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Agir sur le destinataire : les fonctions pragmatiques

Le discours indirect libre

2.1.4 Agir sur le destinataire : les fonctions pragmatiques

Nous avons vu dans le chapitre précédent que la construction phrastique avait pour objet la modalisation de la parole dans le but d'influencer son interlocuteur, d'attendre de lui un certain comportement. Le perlocutionnaire n'est pas seulement attaché à la construction syntaxique de la phrase mais plus profondément à l'intention, à l'orientation que l'on donne à un texte dans les relations interpersonnelles et interdiscursives. Avant d'étudier les fonctions pragmatiques qu'assurent les discours de la une de presse, il importe de mettre en exergue un pôle que l'on dit négligé de l'énonciation, le pôle de la réception.

2.1.4.1 Définir l'instance de destination du titre de presse

L'énonciation, quand elle convoque cette instance parle de "l'autre", comme si elle avait hiérarchisé les instances d'énonciation, la principale étant celle du locuteur, l'accessoire le destinataire. Cet "autre" de l'allocution est à notre sens très péjorativement dénommé et considéré. Les interactionnistes l'ont souligné, le sens se construit, s'enrichit, se modifie entre les interlocuteurs. Même si socialement leurs relations peuvent être de hiérarchie ascendante ou descendante, linguistiquement, cette relation part sur la base d'une égalité interactive. Dans la communication médiatique en général, l'instance de réception-public est imposée par le dispositif énonciatif, on ne parle pas pour soi, l'information est destinée, en plus, cette instance est imaginée et construite par le locuteur. Il ne faut cependant pas négliger la dimension humaine et interprétative chez le destinataire. Patrick Charaudeau (1983) met en place un dédoublement du destinataire de la communication par un circuit de quatre protagonistes : à côté du JEc protagoniste de l'acte du langage et donc sujet agissant, à côté du JEé sujet énonciateur qui prend en charge l'énonciation, il pose un TUi sujet interprétant que construit le sujet communicant JEc et un TUd sujet destinataire inscrit dans l'énonciation. Charaudeau va expliciter cette double énonciation (2006) : le TUi est l'instance-cible à

laquelle s'adresse l'instance de production en l'imaginant, le TUd est l'instance-public, celle qui reçoit effectivement l'information et l'interprète.

Comme si vous y étiez La cérémonie de l'homme de l'année et du Cameroun Press Awards (LN01.04.98)

Le "vous" désigne ici un le lecteur du journal. C'est le lecteur-cible. Maintenant, plusieurs lecteurs "parasites" comme les lecteurs de unes peuvent se sentir interpellés par le titre, dont le texte n'est pas sans rappeler le discours du courant réaliste impressionniste de la littérature. Ce type d'appel montre à suffisance les énergies déployés par les journaux et l'écriture pour combler le déficit d'interactivité. C'est donc pour le public que se construisent les genres discursifs : celui-ci contribue à produire le message qu'il perçoit.

Cette organisation des participants, dans le cadre de la communication écrite par un journal et à travers sa une se présente comme asymétrique, comme une communication à sens unique. Le public destinataire ne pouvant agir réversiblement dans la communication, le genre manifeste, dirait-on, les principes des théories de l'information. Le message du titre de presse semble destiné à provoquer une réaction chez l'interlocuteur cible, le TU-i : c'est le principe d'action-réaction cher au béhaviourisme. Le modèle de Laswell s'inscrit dans ce cadre instrumentaliste de la communication, avec son questionnement (Qui – dit quoi – à qui – par quel canal – avec quels effets ?) dont l'aboutissement nécessaire est un déterminisme comportemental du destinataire. Mais point n'est besoin d'aller vite en besogne, le locuteur-journal n'existe que parce qu'il est lu. Cette lecture et les lecteurs déterminent par conséquent son être, son contenu et ses actions. Cela implique une adaptation permanente au public dont on vise l'aspect intellect pour la compréhension et son affect avec ses désirs, ses fantasmes, ses intérêts. Ce public devient par conséquent co-énonciateur.

