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2. Modèles scientifiques de la production orale

2.2. Complexité, correction et fluidité

2.2.1. Fluidité

2.2.1.1. Définitions de la fluidité

Le premier élément saillant qui ressort de l’étude de la littérature concernant la fluidité est la relative difficulté à définir cette notion, qui est protéiforme. D’un point de vue terminologique, d’abord, plusieurs mots sont utilisés et désignent des concepts différents, regroupant des significations générales ou des définitions plus spécifiques et linguistiques.

Ainsi, traditionnellement, la fluidité fait référence à une compétence langagière globale (et non seulement orale), à une « aisance » se rapprochant de celle d’un locuteur natif (Lennon, 1990, Chambers, 1997, Riggenbach, 2000). Plusieurs termes sont d’ailleurs utilisés en linguistique anglaise pour parler de la « fluidité » : « fluency », « ease », « smoothness », « proficiency ». C’est le mot « fluidité » que j’utiliserai dans ma recherche, car il me semble plus approprié que le terme d’ « aisance » qui laisse entrevoir une idée d’aptitude naturelle et d’absence d’efforts, peu adaptées au contexte de l’apprentissage d’une langue étrangère37

. En anglais, les linguistes utilisent aussi le terme « proficiency » (Hulstijn, 2015), comme je l’ai évoqué, mais celui-ci fait référence à une compétence langagière générale (maîtrise, connaissance, fait d’être « bon » dans une langue, etc.), et non à la production orale spécifiquement. On pourrait m’opposer que c’est aussi le cas du terme « fluency », mais je trouve que la métaphore du flux, du courant, de ce qui coule (« flow ») se rapporte davantage à la production orale qu’à la production écrite de par son immédiateté. Il est intéressant de remarquer l’existence de cette métaphore dans de nombreuses langues, avec Koponen et Riggenbach (2000) :

In lay terminology, the term fluency has often been used to describe general foreign language proficiency in terms of “flow”, “continuity”, “automaticity”, or “smoothness of speech”, as is evident in the common expression “She speaks several languages fluently”. In a number of languages, impressions of proficiency are also often reported in terms associated with “movement”, “current”, “fluidity”, “liquidity”, or “ease”. For example, in German, common terms referring to a person’s speaking proficiency are flieesend (runningly) and flüssig (flowingly). In French, a similar reference to oral proficiency can be made with the term couramment (runningly), as in “Il parle couramment le russe” (he speaks Russian fluently). Similar associations with word flow can be found in Swedish with flytande (flowingly or floatingly), in Russian with belgo (runningly), and in Finnish with sujuvasti (in a flowing or liquid manner). (Koponen et Riggenbach, 2000 : 6)

Il est d’ailleurs important de souligner les difficultés de la langue orale par rapport à la langue écrite, comme je l’ai évoqué plus haut. En effet, en langue orale, la conception du message doit se faire de manière quasiment simultanée avec la formulation de celui-ci. Ceci peut causer des difficultés et même des blocages si les apprenants ne se sentent pas dans une situation de confiance. Il est donc difficile d’énoncer une parole fluide dans ce contexte.

Une autre comparaison intéressante est à trouver entre L1 et L2 : si dans sa langue maternelle, un locuteur n’aura la plupart du temps pas de problèmes pour encoder son message (l’encodage se faisant de manière automatique), il en va différemment pour la production en L2, où chaque étape peut être source de difficultés d’encodage, comme le remarque Hilton (2009) :

In L2 production, of course, the network of automatically available lexical and morphophonological representations is limited; we may follow similar procedures to structure concepts and discourse as in our L1, but encoding difficulties can provoke disfluency at every step of the formulation process: a concept may not activate the appropriate L2 lemma; the lemma may not activate appropriate syntactic, morphological, or phonological routines; and/or the articulatory apparatus may stumble over less well rehearsed segmental or suprasegmental combinations. (Hilton, 2009 : 646)

Ainsi, certains chercheurs étudient les liens entre fluidité et automaticité de la production langagière orale (Chambers, 1997, Raupach, 1987, Schmidt, 1992, Wray, 2000) en remarquant que, plus les processus sont automatisés, plus le locuteur sera « fluide » : « Fluency develops as more production processes become automatic. » (Chambers, 1997 : 537). L’automatisation réduirait la charge cognitive en libérant l’esprit du locuteur d’une attention ciblée, le rendant plus fluide, comme le souligne Chambers (1997) :

