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1. Qu’est-ce que la modalité orale ?

1.1. Particularités de la modalité orale

1.1.4. La langue comme part de l’intime

1.1.4.1. Fonction identitaire

En premier lieu, si les représentations de la LE sont un domaine largement exploré, les liens entre représentations et utilisation de cette langue à l’oral, bien qu’évidents, sont mal définis. Le Lièvre (2008) souligne les réticences des Français à apprendre l’anglais dans un contexte national et international. Si le français est ressenti comme la langue de l’humanisme, l’anglais représente l’uniformisation, et les stratégies des Français pour diminuer l’impact de cette langue qui les menace sont nombreuses. Le Lièvre (2008) évoque la prononciation francisée de l’anglais comme défense et défiance :

Cet anglais francisé peut être vu comme une victoire des Français sur l’anglais, les Français en imprimant « leur patte » à l’anglais nous disent que l’anglais est sous leur contrôle. Les Français, tout en étant anglophones, pour un certain nombre, font de la résistance en ayant un « mauvais » accent anglais, parvenant ainsi à infléchir l’anglais dans une direction plus en conformité avec leurs représentations de l’anglaiset de la place qu’il convient de ménager à cette langue qui vient les « narguer » en venant prendre une place que le français considère comme devant lui revenir. Les Français se sentent menacés par l’anglais au niveau international puisqu’il leur ravit une place que le français a occupée pendant longtemps. Au plan national, les Français se sentent aussi menacés par l’anglais qui participerait de la déliquescence de la langue française. (Le Lièvre, 2008 : 320)

Cette perception de menace est doublée d’une mécompréhension qui pourrait être due à un facteur physiologique bien connu : la fréquence sonore des deux langues. Chaque langue utilise une partie du spectre sonore et un individu sera plus à même d’identifier et de produire les sons et les fréquences entendus pendant l’enfance (Matter, 2006 : 26). Or, le français utilise certaines fréquences basses débutant à 125 hertz et allant jusqu’à 300 hertz, ainsi que d’autres fréquences s’étendant de 1000 à 2000 hertz environ. L’anglais utilise des fréquences allant de 2000 à 12000 hertz, qui paraissent très hautes à un francophone. Il n’est donc pas étonnant que Français et Anglais ne puissent littéralement pas s’entendre. De même, on comprend mieux l’image de personnages hauts en couleurs et qui en font trop accordée aux Anglais par les Français : il n’est pas rare de constater un mouvement physique de recul d’un Français lorsqu’un Anglais lui lance un « Hi! How are you? » enthousiaste et haut perché.

Au niveau individuel, la psychologie, qui éprouve des difficultés à définir l’adolescence, reconnaît les difficultés psychologiques liées à la menace de l’identité éprouvées par les jeunes. En psychologie cognitive, certains chercheurs (Sawyer, 2018) estiment que la fin d’adolescence aurait lieu autour de 24 ans, ce qui correspondrait à la maturité neurologique. Ainsi, des apprenants en BTS, dont l’âge varie généralement entre 17 et 20 ans, pourraient connaître des réticences à parler anglais en raison de leur peur de voir leur identité menacée à une période de leur vie où celle-ci est encore en construction. Cette crainte vaut pour eux-mêmes, mais certainement bien plus encore face au groupe-classe. Les représentations (concept que je développerai dans la partie 3) qu’un apprenant se fait sont une sorte de savoir partagé avec son groupe de pairs, ce partage le constituant comme membre à part entière d’un groupe social construit. Ainsi, si je choisis de parler anglais avec un accent « franglais », j’affirme ma propre identité de français pour moi-même et dans le groupe car je partage des valeurs, des normes avec celui-ci ; cela me permet de rester dans le groupe, de communiquer et d’échanger avec lui, et alimente le système de représentations auquel je participe. Ainsi, comme le rappelle Le Lièvre, les représentations sont « à la croisée entre le social, l’identitaire et le cognitif » (Le Lièvre, 2008 : 147).

Blanchet (2000), dans le même sens, définit la langue comme ayant « deux fonctions essentielles : une fonction communicative et une fonction identitaire » (Blanchet, 2000 : 111). En effet, la langue avec laquelle je communique me met en relation avec autrui (fonction communicative sociale), développe mon apprentissage de cette langue (fonction cognitive

évoquée par Le Lièvre mais non par Blanchet) et participe à ma construction identitaire (fonction identitaire).

