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Propos, effacement énonciatif et point de vue

L'objectif en principe du discours du titre journalistique, réitérons-le, est d'éviter de commentariser l'information pour se délier de la subjectivité du locuteur, mais on constate que l'énoncé comporte des éléments que l'interprétation érige en commentaires. Des marques dont les modes de manifestation dans le discours sont multiformes, que l'on ne peut interpréter que par rapport à un contexte pragmatique. Elles témoignent de la façon dont les discours du monde, le Tiers de Charaudeau, sont posés par l'énonciateur. On dira que ce discours est "pris en charge", c'est-à-dire que l'énonciateur modifie le Propos par son degré d'adhésion, selon qu'il attribue la responsabilité à quelqu'un d'autre, qu'il commente sa propre parole ou qu'il thématise. Cette prise en charge n'appartient pas au locuteur qui n'en est qu'un simple rapporteur, mais elle est le fait d'un énonciateur. C'est ce détachement du locuteur des points de vue internes à l'énoncé qui donne ce tour objectivant aux énoncés non embrayés.

En effet, l'énonciation journalistique définit un énonciateur-journaliste mettant en scène le discours d'information déterminé par la situation de communication, par l'imagination et la construction de l'énonciateur. Cette situation intègre l'intentionnalité, situe le propos référentiel dans un univers du discours, pose donc le Propos auquel l'énonciateur apporte sa faculté de création et de construction. Le point de vue de cet énonciateur abstrait et complexe dépend de la charge significative et pragmatique qu'alternativement les pôles d'énonciation et

d'interprétation donnent à un mot ou à une expression ou à un procédé discursif. Il établit sa supériorité dans sa relation au lecteur car il joue sur une faculté à tout analyser et comprendre, sur la possibilité d'orienter la compréhension et les représentations du lectorat. Romedea (2005), faisant la synthèse des types de discours selon Patrick Charaudeau dans La

Grammaire du sens et de l'expression (1992 : 649-650), distingue dans les fonctions du

discours énonciatif par point de vue, cinq grands types :

Le point de vue du mode de savoir qui précise de quelle façon le locuteur a connaissance d'un Propos ; le point de vue d'évaluation qui concerne la manière de juger le Propos ; le point de vue de motivation concerne les modalités de l'obligation, de la possibilité, du vouloir, toutes les motivations de la réalisation du contenu d'un Propos référentiel ; le point de vue d'engagement vise le degré d'adhésion au Propos ; le point de vue de décision qui précise le statut de l'énonciateur et le type de décision que l'acte d'énonciation réalise. Tous ces points de vue portent sur la perception psychologisante de l'énoncé et sur la façon dont le locuteur voudrait que soit perçu cet énoncé. Il n'y a donc pas de cloison étanche entre ces différents types de point de vue. Prenons les titres suivants :

[a] Le scandale qui divise les Bétis. Damase a-t-il tué Ngongo Ottou ? 4 pages de révélations

accablantes (LP 24.09.93)

[b] Une main mystérieuse brûle 60 maisons (LP 08.01.98) [c] Le vrai bilan de l'an I du septennat (MU 06.11.98)

[d] Université Les raisons d'un chamboulement (MU 02.11.98) [e] La marâtre de la Cité verte écope de six ans (MU 12.10.98) [f] L'héritage dilapidé de Jeanne Irène (MU 14.09.98)

[g] Paul Biya lâche ses militants (MU 09.11.98)

[h] Complot contre Issa Hayatou à la Caf (MU 21.08.98) [i] Les Lions ont enfin un coach (MU 12.10.98)

[j] BAGANGTÉ Des ministrons galèrent derrière Chantoux (LP 05.11.02)

Le fait rapporté est un nom simple contenant en interne le sème d'évaluation "forte" ou d'affection : scandale, complot, chamboulement. Le grossissement des actes rapportés constitue un moyen d'agir sur le discours et sur le lectorat. Parce qu'elle est connotée, la référence oriente inévitablement la lecture du lectorat cible (au moins plus que "situation", "opposition", "mutation" [ou "changement"] respectivement), donne un contenu événementiel, extraordinaire au propos. La question de responsabilité ou non responsabilité du journal ne se pose pas du moment où le locuteur s'éclipse du discours et l'énonciateur est non identifiable. Le journal nous impose le travail de déconstruction et d'association de la

151 notion à l'ensemble des faits rapportés. Ainsi, dans le titre, l'énonciateur-journal procède par sémasiologie et invite le lecteur à une construction onomasiologique du sens. Lorsque les processus de reconstruction du lecteur ne connotent pas la forme de base pareillement que le voulait l'énonciateur-journal ou ne la connotent pas du tout, le sentiment du "titre-ronflant-au-contenu-vide" va naître. Pour être plus clair, si en lisant le texte suivant le titre on ne découvre aucune manifestation de ce qu'on pourrait appeler un complot, on a un échec de la déconstruction et reconstruction du lecteur.