For foreign language learners much of the grammatical encoding (gender, agreement, verb conjugation for example) becomes automatic only gradually. Raupach (1987) equates non-automatised language with “hesitant and disrupted speech”, whereas “processing procedurally encoded knowledge is expected to result in fluent language performance containing longer segments of uninterrupted speech” (Raupach, 1987: 132). Developing automatised mechanisms contributes to diminishing the processing load; as long as conscious efforts are required to produce accurate morphology, less space is available for other planning tasks and this is reflected in “choppy” utterances. (Chambers, 1997 : 537-538)

Ainsi, la définition de la fluidité n’est pas aisée. Elle est définie dans le CECRL par « the ability to articulate, to keep going, and to cope when one lands in a dead end. » (CECRL, 2001 : 128) La fluidité serait donc la faculté de ne pas rester bloqué à l’oral, de continuer l’interaction ou l’expression orale en continu, même lorsque l’on serait confronté à un obstacle de taille, ce qui s’inscrit dans la logique des méthodes communicatives, où le but est de pouvoir utiliser la langue de manière efficace alors même que s’exercent les contraintes d’une connaissance langagière limitée. Mais cette définition reste bien vague.

Ainsi, pour Bialystok (1990), même la description de ce concept par Fillmore (1979) revêt plusieurs formes, allant de la capacité à s’exprimer sans pauses à la faculté d’organiser à l’oral des contenus hautement élaborés :

Fillmore (1979) décrit des formes différentes de fluidité orale, et montre que chacune d'elle est l'expression d'une compétence orale différente. Ainsi, l'habileté à parler de façon continue, sans pause, et sans nécessairement employer des formulations et contenus élaborés, constitue un type particulier de fluidité. […] Le talent oratoire correspond à une toute autre sorte de fluidité. Certains orateurs possèdent certes une fluidité associée à de hauts niveaux de contrôle, mais leurs discours sont de plus brillants, profonds, et parfaitement structurés. (Bialystok, 1990 : 55-56)

Chez Fillmore (1979), il existe en effet quatre façons différentes de parler avec fluidité en L1. La fluidité pourrait être une capacité à s’exprimer avec peu ou sans pauses ; elle pourrait correspondre à la capacité à s’exprimer en utilisant une langue sémantiquement dense, cohérente et précise ; elle serait par ailleurs la capacité à dire des choses appropriées dans des contextes divers ; et enfin, elle serait la capacité à utiliser une langue créative et imaginative (Fillmore, 1979 : 93). Il est intéressant d’une part, de remarquer l’étendue de ce que recouvre le terme de « fluidité » à travers les définitions énoncées par Fillmore, et d’autre part, de souligner que ces capacités sont assez abstraites, et par conséquent, difficiles à étudier empiriquement. La fluidité serait donc un ensemble de compétences orales très diverses, ce

méticuleuse des tâches. Chambers souligne d’ailleurs qu’il existe une croyance selon laquelle la fluidité serait impossible à enseigner, et qu’elle arriverait de manière naturelle (voire magique), à la suite d’un séjour à l’étranger par exemple (Chambers, 1997 : 535), et Lennon (1990 : 390) insiste sur le fait qu’un locuteur peut être efficace dans l’une de ces composantes de la fluidité et mauvais dans une autre.

Enfin, une des difficultés pour la définition du terme « fluency » réside dans le fait qu’il est assujetti à la perception d’un interlocuteur : en effet, il n’y a pas de fluidité pour soi car elle dépend du jugement que se fait celui qui écoute et/ou prend part à la discussion (Chambers, 1997, Lennon, 1990, Riggenbach, 1991). Lennon (1990) a ainsi montré que la précision phonologique, l’utilisation d’expressions idiomatiques, les pauses pleines et le nombre de mots par unité sémantique entre les pauses contribuaient largement à la perception de fluidité qu’avaient des assesseurs. Ejzenberg (2000 : 287) définit la fluidité comme un acte de jonglage qui est basé à la fois sur le locuteur et sur l’auditeur, ce dernier percevant l’aisance avec laquelle le premier délivre son message et le caractère authentique du rythme de parole ; ainsi la fluidité est bien une représentation de la part de l’auditeur : « fluency […] depends on the speaker’s ability to maintain an “air of fluency” and convey an image of ease of expression to the interlocutor or rater. » (Ibid.) Ainsi, Riggenbach (1991) a mis en évidence que les phénomènes d’hésitation, et en particulier la fréquence des pauses silencieuses, plus que la vitesse d’articulation, jouent un rôle déterminant dans l’évaluation de la fluidité : « Becoming fluent therefore is not about speaking faster (articulation rate), but about pausing less often and pausing at the appropriate junctures in an utterance. » (Chambers, 1997 : 540)