Il est co-énonciateur car tout est mis en œuvre pour le séduire. La plupart des rédactions avouent avoir dû s'adapter au public, le cas le plus extraordinaire étant Cameroon Tribune dont le discours stéréotypé des années antérieures à 1990 consistait à la louange des actions gouvernementales. Pour s'adapter au public de plus en plus exigeant, de plus en plus critique, le journal critique de plus en plus les incohérences de l'action de membres du gouvernement : dans sa livraison du 08.06.93, il titre Le flou artistique, critiquant ouvertement la décision du ministre des sports de créer un comité de gestion pour l'équipe nationale de football. Le public camerounais, au plus fort de la crise économique a besoin de changement de sa classe dirigeante et la presse lui livre des têtes. Les médias privés érigent des contestataires en héros. Célestin Monga, Pius Njawé, et surtout Ni John Fru Ndi, le leader du Sdf.

Investiture américaine Bill Clinton reconnaît les siens (LM 22.01.93) Fru Ndi – Bill Clinton Au-delà d'une poignée de main (LM 01.02.93)

165 Face à la répression de l'intérieur et la vraisemblable impuissance à révolutionner les rapports de force avec le gouvernement, le "héros" recherche sa légitimité à l'extérieur, et les journaux les accompagnent en instillant l'espoir d'une intervention étrangère (américaine) pour imposer la volonté populaire. La communication référentielle, dans l'engagement militant qui était celui des journaux privés à cette période, s'effaçait d'une manière ou d'une autre pour faire place à une communication connotée, dans laquelle on retrouvait à la fois des discours populaires résignés (Large débat national Une autre farce en perspective LN mars 1993), un discours de résistance (plan d'action de l'union pour le changement Après le 5 avril, la guerre? LM 17.03.93), la désignation de coupables du malheur général et la victimisation (Le Cameroun de la mafia LN avril 1993). Il faut satisfaire l'idéologie dominante du public et mettre en scène une polyphonie discursive pour aller au-delà de l'information disponible et des entraves administratives.

Peut-on pour autant parler d'échange dialogique entre les participants ? En réalité, comme le disent J.-M. Adam et M. Bonhomme (2005 : 37) de la publicité, il s'agit d'un discours se présentant comme un hybride énonciatif, il entremêle, pour ce faire, un être monologique et un paraître dialogique. C'est le sens qu'il faut donner au "vous" du dialogisme (manifestation interlocutive de la réversibilité et de la différence de l'autre) feint qui met en présence le destinataire face au locuteur et qui l'invite à participer à l'élaboration des contenus.

Sondage sur Cameroun tribune : Quel journal voulez-vous ? (CT 18.05.93)

Cette action chez Pierre Fontanier (1977 : 414) est appelée la communication :

Par la communication, afin de mieux persuader ceux à qui ou contre qui l'on parle, et même souvent afin de leur arracher des aveux plus ou moins pénibles, on a l'air de les consulter, d'entrer en conférence avec eux, et de s'en rapporter à ce qu'ils décideront eux-mêmes.

Le dialogisme feint est aussi illustré par la mise en scène phatique mimant une interaction langagière entre les participants :

Bonjour bébé ! (CT 02.04.98)

Joyeux anniversaire, M. le Président (CT 13.02.98) Bonne année M. le président (CT 07.01.98)

Le journal gouvernemental salue ainsi aussi bien des initiatives des dirigeants de la république que son président. Ces formules rituelles ne sont pas loin de témoigner de l'allégeance du média à sa hiérarchie. La mise en scène phatique se fait également à travers des actes directifs implicites comme :

Le journal voudrait s'imposer comme proche de ses lecteurs, les mettant en garde contre les phénomènes sociaux qui peuvent nuire à leur sérénité, pour tout dire il se veut l'ami du public. Les actes interrogatifs participent également de ces mises en scène :

Qui a tué Semengué ? (MU 30.04.99)

Camrail : où sont passés les trains modernes ? (LM 03.05.00)

La plupart de ces questions sont ouvertes, et, en sous-titre, le locuteur-journal fait des esquisses de réponse ou annonce des révélations à l'intérieur du journal. Le locuteur n'a donc pas véritablement à supputer sur la question. Mais il arrive que la question reste en suspens ou qu'elle soit fermée, chacun pouvant lui donner une réponse. Mais l'orientation de la question montre bien le type de réponse mentale que l'on veut provoquer chez le lecteur.

