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2. Modèles scientifiques de la production orale

2.1. De l’intention à l’articulation

2.1.2. La production orale en psycholinguistique

2.1.2.1. Levelt et Kormos

Levelt (1989), au Max Planck Institut voor Psycholinnguïstieks aux Pays-Bas, s’est attaché à décrire un modèle de production orale pour la L1 (le néerlandais) qui reste une référence en psycholinguistique et a été largement utilisé comme base à de nombreuses études sur l’apprentissage de la L2. Je vais donc expliquer le modèle de production langagière en L1

En 1999, son schéma de la production orale (ou « du locuteur », littéralement : « a blueprint of the speaker ») est légèrement modifié par rapport à celui de 1989 et montre deux systèmes permettant la production orale allant de la conception du message à la parole (« overt speech »), comme le montre la figure ci-dessous. Le premier est le système rhétorique (ou sémantico-syntaxique) qui inclut la préparation conceptuelle et l’encodage grammatical, et le second est le système phonologique et phonétique qui met le message en forme.

Figure 3 : Modèle de production orale de Levelt (1999 : 97)

Levelt détermine différentes étapes (dans les rectangles blancs sur le schéma) permettant la production orale34. Dans le système rhétorique, la première est la préparation

conceptuelle (« conceptual preparation »), c’est-à-dire la préconception de ce qui va être dit en termes de lexique et qui repose aussi sur des connaissances (dans les ellipses sur le côté droit du schéma), concernant en particulier l’interlocuteur et le contexte social dans lequel a lieu la production orale, ainsi formant le message préverbal (« preverbal messsage »). Dans l’étape d’encodage grammatical (« grammatical encoding »), les lemmes et leurs informations lexicales et syntaxiques sont activés dans le lexique mental, et la structure de surface (« surface structure ») peut alors être construite puis encodée phonologiquement

Dans le système phonologique et phonétique, la première étape est celle de l’encodage morpho-phonologique (« morpho-phonological encoding »), en particulier ce qui concerne la prosodie en relation avec la structure grammaticale sélectionnée et la syllabification des mots et expressions. L’encodage phonétique (« phonetic encoding ») a ensuite lieu et permet un geste articulatoire – reposant sur une base de données de gestes moteurs articulatoires, le « syllabary », que l’enfant commence à développer un peu avant ses un an (Levelt, 1999 : 110) –, exécuté dans la phase d’articulation, dont le résultat est la parole. Enfin, une phase d’auto-perception (« self-perception »), qui peut avoir lieu au moment de l’étape d’encodage phonologique et/ou d’oralisation, donne l’occasion au locuteur de contrôler et éventuellement de corriger sa production.

Levelt détermine donc plusieurs phases d’encodage et de planification – de « conceptualisation » et de « formulation » – allant jusqu’à l’ « articulation », comme le résume Lennon (2000) :

Levelt (1989) assumes that message formulation proceeds by retrieving “lemmas” (lexical items as yet devoid of phonological or morphological information) from the mental lexicon and then applying syntactic rules so as to generate structure strings, which are then translated into phonological strings. (Lennon, 2000 : 31)

Ce processus cognitif extrêmement complexe repose à la fois sur des connaissances (antérieures, sociales, discursives, de lexique, de code articulatoire) et sur trois « modules » : le conceptualisateur (« conceptualizer ») qui planifie ce qui va être dit, le formulateur (« formulator ») où sont choisies les unités lexicales et les règles linguistiques afférentes, et l’articulateur (« articulator ») qui convertit les intentions et conceptions préalables en projet phonétique. Dans le conceptualisateur, les intentions communicatives sont transformées en message préverbal qui se construit en deux phases : la macro-programmation

(« macroplanning ») où ce qui va être dit est sélectionné, et la micro-programmation (« microplanning ») où le locuteur conçoit la façon dont les choses vont être dites.

On voit bien dans cette explication du modèle de Levelt la complexité du processus de production orale, alors même qu’il évoque le cas de locuteurs natifs adultes pour lesquels certaines étapes sont fortement automatisées. Les travaux de Wray (2000) cherchent d’ailleurs à définir le rôle des séquences préformées de langage dans la production orale et ses effets sur la fluidité. C’est l’approche psycholinguistique du « formulaic language », qu’elle définit comme :

[…] a sequence, continuous or discontinuous, of words or other meaning elements, which is, or appears to be, prefabricated: that is, stored and retrieved whole from memory at the time of use, rather than being subject to generation or analysis by the language grammar. (Wray, 2000 : 465)

Il s’agit donc d’expressions toutes faites, préfabriquées, que l’apprenant peut apprendre ou utiliser telles quelles, à la manière de ce que l’on trouve dans les guides de conversation pour le voyage (les « phrase-books »), et qui sont révélatrices des usages des locuteurs natifs :