Concernant la fonction communicative de la langue, Arrivé, Gadet et Galmiche (1986) définissent une langue comme « un système de significations utilisé notamment à des fins de communication » (Arrivé et al., 1986 : 366) ; pour les chercheurs, les aspects subjectifs de la langue s’appuient sur la perception empirique de différences :

Pour avoir entendu parler une langue étrangère (ou une variante de leur propre langue), les sujets parlants prennent confusément conscience de la spécificité de leur système linguistique, même s’il leur reste la vague idée qu’il y a quelque scandale dans les différences qu’ils observent : pourquoi donner le nom étrange de Brot à ce qui est si raisonnablement appelé pain ? (Ibid.)

On voit bien ici comment la langue maternelle peut servir de norme, de modèle, de base de référence pour l’apprentissage d’une langue étrangère. Le terme « scandale » souligne qu’en matière de communication, les écarts ressentis entre LM et LE ne sont pas nécessairement facilitants.

Concernant la fonction identitaire, elle est multiple car, en parlant (bien ou mal) une langue :

 je m’affirme comme sujet en tant qu’individu ;

 je donne des indices sur la relation que j’ai avec cette langue ;

 je me place comme individu appartenant à un groupe, participant ainsi à la cohésion du groupe et à la construction des représentations de celui-ci sur la langue.

Mallet (2013 : 86-89) insiste aussi sur le fait que la langue constitue une personne comme sujet, et qu’elle est une part intime de lui-même. Auprès de la langue maternelle, celle de l’enfance, Mallet souligne cette menace que représente la langue étrangère :

La langue maternelle est par ailleurs une langue « évidente » parce qu’unique, sans grande possibilité de retour sur elle-même et sur le cadre dans lequel elle nous fait évoluer. Apprendre une langue étrangère, c’est-à-dire non maternelle, va mettre en péril cette évidence et peut faire entrer le sujet dans un entre-deux langues instable et potentiellement anxiogène. La fusion avec la langue maternelle n’opère plus et le sujet n’adhère plus complètement aux mots, au sens propre. En même temps qu’il se décolle de sa langue maternelle, il lui faut se faire une place dans la langue étrangère. Il lui faut se créer une parole,

exister dans cette langue dont les sonorités, les constructions, les graphies sont inconnues et n’est reliée à rien d’intime, et entrer dans le réseau dialogique qu’elle entretient. (Mallet, 2013 : 87)

Mais si la LE constitue une menace, elle peut aussi être source de créativité et de liberté. Ainsi certains artistes francophones chantent en anglais (Pony Pony Run Run, Imany, Daft Punk, Phoenix et bien d’autres) ou mélangent les langues (Gilles Vigneault, Julien Doré, Christine and the Queens, etc.), symbole d’affranchissement des deux langues tout autant que d’attachement à celles-ci. En littérature aussi, certains écrivains font le choix de ne pas s’exprimer dans leur langue maternelle, comme le développent Mignot et Soares (2016) à propos de Samprun et Canetti : le premier, espagnol, publia la majeure partie de son œuvre en français, quand le second, dont la première langue fut le judéo-espagnol, reçut le Prix Nobel de Littérature de 1981 pour son œuvre en langue allemande. Mignot et Soares soulignent par ces exemples la dimension intime et affective de la langue étrangère apprise, qui devient alors langue d’expression artistique.

Ainsi, Mallet de continuer :

La langue étrangère est aussi un questionnement de la langue maternelle, une remise en cause de la représentation de soi et du monde qu’elle véhicule, de son propre fonctionnement psychique avec les mots. En cela, elle est constitutive du sujet car elle lui offre la possibilité de s’excentrer, d’explorer son être et sa langue. Elle le fait à la fois par la remise en cause de l’évidence de la langue maternelle, mais aussi parce qu’elle offre au sujet la possibilité de se construire en se disant lui-même autrement, dans une autre représentation du monde. Elle est potentiellement un espace de liberté et de créativité que la langue maternelle ne permet pas et les artistes, plus que d’autres, l’ont investi. Le terme de créativité ne se limite pas à mon sens uniquement aux créations artistiques, mais à toute appropriation de la langue étrangère pour en faire le moyen d’une expression singulière. (Mallet, 2013 : 87)

