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Section I. Les contradictions de la restitution

A. Le bien culturel en attente de retour

Le droit de propriété qu’il soit public ou privé lie la chose à la personne physique ou morale qui en est le titulaire. L’objet dépend alors de son propriétaire dans les limites de la légalité32, au mépris parfois de son intérêt culturel : en effet ce lien juridique peut constituer une entrave majeure à la restitution du bien, soit à son propriétaire d’origine, soit à son aire culturelle d’origine. À ce stade une subtilité terminologique liée au vocabulaire de la restitution nécessite d’être clarifiée. Ainsi à la restitution, terme juridique précis renvoyant au droit public et privé, interne et international, en vigueur33, nous opposerons le mot retour, plus évocateur des situations extra-juridiques ou factuelles ayant prioritairement favorisé l’intérêt culturel d’une œuvre avant d’appliquer strictement la règle de droit.

Mais au-delà de ces distinctions lexicales, c’est le rapport de droit obligatoire propriété/objet qui nuit à la vocation culturelle de certains biens à retourner dans leur espace d'origine. Avant l’adoption des, directive et convention de 1993 et 199534, le mécanisme de restitution en droit international dépendait pour la plupart des États de la règle des conflits de lois mobiles35, dans laquelle le droit de propriété pouvait empêcher une restitution grâce à une utilisation habile, par le jeu des exportations, des droits internes favorables aux acquéreurs de bonne foi36. C’est ainsi par exemple qu’en 1980, dans le cadre de l’affaire Winckworth v.

32Infra, p. 255 s. 33Supra, p. 182 s.

34Périodisation concernant à la fois le droit européen (directive du 11 mars 1993) et le droit international

(Convention UNIDROIT du 24 juin 1995).

35 Les États qui à l’heure actuelle ne sont pas parties aux conventions internationales en matière de restitution

demeurent soumis à cette règle de droit international privé.

36 Il en va ainsi de pays comme l’Italie et la France dont le droit civil favorise l’acquéreur de bonne foi. A

l’inverse un État comme la Grande Bretagne protègera plus efficacement le propriétaire originaire dépossédé de son bien.

Christie’s Manson & Wood Ldt37, le propriétaire d’une collection d’œuvres d’art japonaises volée en Angleterre puis exportée en Italie pour y être vendue à un italien qui la réexpédia à Londres pour la mettre en vente chez Christie’s, fut débouté au motif que l’italien avait acquis de bonne foi les objets volés ; le tribunal avait appliqué la loi italienne en vertu de la règle de droit international privé qui retient la lex rei sitae. L’utilisation astucieuse d’une législation favorable à l’acquéreur de bonne foi au détriment du propriétaire d’origine permet, encore à l’heure actuelle parfois, de légaliser certaines dispersions abusives ; cette technique juridique favorise l’exil forcé dans un espace exogène, économico-culturel. Les systèmes juridiques favorables à l’acquisition de bonne foi ou acquisition a non domino, assurent une certaine sécurité des transactions commerciales et protègent l’acquéreur contre l’action réelle du propriétaire. Mais si cette solution appliquée à la règle générale de la lex rei sitae se justifie incontestablement concernant les objets mobiliers corporels ordinaires, sa transposition en matière culturelle provoque le risque, dans ce type de contentieux, d’assimiler les biens culturels à de simples marchandises38. En outre, durant la période antérieure à l’adoption des textes des années 1993/1995, on sait que l’incorporation d’un bien au domaine public ne produisait des effets qu’à l’égard du droit interne. Les règles de la domanialité publique, inaliénabilité et imprescriptibilité, ne permettaient pas d’exiger la restitution immédiate d’un bien exporté illicitement dans un autre État39.

Le milieu des années 1990 marque donc une rupture en matière de restitution de biens culturels. Directive et Convention modifient en profondeur les règles applicables. D’une part un État partie ne peut pas s’opposer à une action en revendication portant sur un objet incorporé dans ses collections nationales ; autrement dit il ne saurait se retrancher derrière la règle d’inaliénabilité. D’autre part, il devient impossible de justifier par la bonne foi l’acquisition d’un bien culturel initialement volé ou illicitement exporté40. Au même titre que le refus de reconnaître la domanialité publique externe41, la bonne foi ne constitue plus

37Winckworth v. Christie’s Manson & Wood Ldt (1980 Ch 496) note Jefferson, The Law Quaterly Review, 96,

1980, p. 508-511.

