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3. Représentations de la langue anglaise

3.1. Qu’est-ce qu’une représentation ?

3.1.1. Un concept à multiples facettes

De la philosophie à la sociologie en passant par la psychologie, l’anthropologie ou encore la didactique, les travaux et recherches sur le thème des représentations sont vastes et empruntent des voies d’exploration diverses.

Les représentations sont souvent définies comme complexes et hétérogènes, d’une certaine façon subjectives et imprécises, comme le souligne Moore (2001) qui insiste sur le fait que les choix (incluant les éléments conservés comme les éléments omis) sont opérés selon une pertinence propre à un groupe :

Une représentation est toujours une approximation, une façon de découper le réel pour un groupe donné en fonction d’une pertinence donnée, qui omet les éléments dont on n’a pas besoin, qui retient ceux qui conviennent pour les opérations (discursives ou autres) pour lesquelles elle fait sens. (Moore, 2001 : 10)

Partant, elle met en garde sur un possible jugement, déclarant : « De ce point de vue, on ne peut pas considérer que certaines représentations sont meilleures que d’autres. » (Ibid.) Il faudra être attentive dans l’analyse des données de la présente recherche à ne pas chercher à hiérarchiser les représentations en « bonnes » ou « mauvaises » mais à toutes les concevoir comme légitimes car représentatives d’un groupe. C’est bien l’idée que souligne Mannoni (2012) dans la conclusion de son ouvrage sur les représentations sociales :

D’un point de vue épistémologique, le problème qui se pose n’est pas de savoir dans quelle mesure une représentation est vraie ou fausse, ni quel rapport cette connaissance entretient avec la vérité. En effet, une représentation, parce qu’elle est représentation est nécessairement « fausse » puisqu’elle ne dit

pour le sujet un type de connaissance valide duquel il peut tirer le principe de ses actes. (Mannoni, 2012 : 117)

Chaque représentation sociale a donc sa part de vérité en ce sens qu’elle révèle la perception d’un groupe, quand bien même le rapport de ce groupe à la réalité serait biaisé ; les représentations sont donc une connaissance commune valable avec laquelle l’enseignant doit de toute façon composer, qu’il doit connaître pour la prendre en compte dans ses choix stratégiques.

Moliner et al. (2007 : 13) rappellent que les représentations sont constituées de quatre caractéristiques principales :

 Elles sont un ensemble organisé, structuré, dans lequel les éléments entretiennent entre eux des relations ;

 Elles sont « partagée[s] par les individus d’un même groupe social », même si « le caractère consensuel d’une représentation est généralement partiel, localisé à certains éléments de cette dernière » ;

 Elles sont produites collectivement dans et par la communication, favorisant le consensus et laissant la place aux opinions individuelles (spécificité de « son mode de construction »);

 Et enfin, elles sont utiles socialement à deux niveaux :

- elles sont des « systèmes de compréhension et d’interprétation de l’environnement social », et

- elles « interviennent aussi dans les interactions entre groupes » pouvant mener à légitimer certains comportements.

Dans ce travail, j’utiliserai ces caractéristiques pour délimiter à la fois les représentations partagées (le « noyau central » selon Abric (1994), comme expliqué ci-dessous) et les représentations plus individuelles (« système périphérique »).

3.1.2. Du social à l’individuel et de l’individuel au social

C’est le sociologue Emile Durkheim (1912) qui a introduit la dimension collective des représentations, les faisant ainsi passer du niveau individuel (en philosophie et psychologie) au niveau social :

[...] si, comme nous le pensons, les catégories sont des représentations essentiellement collectives, elles traduisent avant tout des états de la collectivité : elles dépendent de la manière dont celle-ci est constituée et organisée, de sa morphologie, de ses institutions religieuses, morales, économiques, etc. Il y a donc entre ces deux espèces de représentations toute la distance qui sépare l'individuel du social, et on ne peut pas plus dériver les secondes des premières qu'on ne peut déduire la société de l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple. La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu'on ne retrouve pas, ou qu'on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de l'univers. Les représentations qui l'expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l'on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes. (Durkheim, 1912 : 24-25)

Ce texte montre combien il est difficile d’interpréter les représentations car à la fois, Durkheim scinde représentations individuelles et représentations collectives (il parle de « toute la distance » qui les sépare et dit qu’on ne peut déduire l’une de l’autre), mais il affirme d’autre part que les unes « ajoutent » aux autres, tout en étant imbriquées.

