en 1794 par les Français. En 1815, lorsque Cologne fut attribuée à la Prusse, ses dignitaires ecclésiastiques n’eurent de cesse de réclamer la restitution de la bibliothèque. Cf. Traité de paix, signé à Berlin le 3 septembre 1866, art. XVII. Cf. Recueil manuel et pratique de traités et conventions..., op. cit., t. I, 2e série, Leipzig, 1885, p. 381. Pour le texte de l’article, voir t. 2, annexe n° 2.

tirent les biens culturels est important : ils retrouvent tantôt leur unité, tantôt leur espace culturel d’origine. Il faut néanmoins insister sur ce fait, déjà relevé, que l’attention désormais portée à l’intégrité des patrimoines dépend davantage d’enjeux nationalistes et identitaires, que d’une volonté culturelle de protection ou de reconstitution d’ensembles patrimoniaux dispersés qui aurait pour fondement l’intérêt culturel des biens.

Un petit pas supplémentaire fut franchi avec le Traité de Francfort du 10 mai 1871, mettant fin à la guerre franco prussienne de 1870-1871. Ce traité, même s’il n’alla pas jusqu’au bout d’une logique qui aurait conduit à traiter des biens culturels en général, proposait néanmoins une solution intéressante. Il obligea la France, dans son article 3, à restituer à l’Allemagne, certes des documents de gestion courante52, mais également à respecter implicitement l’intégrité du fonds d’archives historiques de Nancy en évitant leur saisie et donc le morcellement d’une collection cohérente de documents53. La ville de Nancy demeurait française à l’époque, alors que la quasi-totalité de la Moselle et le tiers de la Meurtre passaient sous contrôle allemand. De ce fait une bonne partie des archives départementales concernait des territoires sous administration allemande. Mais la reconnaissance du caractère culturel des archives historiques primait ici sur l’aspect régalien : l’accessoire pouvait donc suivre le principal. C’était insister sur l’unité d’un ensemble historique, son inscription dans un espace culturel défini et l’aberration qui aurait consisté en sa dislocation et son déplacement54.

Ces avancées ne se limitèrent cependant qu’aux seules archives, les autres biens meubles de type artistique et culturel n’ont pas pu bénéficier de ce traitement novateur. Si le traité de Francfort ignora tout autre type de restitution de biens à caractère culturel, nous savons néanmoins que des réclamations ont été formulées par le gouvernement prussien à la France55. Si aucune restitution ne fut exigée ni dans les termes du traité ni en dehors c’est, de même qu’en 1815, eu égard à la fonction de ce type de bien tel qu’il a été défini plus haut et à

52 Traité de paix, signé à Francfort le 12 Mai 1871, art. III. Cf. Recueil manuel et pratique de traités et

conventions..., op. cit., t. I, 2e série, Leipzig, 1885, p. 152-153. Voir aussi l’article VIII de la convention additionnelle (idem, p. 196-197). Pour le texte de ces deux articles, voir t. 2, annexe n° 5.

53 Gaston MAY, « La saisie des archives du Département de la Meurthe pendant la guerre de 1870-1871 »,

R.G.D.I.P., 1911, p. 22-36. Sur l’ambiguïté de la nature des archives, entre document culturel et document d’administration courante, et sur le respect de l’intégrité d’un fonds d’archives historiques, cf. infra p. 104 s.

54 Charles de Visscher avait déjà noté ce progrès, v. « Les monuments historiques et les oeuvres d'art en temps de

guerre et dans les traites de paix », art. cit., p. 151.