L'adjectif qualificatif peut à son tour donner une valeur sémantique particulière au nom, l'évaluer et révéler l'implication de l'énonciateur : révélations accablantes, une main mystérieuse, l'héritage dilapidé. C'est donc une manière personnelle pour l'énonciateur de participer personnellement à ce qui est dit. On doit noter d'ailleurs une incertitude au niveau de la détermination du véritable sujet évaluateur. Qui par exemple en [a] est ou sera accablé par les révélations ? Les acteurs nommés dans l'énoncé (les bétis, Damase) ? Le lecteur ? Le journaliste ? Dilapidé et mystérieuse, ce sont-là également des évaluations dont la source est le principal. La vision de l'objet, construite par un ou différents énonceurs internes du journal, se veut une appréciation objective, du fait de l'éclipse d'une entité précise à laquelle on pourrait l'attribuer. Le principal assure la cohérence, la solidarité entre les instances d'énonciation, il peut alors être marqué par des adjectifs de modalité appréciative. Bien que nous ne sachions rien des critères d'évaluation de l'énonciateur, le point de vue peut se fonder un jugement d'autorité. Ainsi, le contexte de production de ces énoncés peut amener à se méprendre sur le statut du principal : si l'énonceur en [b] établit dans son propos qu'une main a brûlé 60 maisons et que les discours en circulation (discours entendus, pensée commune) voudraient que l'incendie ne fût pas accidentel mais volontaire (la main), et qu'en plus la main criminelle fût mystérieuse, le locuteur a le statut de "rapporteur", qui n'assume dans le dialogue ni les dénominations, ni les faits. S'il n'a pas pu identifier la main (et qu'il a des indices lui permettant d'affirmer qu'il s'agit d'une main), et qu'il la qualifie de mystérieuse, le principal change de détermination. Dans le premier cas, il est dans l'association énonceur – locuteur (plus proche d'une certaine lecture de l'animateur de Goffman), dans le second cas, il est dans l'association énonceur – locuteur - énonciateur. C'est également le cas en [f] avec la marque de modalité dilapidé, selon que la source du jugement est liée à l'unité du couple énonceur-locuteur- énonciateur ou extérieure à celui-ci.

En fait, partant du principe qu'un journal doit provoquer, provoquer par les sujets abordés et les positions prises, les médias se transforment en véritables tribunes d'expression de philosophies et d'ambitions variées. Au-delà de la polémique, il ne faut pas négliger la

fonction cathartique des énoncés en titre. Ainsi, le vrai bilan [c] suppose une énonciation antérieure, que l'auteur juge fausse et qu'il oppose à un bilan plus à sa convenance. Ce type d'opposition dans l'évaluation sert également à certains médias à se démarquer d'un média donné ou d'un groupe de médias dont la lecture des faits est jugée partisane.

Dans l'énoncé [j], l'affixe est porteur d'appréciation d'un nom ou d'un adjectif objectifs : -on est un suffixe à valeur diminutive très souvent péjoratif, avec entre autres exemples moussaillon, souillon. Un ministron n'est pas digne du titre de ministre, il est un "petit" ministre probablement à cause de son asservissement à ce titre et à la personnalité de celui qui le lui a offert. On a également un affixe porteur d'appréciation de la moralité d'un individu mar(-âtre), avec le sens de la mauvaise mère et moins celui de l'épouse de son père. Par ces dérivations, l'énonciateur-journal46 prend parti pour une certaine vision des entités désignées. Cela signifie un refus de la position de neutralité quant à juger de la valeur de ceux qui font l'actualité. En outre, l'énoncé Des ministrons galèrent derrière Chantoux est lourd de points de vue : en plus de ministrons patient du procès, le verbe galèrer est déjà une appréciation péjorative des actes subis, surtout que l'agent de ce procès est désigné par troncation Chantoux, certainement pour qu'il ne lui reste que l'aspect affectif et futile de son rôle politique. Ministron peut donc se justifier par la contradiction existant entre le sémantisme de galère et la futilité que l'on peut lire derrière la troncation.

Enfin est un adverbe d'un événement marquant la conclusion d'une action ou d'un discours. Dans ce cas [i], il est la tournure qui exprime un soulagement de l'énonciateur, le signe d'une certaine impatience. Le mot peut être renforcé d'un point d'exclamation qui transcrit une certaine montée de l'intonation à l'oral, expression d'un sentiment à l'égard de ce que l'on dit.