In recent years there has been increased interest in targeting formulaic language in second language teaching. In its narrow sense, formulaicity has always been a useful entrance point for the learner, with the “phrase-book” approach providing a few pre-learned utterances for asking the way to the station or ordering a cup of coffee. However, there is much more to it than this. Gaining full command of a new language requires the learner to become sensitive to the native speakers’ preferences for certain sequences of words over others that might appear just as possible. (Wray, 2000 : 463)

Wray (2000) s’intéresse donc à l’utilisation de ces séquences préformées, entre autres chez les apprenants de langue étrangère. Quant à Levelt (1999), s’il étudie le cheminement de la parole chez des locuteurs natifs, on peut se demander ce qui se passe avec des locuteurs adolescents en langue étrangère, considérant les contraintes individuelles et institutionnelles que j’ai évoquées plus haut.

C’est la question de la production orale en L2 que je vais évoquer maintenant. Kormos (2006) reprend le modèle proposé par Levelt comme point de départ en insistant sur les similitudes entre la production orale en L1 et en L2, et en y intégrant les spécificités de la production en langue étrangère d’après les résultats mis en lumière par les récentes recherches sur la mémoire. Rappelons que dans le modèle de Levelt, il existe trois « réserves » de connaissances (« knowledge stores ») : la connaissance du monde interne et externe, le

lexique mental et le syllabaire. Kormos suggère un nouveau modèle dans lequel il y aurait une réserve de mémoire à long-terme, incluant 1) la mémoire épisodique (« temporally organized events or episodes experiences in one’s life », Kormos, 2006 : 167), 2) la mémoire sémantique (c'est-à-dire, les concepts linguistiques et non linguistiques), qui elle-même comprend trois niveaux (conceptuel, des lemmes et des lexèmes) et inclut le lexique mental, ainsi que 3) le syllabaire, et 4) les connaissances déclaratives des règles de la L2, comme le montre son schéma.

Figure 4 : Modèle de production orale bilingue L1/L2 de Kormos – The model of bilingual speech production (Kormos, 2006 : 168)

La nouveauté de ce modèle de production orale repose sur une organisation légèrement différente de celle de Levelt, mais surtout sur le fait que pour Kormos, si l’existence des mémoires épisodique et sémantique (dont le lexique mental et le syllabaire) est commune aux locuteurs de L1 et de L2, les connaissances déclaratives des règles syntaxiques et phonologiques de la L2 sont spécifiques aux locuteurs de cette langue. Elle souligne par ailleurs que, contrairement aux règles qui sont automatisées selon Levelt pour les locuteurs de

phrase- and clause-building as well as lexical and postlexical phonological rules are not automatic and are stored in the form of declarative knowledge. » (Ibid.) Ces règles peuvent être acquises et mémorisées sous la forme déclarative soit en étant présentées explicitement à l’apprenant (c’est ce qui se passe dans de nombreux cours de langue), soit par déduction à partir de l’exposition à la langue (Kormos, 2006 : 177).

Pour Kormos, le lexique mental repose sur des lexèmes (connaissance de la forme des mots) et des lemmes (leurs caractéristiques syntaxiques et phonologiques) de L1 et de L2 qui comprennent de nombreux liens entre eux. L’encodage syntaxique (relié à ce lexique mental) est constitué de l’activation de l’information syntaxique puis de son utilisation (pour assembler les phrases). Pour les apprenants de L2, cela requiert des connaissances procédurales mais aussi déclaratives (ce dernier type de connaissances n’étant pas utilisé par les locuteurs de L1), et Kormos souligne que certaines règles ne sont simplement pas connues du locuteur de L2. Les phases d’encodage phonologique, phonétique et d’auto-perception (« self-perception » chez Levelt, « monitoring » chez Kormos) ne sont pas sensiblement dissemblables dans les deux langues, à la différence que le « contrôle » (« monitoring ») en L2 demande une attention particulière qui n’est pas souvent disponible, ce qui implique une priorisation de certains choix sur d’autres (par exemple, favoriser le contenu à la forme, ou le lexique à la grammaire, Kormos, 2006 : 173).

Le modèle de Kormos pose donc que les mécanismes de production orale sont majoritairement les mêmes en L1 et en L2, les connaissances étant partagées d ans les deux langues. Les différences majeures sont la compétition entre les deux langues (qui rivalisent pour être sélectionnées, cela pouvant créer des interférences), les processus d’encodage et les besoins de compenser le manque de connaissances en L2 (pouvant mener à des changements de code, à la réduction voire à l’abandon du message).