D’autre part, Mallet souligne que parler une langue étrangère nécessite un engagement physique :

L’appropriation de la langue ne se limite d’ailleurs pas à ce qu’on exprime, mais engage la totalité de l’être. Y. Oida (1998 : 81) le confirme avec le travail de comédien :

« Quand on observe le jeu d’un acteur parlant également le français et l’anglais, on a l’impression que toute sa personnalité a fait un glissement entre les deux versions. Manifestement sa personnalité n’a pas changé, mais elle semble l’avoir fait puisque les détails [manière de se lever d’une personne, de bouger, les mots qu’elle choisit pour communiquer, etc.] se sont transformés. »

Corps et esprit peuvent donc s’engager dans cette transformation, l’un et l’autre liés dans ce saut dans l’inconnu que constitue la langue étrangère et qui permet d’être soi-même en étant autre. (Mallet, 2013 : 88)

Mallet parle d’un « glissement » de gestes entre les deux langues, mais on peut aller plus loin encore. Certains gestes sont spécifiques à la langue anglaise (comme d’ailleurs il existe des gestes typiquement français), et certains sons nécessitent un positionnement de la bouche et de la langue en particulier. Or, ceci est visible par une personne extérieure. Je pense notamment au son /r/ et au fameux « th » (/θ/ ou /ð/) anglais. Il est courant pour les apprenants de prononcer un /r/ guttural à la française là où le son anglais demande d’ouvrir la bouche plus longtemps ; ou alors on laissera entendre un son /s/ ou /z/ pour le « th » de peur de postillonner devant ses pairs, voire même de paraître avec une bouche déformée.

On voit bien dans ces exemples que parler anglais n’est pas seulement une compétence linguistique, mais que cela implique le locuteur bien plus intimement, car il possède ses représentations propres, peut se sentir menacé par cette langue qui demande une implication même physique. Je parle ici de ce qui se passe du point de vue individuel lorsqu’une personne parle anglais, mais il ne faut pas oublier que la langue se parle en présence d’un interlocuteur. C’est ici qu’intervient le concept de « face » développé par Goffman (1974), qui la définit comme « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. » (Goffman, 1974 : 9). La condition de toute interaction, pour Goffman, est que chaque interactant puisse garder la face en maintenant une image de soi (et de l’autre) consistante dans une situation de consensus où chacun cherche à se préserver et à préserver l’image de l’autre. On comprend bien comment un apprenant peut se sentir vulnérable dans une situation de classe où il est observé et jugé par ses camarades alors même qu’il ne maîtrise que partiellement les codes linguistiques et culturels de la langue qu’il apprend. Le thème de la vulnérabilité chez Goffman explique bien la mise en danger qu’un apprenant peut ressentir : « Il ne s’agit cependant pas d’une vulnérabilité seulement physique mais aussi d’une vulnérabilité sociale et symbolique. » (Goffman, 1988 : 195). Face à son interlocuteur, l’élève va chercher à éviter l’embarras, à se faire confirmer dans son rôle, à se conformer à la normalité collective et à garder la face à tout prix.

Pour ce faire, un travail de mise à l’abri est entrepris : c’est la « figuration » ou « face-work », soit « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la

face à personne (y compris elle-même). » (Goffman, 1974 : 15) dans le but de « parer aux « incidents », c'est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face. » (Ibid.) Les types de figuration impliquent l’évitement (direct, comme par exemple éviter de parler anglais en classe, ou indirect, comme détourner le regard) ou la réparation (comme l’utilisation de l’humour, par exemple, comme moyen de reconnaître qu’il y a eu un « incident » suite auquel on essaie de rétablir une interaction satisfaisante). En classe de langue, nombreuses sont les occasions où les étudiants parlent en français lorsque l’activité consiste à s’exprimer en anglais, ce qui est un type d’évitement. Si la face ne peut être préservée, si la figuration échoue, c’est le moi entier qui est menacé et peut être stigmatisé, c’est-à-dire mis à l’écart du groupe. Cette peur de perdre la face peut ainsi être un frein ou un moteur à l’engagement dans l’apprentissage de la langue étrangère.