Enfin, Etoudi choisit son "sorcier blanc" ! (LP 31.03.98)

La lecture singulière de certains événements peut amener l'usage de verbes dont le sémantisme interne suffit à poser la gravité des faits que l'on attribue à un sujet : Paul Biya lâche ses militants [g] ne signifie pas qu'il était empêché, indisponible. La dérivation du mot utilisé fait du président un lâcheur, un homme indigne de la sympathie de ses militants ou tout simplement qui n'apprécie pas la compagnie de ceux-ci.

Le Lion se prend pour Moise (LP 19.05.93)

Il n'est pas Moise, tel est le jugement implicite de l'énonciateur. Le principal porte les marques de distanciation explicite, c'est-à-dire que le référent se connaît une faculté de

153 réflexion et d'orientation de son comportement vers les signifiés attachés (un mimétisme) à Moise, on ne sait pas s'il n'en revendique pas la dénomination. Or, le locuteur et principal prend des distances, par l'usage du verbe "se prendre pour" qui a un sème interne de réserve, par rapport aux convictions du sujet évoqué. Le commentaire, c'est donc qu'il veut être un Moise, très probablement pour son peuple mais il ne l'est pas.

Les verbes de modalité expriment une certaine manière de regarder le verbe à l'infinitif. L'idée regardante est une motivation par l'énonciateur de l'action du sujet regardé d'abord, même si par la suite celle-ci (la motivation) est partagée et logique pour tous. L'idée regardante dans le cas suivant est un impératif catégorique.

Les Lions doivent vaincre le Chili (LP 18.06.98) L'État doit dépenser moins et mieux (CT 16.07.98)

Cela veut dire que le principal considère l'évènement "perdre" comme possible et il donne son point de vue par rapport au contenu propositionnel de Lions – vaincre – Chili. Ce point de vue relève de la logique, une logique dont le résultat est la qualification ou l'honneur. Dans le second énoncé, l'évaluation associée au verbe de modalité signifie que cet État dépense, pour l'énonciateur beaucoup et pas à l'optimum qualitatif. La posture prise par cet énonciateur lui accorde une certaine autorité dans l'évaluation des dépenses de l'État.

L'interrogation est le mode privilégié de l'incertitude et de la distance vis-à-vis de son énoncé. Elle a les mêmes valeurs que le conditionnel journalistique (Sullet-Nylander, 2005) et relève de la catégorie médiative du discours. On peut ici également parler de discours en circulation.

Derrière le "Comité de vigilance" Français du Cameroun : un État dans l'État ? (LM 07.02.00)

Cela signifie qu'une opinion pense que la France installe un État au Cameroun derrière le Comité de vigilance qu'elle a mis en place au Cameroun. Même on n'a pas la position de l'énonciateur-journal, le principe ici est de présenter d'autres opinions que les énoncés officiels et de les soumettre à l'appréciation du public.

En outre, nous avons des imparfaits exprimant le futur dans les constructions avec hypothèse. Ce futur est dit hypothétique et il pose des réalités à première vue improbables, des suggestions. L'objectif est de situer dans l'irréel. Irréel du présent ou irréel du passé, l'intention est de rassurer, d'effrayer, de banaliser le fait, bref de bousculer les consciences.

Guerre de clan ou tentative de putsch ? Si Semengue prenait le pouvoir (LP 17.12.93) Incertitudes sur la zone franc face à l'euro Et si l'Afrique lâchait la France ! (LM 13.04.98)

Semengue étant l'un des responsables de l'armée, son premier général, le journal n'exclut pas une possibilité normalement absurde dans une démocratie. Le but est d'évoquer une

alternative à la confusion militaro-politique dans laquelle fonctionne le Cameroun. Les éventualités dont on parle font peur, mais les journalistes n'hésitent pas à aller aux devant des scénarii les plus improbables. Il est d'ailleurs courant de les voir accusés d'avoir préparé l'opinion, par la seule évocation d'un fait improbable, à des injustices et de faire le jeu des dictateurs de tous bords.

Le conditionnel journalistique est, un peu moins fréquemment que l'interrogation certes, le mode d'expression de l'incertitude, de l'emprunt ou de la distance prise avec le contenu de l'énoncé (Dendale, 1993). Il présume un énonceur différent de l'énonciateur qui apprécie le propos.

Diplomatie Le chef du protocole du PM viré

Il aurait failli créer un malaise diplomatique (LN 13.07.98)

Autant le locuteur affirme avec une certaine certitude l'énoncé-titre, autant il se veut réservé quant à la véracité du sous-titre. Cet énoncé vient certainement d'une source (emprunt) à laquelle l'énonciateur refuse d'adhérer complètement. Il prend dont une certaine distance par rapport au propos.