55 Bénédicte Savoy rappelle que les « […] responsables des établissements spoliés sous la Révolution et

l’Empire sont invités à dresser la liste des objets issus de leurs collections et non récupérés : dans ses mémoires, Wilhelm von Bode se souvient qu’en 1870, moins de deux semaines après en avoir reçu l’ordre par le quartier général, les musées de Prusse avaient établi la liste de leurs revendications et l’avaient aussitôt expédiée. » (Patrimoine annexé…, op. cit., p. 283-284).

son contenu idéologique. Alors qu’en 1815 l’utilité avait conditionné l’objectif de la restitution et leur ampleur, en 1871 cette logique fut poussée à l’extrême et les restitutions ne purent avoir lieu56. Il s’agissait d’éviter toute provocation afin de préserver la susceptibilité populaire en France et l’autorité de son nouveau gouvernement. Les biens culturels redevenaient, en cas d’enjeux diplomatiques importants, des objets à vocation politique. Leur contenu culturel vidé, ils étaient situés à la périphérie des négociations et souffraient d’une pérennisation des démembrements de patrimoines. L’exemple de 1871 infléchit donc l’affirmation d’un recours éventuellement exclusif, vers 1860, au critère culturel dans la négociation des sources ad hoc de la restitution ; au plus il s’agit d’un éveil qui n’aura de cesse de se renforcer tout au long du XXe siècle.

II.

L’affirmation juridique des restitutions au XX

e

siècle

Du XIXe au XXe siècle, la résolution des questions touchant aux dommages de guerre connue une profonde mutation. Au XIXe siècle l’issue d’un conflit était envisagée sous le seul angle indemnitaire, aussi varié fut-il. Pierre d’Argent évoque à ce titre quatre cas d’indemnisation : l’indemnisation des préjudices antérieurs à la guerre, l’indemnité de guerre comme remboursement des frais de guerre du vainqueur, l’indemnisation des dommages causés à l’occasion de la guerre et l’indemnisation de guerre globale et forfaitaire57. Au XXe siècle, et singulièrement depuis le Traité de Versailles, on constate le glissement d’un système indemnitaire à vers un système de réparation58. Au risque de résumer une réalité complexe par l’exposé d’un principe simple, il est possible de réduire ce basculement d’un modèle à un autre par la pression conjointe exercée à l’époque, à la fois d’une réalité sociale forte – le désir passionnel dans l’opinion publique d’obtenir réparation –, et du principe de responsabilité attribué à l’Allemagne59. On retiendra également le fait, tout à fait inédit dans

56 Il faut dire pour être complet que l’Allemagne n’avait presque aucun patrimoine artistique à réclamer.

57 Pierre d’ARGENT,Les réparations de guerre en droit international public. La responsabilité internationale des

États à l’épreuve de la guerre, Bruxelles, Paris, L. G. D. J., 2002, p 24-38.

58 Id., p. 62.

59 Après la Première Guerre mondiale la responsabilité de l’Allemagne fut expressément mentionné dans l’article

231 du Traité de Versailles : « Les gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoirs causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés ». Pour Jean-Jacques Becker, « pendant la guerre, était apparue une notion nouvelle, celle de réparation. Dans cette guerre d’un type inconnu jusqu’alors, où chaque nation avait conscience de combattre pour sa survie, et où chaque nation estimait que l’autre était responsable de la guerre, l’idée qu’en cas de victoire il faudrait imposer à l’adversaire des réparations est apparue très tôt : c’était la conséquence même du principe de responsabilité. » (Le traité de Versailles, Paris, PUF, 2002, p. 40). Dans le même sens pour Pierre d’Argent, « l’originalité du Traité de Versailles ressortait assurément de l’usage

l’histoire des conflits armés, des destructions considérables liées à l’industrialisation de la guerre.

La question des biens culturels spoliés et des transferts illicites de propriété60 dépassa donc, dès le début du XXe siècle, le cadre restreint des simples restitutions. Elle pénétra avec plus ou moins de confusion dans le mécanisme juridique plus englobant des réparations, pour la Première comme pour la Seconde Guerre mondiale (A). La nature des biens culturels fut alors juridiquement interprétée de façon inattendue (B).

A. L’apport des deux guerres mondiales : restitution et réparation

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