C’est aussi l’idée de Moscovici (1989) en psychologie sociale qui cherche à comprendre et analyser comment une science peut se transformer et changer la société en étant appropriée par le sens commun, le processus ayant lieu dans un mouvement dynamique de constants échanges entre les plans individuels et sociaux, dans une

nécessité de faire de la représentation une passerelle entre le monde individuel et le monde social, de l’associer, ensuite, à la perspective d’une société qui change, motive la modification en question. Il s’agit de comprendre, non plus la tradition, mais l’innovation, non plus la vie sociale déjà faite, mais une vie sociale en train de se faire. (Moscovici, 1989 : 82).

L’idée du remodelage par la représentation est très intéressante dans le champ didactique, car on peut espérer pouvoir modifier des attitudes négatives des apprenants envers la langue en agissant sur leurs représentations, comme le souligne Moscovici (1976) :

Si une représentation sociale est une « préparation à l’action », elle ne l’est pas seulement dans la mesure où elle guide le comportement, mais surtout dans la mesure où elle remodèle et reconstitue les

Ainsi, pour Moscovici, les représentations sont élaborées et partagées par le groupe social et contribuent à la construction d’une réalité commune, d’où le terme de « représentations sociales ». A sa suite, Abric (1987) développera l’idée du remodelage : « la représentation est le produit et le processus de l’activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté, et lui attribue une signification spécifique ». Pour lui, la représentation sert de « filtre interprétatif », d’« instrument de décodage » favorisant

une production originale et un remodelage complet de la réalité, une réorganisation de type cognitif où les connotations idéologiques personnelles (attitudes, opinions) et collectives (valeurs, normes) prennent une place essentielle aussi bien dans le produit que dans le mécanisme même de sa constitution. (Abric, 1987 : 67-68)

Pour Abric (1994), après les démonstrations expérimentales de Moliner (1988), le mécanisme est donc complexe, et dans sa vision structurale, la représentation est composée d’un noyau central (NC) et d’un système périphérique (SP). Le noyau central, cadre de référence stable ayant une forte valeur pour l’individu, donne une cohérence et une homogénéité à la représentation et « est l’élément fondamental de la représentation car c’est lui qui détermine à la fois sa signification et son organisation » (Abric, 1994 : 21). Dans le noyau central, les éléments ont deux attributs : une utilité pratique (référence fonctionnelle pour l’action) d’abord, et une dimension prescriptive (normativité), du fait de leurs liens avec l’affectivité, l’idéologie, les stéréotypes et les croyances du groupe.

Le système périphérique, constitué d’éléments moins importants que le noyau central pour l’individu, est rapporté à l’emprise du noyau central. Ses éléments sont des schèmes de concrétisation ou d’illustration de la représentation, comprenant les jugements, croyances, stéréotypes. C’est aussi le « pare-choc » (Flament, 1994) qui bloque les éléments contradictoires, absorbe l’indicible, l’injustifiable, sans dommage pour le cœur du système sociocognitif, qui favorise le maintien de ce qui est non-négociable ou inconditionnel. C’est la fonction de défense du système périphérique. Cette fonction est liée à celle d’individuation, qui autorise et justifie l’intégration de données personnelles de l’individu, liées à son histoire, son vécu, ses expériences. Les nombreuses variantes individuelles sont rendues possibles par la souplesse du système périphérique, qui s’arrange avec la réalité dans des fonctions de concrétisation et de régulation.

Alors comment reconnaître des représentations quand ses schèmes d’illustration (le système périphérique) sont eux-mêmes changeants et s’adaptent pour que la représentation centrale soit stable, même lorsque les expériences vécues sont en contradiction avec elle ?

3.1.3. Critères de reconnaissance des représentations

Moscovici (1976) a déterminé trois critères de reconnaissance des représentations : la dispersion, la focalisation et la pression à l’inférence.

La dispersion (la vacuité) de l’information concerne l’objet de la représentation, du fait de la complexité et des différences de position et de statut des acteurs sociaux. En effet, lorsque ceux-ci manquent de données objectives, des biais et des distorsions sur sa définition en résultent et se propagent. Par exemple, il est tout à fait évident que les apprenants de langue anglaise n’ont pas en leur possession toutes les informations relatives à la langue et à son apprentissage (d’ailleurs, qui le pourrait ?), qu’il s’agisse de données historiques, linguistiques, sociologiques, économiques ou autres.