Biya – Chirac Quelle réconciliation ?

Les "amis" d'hier étaient fâchés. Depuis 1995. Ils se rapprochent. A quelle heure ? (MU 16.07.99) Les résultats publiés ne sont pas définitifs Va-t-on annuler le Bacc ? (LM 05.08.98)

Les actes interrogatifs sont les plus nombreux parce qu'ils ont une valeur modale qui permet au journaliste de se distancer du propos du discours. Le locuteur-journal peut mettre en scène un destinataire fictif à qui il donne une réponse à travers le titre.

S'inscrire, oui ! Mais pour quelle élection ? (LM 08.02.93)

Ainsi, le titre appelle la manifestation d'un destinataire, même si la réponse de ce dernier est absente du discours. En plus, cette absence n'est pas aussi absolue qu'on peut le croire car à travers des interviews, les acteurs sociaux, eux-mêmes lecteurs peuvent intervenir pour recadrer des titres, des discours. Le discours dans un titre de journal joue, en définitive, sur l'implication du destinataire. Il doit provoquer chez lui l'adhésion ou au moins un réaction et les stratégies visant cet effet abondent.

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2.1.4.2 La une comme espace d'actes de communication : les fonctions pragmatiques

À travers ce que Sophie Moirand appelle éclairage dans un texte, l'énonciation représente la réalité de la relation que l'énonciateur entretient avec son interlocuteur. Émile Benveniste, dont on réduit à tort la conception de l'énonciation aux marques formelles et strictes du contexte, déclarait déjà que toute énonciation supposait un locuteur et un auditeur, et chez ce premier l'intention d'influencer l'autre en quelque manière (1966 : 242). L'acte de langage n'est donc pas qu'une forme, le sens d'un énoncé débordant couramment des indications qu'on y trouve. L'énonciation fait sens et le sens énonciatif établit un rapport entre les signes et leurs utilisateurs, un autre entre les utilisateurs. Si l'acte de langage sert à agir sur

167 autrui et à travers lui sur la société, il repose sur les relations existantes entre les partenaires de la situation discursive et sur les visées pragmatiques des énoncés. On doit considérer l'énoncé comme le reflet d'une situation sociologique mais aussi comme traduisant les pensées, les intentions du sujet. Il faut ici dépasser la performativité de John L. Austin, qui distinguait pour exclure les premiers de son champ d'étude les énoncés qui décrivaient un secteur de la réalité ou projetaient un secteur de la réalité imaginaire et les énoncés qui permettaient au locuteur d'agir, d'obtenir des résultats. Selon Rabatel, l'intervention de l'énonciateur dans le discours fait de l'énoncé, directement ou indirectement, un acte de langage :

Dès lors que le point de vue ne se limite pas à sa seule dimension constative, mais intègre un faire voir, un faire penser, un faire agir, un faire dire, fût-ce indirectement, dès lors que les énoncés cumulent une valeur descriptive, dénotant des états de fait et une valeur interprétative exprimant des jugements de l'énonciateur envers les objets du discours dénotés, ces derniers équivalent à l'acte de langage indirect (2005 : 122).

Nous voulons envisager les énoncés journalistiques dans leur globalité fonctionnelle sous l'influence ou non de subjectivèmes et distinguer cette analyse de celle de l'interprétation structurelle du discours mettant en relation syntaxe, sémantique et pragmatique précédemment faite. Cette option se justifie par la conception que F. Balle (ibid.: 610) a de la fonction d'une réalité sociale, à la fois comme sa finalité, son motif, ce pourquoi cet élément a été officiellement mis en place, et comme l'ensemble de ses compétences telles que les apprécient ses bénéficiaires. Nous allons étudier les macro-actes de langage, c'est-à-dire rendre compte du sens des discours des titres, essentiellement en fonction des usages auxquels ils sont destinés et ceux qui sont les siens effectivement.