D'autres éléments de ponctuation peuvent marquer l'implication de l'énonciateur-journal à travers son énoncé.

Après l'appartement de la rue Foch, et d'autres propriétés et terrains de golf, Popaul a un nouveau château en Autriche (c'est un cadeau de l'ami Damase) Preuve que les longs-brefs séjours en Europe sont bénéfiques. (LP 20.08.93)

Dans cet exemple, la mise entre parenthèses est un tour pour suggérer une confidence possiblement utile, mais qui n'entre pas dans la substance de l'information. Il y a alors une certaine attitude de l'énonciateur vis-à-vis de son énoncé, de la hiérarchie des informations contenues dans celui-ci. Dans ce cas l'emphase énumérative est énonciative car l'attitude de l'énonciateur est de présenter, par la dislocation, un ensemble d'avoirs qu'il va saturer par la nouvelle acquisition : Après A, B, C, il y a D. En plus, on a un point de vue de l'évaluation dans l'appréciation de l'événement annoncé : bénéfiques.

Certains connecteurs argumentatifs expriment bien un sentiment ou un jugement du journal.

[a] Le Renouveau finance la Rose Croix alors que l'État vit une crise sans précédent. (LP 10.12.93) [b] Alors que l'économie se meurt… 6 milliards pour le golf de Mvomeka'a (LM 11.05.93)

Alors que est un connecteur argumentatif qui marque une certaine contradiction entre les deux procès. Rabatel (2005) reprenant une terminologie de Claude Hagège parle de connexion de nature syntaxique-hiérarchique. En effet, l'implicature de ces alors que serait : "quand l'État vit une crise sans précédent et que l'économie se meurt, le président de la République (le

155 Renouveau) ne doit pas financer la Rose Croix, encore moins se construire des parcours de golf". Autrement dit, la contradiction que l'on relève dans le procès subordonné permet à l'énonciateur d'évaluer le procès de la principale. Cette évaluation est renforcée par l'expression modalisante sans précédent.

Non, Poupoul n'est pas parti se soigner en Suisse ! (LP 27.01.98)

L'énonciateur-journal présente un point de vue d'engagement par le refus d'adhérer au propos, propos qui s'obtient par la transformation affirmative de l'énoncé : Poupoul est parti se soigner en Suisse. Le Propos est un discours rapporté car il renvoie à un autre acte d'énonciation et fait de l'énoncé un énoncé dialogique.

En somme, les titres de presse jouent sur une mise en scène de la complexité des positions énonciatives pour mettre en avant des idées, des propos qui leur seraient interdits, si l'on considère qu'ils sont voués à la neutralité. La neutralité est chimérique lorsqu'on peut faire intervenir l'énonciateur comme instance assumant les points de vue du locuteur-journal. Tous les points de vue pourraient apparaître, pris en charge par différents énonciateurs, mais une ligne éditoriale norme et sélectionne les énonciateurs et leurs actes d'énonciation pour le locuteur-journal. Cette tension imaginable entre les instances dans l'énonciation en titre pose de manière encore plus cruciale la question du fonctionnement des réseaux dialogiques dans ce genre textuel, dans cette énonciation particulière.

2.1.3.2.2 Le discours représenté

La problématique de l'énonciation intègre l'implication ou la distance de l'instance d'énonciation par rapport aux informations du message transmis. Ce que nous appelons ici discours représenté est un discours polyphonique, c'est-à-dire la superposition d'au moins deux énoncés : un énoncé d'un premier locuteur cité (L1) est rapporté par un second locuteur citant (l2), les deux discours se présentant comme au moins une double énonciation. On parle également de "discours rapporté", cette dernière notion dans notre perspective étant plus englobante encore des formes de l'interdiscours et relative aux mutations des formes discursives. Le discours représenté porte sur une déclaration-événement, il laisse mieux entendre

Les calculs pragmatiques du locuteur/énonciateur du discours citant pour rendre compte des dires et/ou des pensées et/ou des perceptions d'autrui selon l'usage qu'il en a dans le hic et nunc de son énonciation. (Rabatel, 2003 : 74-75)

Dans le discours représenté, la manifestation du phénomène de distanciation/implication autorise l'interprétation des calculs pragmatiques du locuteur par les dynamiques créées par

l'utilisation de cette forme discursive. NØlke & Olsen (2002 : 87) réclament l'exploitation de toutes les formes de discours représenté, aussi bien les discours représentés qui sont dits que ceux qui sont pensés : la linguistique n'a nul besoin de faire la distinction entre le dire et le pensé puisqu'en tant que représentée la pensée est verbalisée. On distingue trois modalités classiques : le discours direct (DD), le discours indirect (DI) et le discours indirect libre (DIL). Les titres de presse utilisent-ils la même variété de formes ?