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Figures de substitution paradigmatique

2.3 STYLE, LEXIQUE ET CRÉATIVITÉ LEXICALE

2.3.1 Le journal comme espace polyregistral

A l'initiale, avec les grammairiens de l'Antiquité, l'aménagement linguistique sur la base de structures sociales se déclinait sous le terme niveau de langue. La notion allait de pair avec l'opération de normalisation du langage par l'indexation du bon usage. Aujourd'hui, l'étau prescriptif encombre moins la notion de niveau de langue et les autres notions liées à la variation (registre, stade, style…), mais les sens se sont resserrés : le niveau de langue prend en considération l'oral et l'écrit, les deux lieux où se développe le langage. Le registre de langue concerne principalement les espaces sociaux des échanges langagiers, c'est-à-dire le familier, le soutenu et le courant.

2.3.1.1 Titre de presse comme lieu d'oralisation de l'écrit

La notion de niveau de langue, si l'on en croit Dubois dans Dictionnaire de linguistique (1973 : 337), est liée à la différenciation sociale en classes ou en groupes de divers types. Selon les divisions de la société, on aurait des niveaux de langue différents (variations diastratiques). Une certaine vision simpliste et courante voudrait qu'il y ait un niveau de langue des classes aisées, un niveau des classes moyennes et un niveau des classes pauvres, ou encore un niveau des lettrés, un autre des moyens lettrés et un niveau des illettrés. Le niveau de langue serait rattachable à une hiérarchie sociale, ce que conteste Jean-Marcel Paquette (1983 : 370) pour qui le socioculturel n'est qu'un caractère des niveaux de langue. Il

faudrait y inclure une hiérarchie des codes reflétant le double aspect de la langue, l'oral et l'écrit.

Les niveaux de langue correspondent dès lors à l'idée de la variation linguistique dont la variation générique et la variation socioculturelle. Ayons en perspective dans l'étude de la variation générique que l'écrit représente la norma, la regula du fait de ses liens historiques avec le juridique. […] La nécessité fondamentalement anthropologique et inhérente à son activité même d'écriture lui impose de s'instituer dans l'histoire comme formatrice de l'opération "normalisatrice" d'une langue. (Paquette, ibid. : 375). En principe, l'écrit est le canal qui permet d'étudier les énoncés indépendamment de leur contexte, il met en place une situation discursive monologale47. On parle de variété haute (qu'il partage avec certaines situations orales formelles) contre la variété basse de l'oral, essentiellement instable. Seulement, la norme écrite, liée au genre titre ne peut être qu'une "inconsciente" formalisation du système "libre" qu'est l'oralité : la variation, les mélanges de niveaux et diverses modalités prendront donc des valeurs socio-pragmatiques.

La spontanéité et l'expressivité de l'oral se retrouvent dans notre genre de texte. L'interrogation et l'exclamation par exemple ont des effets sur les interlocuteurs et sur la situation de communication. Les faits discursifs que nous voulons relever manifestent une communication directe entre le locuteur-journal et son public, et excluent, de fait, la catégorisation absolue des genres écrits dans les situations de monolocution.

Bravo les gars ! (LN 14.02.00)

Le locuteur-journal adresse ses félicitations aux Lions indomptables, et la référence se trouve être les photographies de quelques joueurs à la une. Il peut s'agir d'une réponse à une question non formulée mais érigeant aussi la communication en une co-énonciation :

Non, Poupoul n'est pas parti se soigner en Suisse ! (LP 27.01.98) Cameroun : Les droits de l'Homme, connait pas ! (LN 10.07.98)

La reprise des refrains de chansons populaires, dont le sens n'est compréhensible que lorsque l'on est trempé dans le contexte camerounais, la reprise de titres de films célèbres, de formules ou de proverbes sont de l'oralisation de l'écrit titre de presse :

BEND SKIN MASSA LIKE YOU!(LP04.06.93) Peur sur les villes (LN 16.02.00)

Coupe du Cameroun Anglophone now ! (LM 15.12.00) Cameroun – France Le match ! ((LM 04.10.00)

191 La caricature accompagnant le premier texte est celle d'une femme callipyge qui se met en scène, certainement Mme Foning. Et le clip de la chanson ainsi reprise met en valeur ce type de femmes. L'image du second texte montre un militaire armé jusqu'aux dents et un enfant lorgnant par l'ornière.