La focalisation est la procédure d’accentuation de certains traits d’un objet de représentation, et d’occultation d’autres, inadaptés au système de valeurs des acteurs ou des sujets. Ainsi, selon ses idées, ses préoccupations personnelles, un individu accordera plus d’importance à certaines informations qu’à d’autres. On aura donc un prototype au lieu d’une vision globale et complète de l’objet. Ainsi, si je suis né dans un village perdu dans la campagne française, que je n’ai jamais voyagé et que je n’ai pas de velléités de rencontres avec des étrangers ou de voyages, il est fort probable que je ne jugerai pas l’apprentissage de l’anglais comme capital, ou au contraire, que ce genre d’environnement créera un désir de partir et de découvrir.

La pression à l’inférence est le troisième critère de reconnaissance des représentations. C’est la nécessité de parvenir à une explication et à un code commun par rapport à un objet et des phénomènes. Elle se concrétise par des conversations et des formulations descriptives et évaluatives de l’objet, en interaction avec des membres de groupes d’appartenance ou de référence, dans le but de parvenir à un accord sur le contenu de la représentation et de réduire la complexité d’une question afin de l’adapter aux impératifs de

l’action, de la communication et du discours. De cette façon, l’individu construit ses propres représentations tout en adhérant aux croyances de son groupe.

Dans le cadre de cette recherche, je n’étudierai pas la façon dont se co-construisent les représentations des jeunes de BTS (car je n’ai pas mené d’entretiens collectifs), mais bien plutôt le résultat individuel de cette co-conconstruction, à savoir les représentations partagées et non partagées des étudiants sur la langue anglaise orale et sur eux-mêmes en tant qu’apprenants de cette langue.

3.2. A quoi servent les représentations ?

3.2.1. Fonction cognitive

La première fonction des représentations est la fonction cognitive dans le sens où celles-ci permettent la construction commune d’un savoir partagé. Les représentations sont un moyen pour les individus de comprendre la réalité en la faisant rentrer dans un cadre qu’ils comprennent et auquel ils adhèrent. Ainsi, ils effectuent une « domestication » (Moscovici, 1984) de l’étrange pour rendre les choses compréhensibles et acceptables, définissant ainsi « un cadre de référence commun qui permet l’échange social » (Abric, 1996 : 16). En discutant, en échangeant sur leurs représentations avec leur groupe d’appartenance, ils établissent une communication qui participe à la construction et à la diffusion du savoir.

Ainsi, si je suis convaincu de l’utilité de la langue anglaise dans ma vie professionnelle future, cette représentation peut m’aider à comprendre et à expliquer pourquoi, par exemple, je fais les efforts nécessaires à l’apprentissage de la langue en classe et à l’extérieur de la classe. En communiquant cette représentation à mon groupe d’appartenance, je participe à la construction du savoir et il se peut que j’influence la modification de la représentation. Tout l’enjeu de ce travail de recherche sera de comprendre si oui ou non, la communication des représentations peut changer celles-ci et influer sur les comportements.

3.2.2. Fonction d’orientation

Les représentations sociales aident aussi les individus à définir des buts, et peuvent ainsi être le moteur de comportements et donc influencer les pratiques des individus. Elles sont ainsi une sorte de guide qui sert de prélude à l’action, comme le souligne Moscovici (1976) :

Si une représentation sociale est une « préparation à l’action », elle ne l’est pas seulement dans la mesure où elle guide le comportement, mais surtout dans la mesure où elle remodèle et reconstitue les éléments de l’environnement où le comportement doit avoir lieu. Elle parvient à donner un sens au comportement, à l’intégrer dans un réseau de relation où il est lié à son objet. Fournissant du même coup les notions, les théories et le fonds d’observations qui rendent ces relations stables et efficaces. (Moscovici, 1976 : 47)

On voit bien dans ce texte de Moscovici comment les fonctions cognitives et d’orientation des représentations sont imbriquées, et on comprend que ce point est essentiel dans la pratique de terrain quotidienne des enseignants, qui cherchent pour leurs élèves à les exposer à la langue et à leur donner l’envie d’apprendre ; c’est pourquoi j’explorerai dans ce travail les liens entre représentations de la langue et pratique de celle-ci pour révéler si, oui ou non, l’exposition à l’anglais influence les représentations de la langue, et in fine, pour tenter de modifier les comportements des étudiants.