38 Pierre LALIVE, « Le statut des biens culturels en droit international privé suisse », dans Rapports suisses au

XIVe congrès de droit comparé, Athènes, 1994, p. 91-108. Voir à ce propos la récente Convention de l’UNESCO

sur la promotion dela diversité des expressions culturelles, adoptée le 20 octobre 2005 avec 148 voix pour et 2 contre (Etats-Unis et Israël).

39 Voir, à ce titre, les effets de la jurisprudence jurisprudence dite du ciboire de Burgos : Trib. Civ. Seine, 17

avril 1885, duc de Frias contre baron Pichon, J.D.I.P., 1886, p. 593. Sur ces questions, v. supra, p. 101 n. 260.

40 Toutefois, si la bonne foi venait à être prouvée, la reprise autoritaire du bien initialement volé impose

l’indemnisation du possesseur. Art. 4 de la Convention d’Unidroit (cf. t. 2, annexe 13).G. CARDUCCI, La restitution internationale..., op. cit., p. 424 s.

désormais en droit européen (Directive de 1993) et conventionnel42, une parade juridique au blocage des restitutions. Dorénavant, un receleur est obligé de restituer à son propriétaire d’origine le bien volé et à l’État d’origine celui qui a été exporté illégalement. Cependant de telles mesures n’agissent que dans le temps juridique imposé par la Directive et la Convention, en aucun cas les règles gouvernant la restitution ne peuvent rétroagir43. Pour des biens comme les marbres du Parthénon, l’inaliénabilité constitue le moyen juridique privilégié de rétention d’un bien culturel exogène importé avant l’adoption des instruments concernés. En l’espèce un processus en deux phases s’opère : lors d’une phase juridique l’objet exogène est d’abord légalement approprié ; puis lors d’une phase téléologique l’objet est ensuite socio- culturellement assimilé. Le fondement de l’inaliénabilité prend ici toute sa valeur, en garantissant la continuité historique de l’identité du groupe social. Il en résulte un sentiment collectif de propriété sur des biens dépourvus de lien culturel orginaire avec la société qui s’en déclare propriétaire ; l’appropriation publique initiale induit une double immobilisation juridique et culturelle44.

Dans un sens plus strictement juridique mais tout aussi nuisible au bien culturel en exil, la propriété privée risque de s’attacher à elle le bien à perpétuité45. C’est le cas dans l’affaire

Winckworth46 mais aussi dans l’affaire Koefer contre Goldschmidt47. Dans cette dernière, tout débute lors de la confiscation en Allemagne par les autorités nationales-socialistes d’une partie de la collection Goldschmidt. Parmi les objets vendus aux enchères en 1941 à Berlin sur ordre des nazis, deux Toulouse-Lautrec furent achetés par un ressortissant allemand du nom de Koefer. Ce dernier envoya en 1944 les tableaux en Suisse où il les donna à sa femme. À la mort de celle-ci, la même année, les tableaux furent transmis par succession à ses enfants et possédés par eux jusqu’en 1956, date de la revendication par le fils héritier Goldschmidt. Lors du jugement, le tribunal fédéral suisse considéra que même si la vente aux enchères était nulle et que par conséquent Koefer n’était pas devenu propriétaire, ses enfants avaient acquis

42 Art. 4 de la Convention d’Unidroit sur les biens culturels volés (cf. t. 2, annexe n° 13).

43 Raymond GOY,« Le retour et la restitution des biens culturels à leur pays d’origine en cas d’appropriation

illégale », art. cit., p. 970-974.

44 On retrouve ici en substance le même phénomène qui avait conduit la population française, au début du XIXe

siècle, à s’estimer propriétaire légitime – avec une dimension idéologique supplémentaire – des biens spoliés par les armées révolutionnaires et impériales. A propos de l’appropriation, cf. infra, Chap. III, sect. II-II.

45 Perpétuité entendue ici dans le sens qui lui convient, c’est-à-dire juridique. Le droit aura donc vocation à durer

autant que la chose, la propriété n’étant pas limitée à la vie de son titulaire et ne s’éteignant pas par le non usage.

46 Supra,n. 37.

47 Tribunal fédéral (2e Cour civile), arrêt du 13 décembre 1968, Koefer contre Goldschmidt, Arrêts du Tribunal

les tableaux per usucapionem selon le droit suisse, puisque les conditions de cinq ans de bonne foi avaient été remplies48.

Ces exemples montrent en quoi le droit de propriété, qu’il soit public ou privé, peut durablement entraver la restitution d’un bien à un propriétaire dépossédé certes, mais surtout son retour dans son aire culturelle d’origine. Toutefois les effets pervers du droit de propriété dans le cadre de « restitutions juridiques », sont occasionnellement mis en échec par des « retours culturels ».

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