Coupe Dynamo a gwé raison (MU 27.12.98)

Le slogan combine le français et le bassa, langue des dirigeants de l'équipe de football de la Dynamo de Douala. Sa fonction est de créer une communion, un rassemblement identitaire autour de cette équipe. Comme la Dynamo a gagné la coupe, le journal reprend les chœurs des supporters de cette formation.

Les points de suspension marquent une pause discursive et sont souvent présents dans la mise en texte des titres pour montrer une énonciation non achevée, une parole en suspens, un effet d'annonce.

Projet pétrolier Tchad Cameroun Biya joue à qui perd gagne… (LN 29.11.93) Dakolé interdit de voyager ... sans décoller (LP 07.05.98)

L'oralisation de l'écrit, manifeste à travers les éléments de ponctuation, enrichit l'expressivité du discours du titre à la une. Sa fonction est phatique pour compenser le déficit de visuel à la une de presse. Dans le dernier exemple, le journal adapte le refrain d'une chanson populaire locale. D'autres outils linguistiques peuvent renforcer cet effort phatique.

2.3.1.2 Les registres de langue

Comme le niveau de langue, le registre de langue relève de la variation linguistique. Il naît d'une contrainte socioculturelle liée à une hiérarchisation anthropo-idéologique des discours. La multiplicité des registres a amené une tentative de catégorisation en trois ensembles codiques : le registre familier, le courant et le soutenu. Ces registres ne fonctionnent que dans la pertinence de leurs traits les uns par rapport aux autres, mais également par rapport à un contexte socio-pragmatique. L'homme étant naturellement polyregistral, nous admettons qu'il existe une ample tessiture registrale située sur un continuum linguistique insécable, un continuum situé de facto lui-même du côté de la variation, et cela nous conduit à nous intéresser à la valeur pragmatique des choix stylistiques.

Le journal à caractère satirique Le Popoli est celui dans lequel on retrouve le plus souvent le langage dit familier.

Condamné pour avoir tondu le gazon d'un pistache (LP 28.05.98) Un prof se sectionne le sexe (LP 16.07.02)

Jakiri L'épouse du ministre Nsalhaï rosse un sous-préfet (LP ibid.) Son pilon dans le mortier de sa sœur (LP 23.09.03)

La remarque faite est qu'un grand nombre d'expressions familières se rencontrent lorsque les journalistes parlent de faits divers. Le registre familier est celui où il y a la plus forte densité de créations lexicales, où la langue française est vernacularisée pour entre autres traduire l'appartenance à un groupe social indéfini, les camerounais "authentiques". On procède par construction d'images par exemple lorsqu'on parle de sexe : aux procès écraser le pistache, tondre le gazon, limer, pistacher, écraser, correspondront des termes comme le pistache, l'écrasage, le pilon, le serpent (sexe masculin). On est à la limite du vulgaire et, par comparaison, la langue ordinaire devient chaste et strictement informative. Les auteurs ne veulent pas tant choquer qu'exprimer une certaine complicité avec les lecteurs. Mais un rapport existe entre le thème développé et le registre : les faits divers ont une tendance plus forte à l'usage du registre familier. Fosso (1999-b), à la recherche des fondements psychosociologiques du lexique de la sexualité, fait le constat du traumatisme de la paupérisation et des troubles affectifs de cette "jeunesse des années de crise économique". Son univers se réduit au sexe, à la nourriture, à la violence.

Les faits divers, c'est donc aussi des bagarres avec des verbes populaires comme rosser, savater, tabasser, qui véhiculent un plus sémantique de la grossièreté de l'action. Par l'évocation persistante de la sorcellerie, bien d'expressions pittoresques sont mises au grand jour : le ngrimbah, attacher quelqu'un, libérer une église, les avions de nuit, les mallams. Les sujets de société, les faits divers, certainement parce qu'ils décrivent une société dans laquelle doivent se reconnaître les citoyens ordinaires, s'expriment avec des mots du milieu. Mais lorsque le registre familier réfère à des informations politiques ou économiques, cela peut avoir une valeur pédagogique et même déconstruire le cadre rigide des informations sérieuses et banales. C'est le nivellement de l'information par le langage. Dans ce cas, la mise en forme des textes reste l'élément de hiérarchisation de l'information.