Les représentations déterminent d’abord le but d’une situation. Si je suis convaincu de la nécessité d’apprendre l’anglais, je vais chercher des moyens de le pratiquer avec un groupe social qui partagera cette représentation, par exemple en m’inscrivant sur un groupe de discussion sur Skype, dont la finalité est de pratiquer et d’améliorer l’anglais oral.

Ce faisant, les représentations sont à l’origine d’un système d’anticipations et d’attentes. Les informations que j’ai sur l’objet de la représentation vont être sélectionnées, choisies, interprétées, certaines seront éliminées, pour que le cadre de mes représentations ne soit pas menacé. Si je m’inscris sur ce groupe de discussion en ligne, c’est que j’attends une pratique et une progression de la langue, comportements qui rentrent dans le cadre de mes représentations sur ce que doit être la langue parlée anglaise ou un bon apprenant de cette langue. Ainsi, mes attentes viendront confirmer la représentation que j’ai de l’objet langue orale anglaise ou bon apprenant de langue étrangère.

Enfin, les représentations établissent (ou révèlent) des normes, c’est-à-dire un ensemble de règles qui vont dicter sa conduite à un groupe social. En d’autres termes, les représentations vont définir ce qu’est une bonne pratique et la discriminer d’une mauvaise pratique en cohérence avec les représentations partagées par le groupe, comme le rappelle Abric (1994), pour qui les représentations sont « prescriptives de comportements et de pratiques. Elles définissent ce qui est licite, tolérable ou inacceptable dans une situation donnée » (Abric, 1994 : 17). Ainsi, il est fort à parier qu’un apprenant qui souhaite développer ses capacités orales saisira les opportunités de rencontre dans la rue avec des étrangers.

3.2.3. Fonction de justification

Ainsi, les représentations sociales peuvent impacter les conduites, mais ce n’est pas là leur seule fonction, car elles apportent aussi une justification a posteriori de ces comportements. De cette façon, les attitudes, pratiques et comportements se trouvent légitimés, ce qui renforce la discrimination entre les groupes sociaux, comme le note Abric (1994) à propos des groupes qui se trouvent en compétition :

Ainsi, dans la situation de rapports compétitifs vont être progressivement élaborées des représentations du groupe adverse, visant à lui attribuer des caractéristiques justifiant un comportement hostile à son égard. (Abric, 1994 : 18).

Or, il n’est pas rare de remarquer en classe des comportements de défiance vis-à-vis de la langue et de la culture anglo-saxonnes, comme si s’affirmer en tant que Français et critiquer certains traits de la culture « adverse » permettait d’affirmer son identité d’étudiant de France. En outre, j’ai de nombreuses fois observé, lors de travaux oraux en groupe dans mes classes de BTS, des étudiants profitant de ce temps pour pratiquer leur anglais oral et s’irritant ouvertement contre leurs camarades qui utilisent le français, ces derniers manifestant en retour leur mécontentement en faisant valoir leur droit de ne pas parler en anglais. On voit bien dans cet exemple comment les représentations peuvent d’une part enfermer les acteurs dans un rôle, et d’autre part appuyer les différences socio-scolaires, voire sociales.

3.2.4. Fonction identitaire

Les représentations jouent un rôle dans la définition de l’identité des groupes, avec leurs spécificités sociales, établissant « une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe » (Jodelet, 1989b : 52). Ainsi, les représentations permettent à l’individu de se définir comme appartenant à un groupe donné partageant des valeurs et des normes, et donc d’avoir une place dans le système social en renforçant ses liens avec celui-ci. Ainsi, Moscovici définit les représentations sociales comme :

des systèmes de valeurs, des idées, et des pratiques dont la fonction est double : en premier lieu, établir un ordre qui permettra aux individus de s’orienter et de maîtriser leur environnement matériel, ensuite faciliter la communication entre les membres d’une communauté en leur procurant un code pour désigner et classifier différents aspects de leur monde et de leur histoire individuelle et de groupe. Moscovici (1973 : XIII)

Elles sont donc un « code » commun et partagé qui situe l’individu dans son groupe, sont garantes de la cohésion de celui-ci et participent à la catégorisation et à la comparaison sociale : si j’appartiens à un groupe qui juge que la langue anglaise est essentielle, je vais certainement dans le même temps discriminer un groupe pour qui l’anglais n’a aucune ou peu d’importance. La fonction identitaire a aussi pour but que l’individu puisse conserver une image positive de lui-même au sein de son groupe social, ce qui est à rapprocher du concept de « face » de Goffman (1974).