Le Popoli n'est pas le seul journal à utiliser le registre familier, les journaux d'information l'utilisent également parfois par effet de style, parfois par ignorance.

France 98 Y aura match (CT 10.07.98)

Le football est l'un des rares sujets où l'on rencontre des expressions familières, ici l'omission du sujet, dans le très formel Cameroon Tribune. Mais les critères ordinaires de taxinomie des registres de langue supposent une langue à la fois dynamique et stabilisée. Certains sujets "sérieux" peuvent, dans des journaux dits "sérieux" être livrés au registre familier. Or si on affirme qu'une langue est ce qu'en font les locuteurs dans leurs échanges, la taxinomie classique va être remise en question. Par exemple, dans cet exemple du journal

193 Mutations, l'un de ceux qui insistent sur la "qualité" de l'expression, on a une expression familière dans le français standard (utilisons cette expression comme concept opératoire).

Ayissi LeDuc se fait du beurre sur la Coupe du monde (MU 15.06.98) Un flic agresse le député Dzongang (LN 22.10.93)

Le problème est le ressenti familier de l'expression. Bien d'expressions du "français standard" au registre familier sont courantes. Ceci est probablement dû à leur appropriation au-delà du niveau scolaire. Le registre familier est celui de l'expression orale, l'usage de la rue, celui que rejette le système scolaire et les situations formelles. Ici, se faire du beurre devient une image intellectuelle du locuteur capable de manipuler des expressions bien françaises. Ainsi, il s'est construit un registre familier, un familier indigène, fait de créations lexicales locales et des jeux représentations phoniques et cognitives, registre différent du familier central, celui du parisien par exemple. Le familier importé accorde un plus stylistique, un relatif travail sur la langue que l'on va situer quelque part entre le registre courant et le registre soutenu.

Abus de confiance Maître Bizole enfin en taule (07.09.93)

On aurait, sur l'axe paradigmatique de taule, retrouvé "mitard", "geôle" ou "bagne", le registre aurait été ressenti comme soutenu. Le sentiment aurait été autre si on parlait de "ngatta", de "kondengui". Mais quels qu'ils soient, les familiers satisfont à une fonction de reliance sociale et formalisent une relation de complicité entre les interlocuteurs sur le sujet évoqué. Si le locuteur manifeste une certaine empathie à l'égard de ce qui est dit et qu'il estime ce sentiment partagé par son interlocuteur, il se laisse aller à l'expression de la subjectivité par le registre familier.

Désintégration Comment on casse du Camerounais à Malabo (MU 02.07.99)

Le sujet de l'intégration régionale étant l'un des plus importants aussi bien sur le plan économique, politique, stratégique que social, il peut paraître surprenant de le voir annoncé au registre familier. Le familier français n'étant pas toujours le familier camerounais, les expressions familières des journaux francophones camerounais ne seront pas toujours celles de la France. Il faut penser que la rareté d'une expression ou d'un mot, son usage préférentiel par une élite intellectuelle fait d'elle une expression courante voire soutenue. "Casser du Camerounais" fait recherché, alors cette expression imagée va relever d'un travail expressif et moins d'une nécessité de reliance sociale.

La fonction référentielle semble dominer toutefois dans les unes de presse. Le registre courant permet d'informer en recherchant le mot à la fois juste, celui qui porte le plus le poids de l'idée à véhiculer, et accessible à la compréhension de la majorité.

Poudrière anglophone Scénario à la Gbagbo pour Poupoul ? (LP 01.10.02)

Douala

Forte tension dans l'armée !

Un militaire fusillé par un gendarme Les bérets verts crient à la vengeance Ze Meka en renfort (LP 23.09.03)

La succession des événements dans ce titre à la typologie narrative nécessite une fluidité du style, et donc l'usage du registre courant. L'usage lexical s'arrime aux objectifs recherchés par le titre à savoir informer, rechercher l'expressivité pour atteindre et pour plaire. Le journaliste va donc utiliser toutes les ressources langagières et donc registrales qui peuvent servir à ces fins. Seulement, à des moments donnés l'on ne peut échapper à certains mots, nous allons les appeler des mots-événements.