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Section i: Le passage du monastère de Marmoutier à l’ordre canonial

C) Nouvelles hypothèses

a) Indices d’une résistance à l’adoption de la règle bénédictine à Marmoutier au temps de Charlemagne

Nous avons remarqué que les diplômes royaux du temps de Louis le Pieux sont d’une grande discrétion quant à l’observance des religieux de Marmoutier puisque ceux-ci ne sont désignés que par des termes pouvant convenir aussi bien à des chanoines qu’à des moines comme fratres ou servi Dei. Le seul élément qui nous a fait adopter l’hypothèse de la présence d’une communauté monastique à Marmoutier est la présentation dans le diplôme du 19 novembre 832 de saint Martin, le fondateur de Marmoutier, et de ses compagnons comme des moines. Notons toutefois toute l’ambiguïté de cette notation. Etre moine à l’époque carolingienne et surtout après les assemblées d’Aix-la Chapelle de 816 et de 817 signifie avoir fait profession selon la règle de saint Benoît et observer celle-ci. Dans ce contexte l’affirmation selon laquelle Martin et ses compagnons étaient des moines n’est pas neutre. Elle traduit probablement la volonté du rédacteur du diplôme royal de souligner la continuité de l’histoire de Marmoutier malgré la rupture qu’a du constituer l’abandon par les religieux du modèle monastique martinien pour la règle de saint Benoît.

Or nous disposons sur cette rupture d’un témoignage indirecte : il s’agit du chapitre 12 d’un capitulaire de Charlemagne daté de 811 intitulé Capitulaire sur les causes à traiter

avec les évêques et abbés326 en lequel l’empereur demande d’enquêter sur la pratique monastique antérieure à la règle de saint Benoît :

326Capitula de causis cum episcopis et abbatibus tractandis édité par Alfred Boretius in M.G.H. capitularia I, op. cit. n°72.

« (Les missi devront enquêter pour savoir) selon quelle règle vivaient les moines en Gaule avant que la règle de saint Benoît n’y fût amenée puisque nous avons lu que saint Martin qui vécut bien avant saint Benoît était moine et avait des moines sous son autorité. »327.

Cette enquête que Charlemagne demande à ses missi a pour but de rechercher s’il peut légitimement exister d’autre forme de monachisme que celui défini par la règle de

saint Benoît. L’on peut penser que Charlemagne doit faire face à l’attitude d’un certain

nombre de religieux qui se prétendent moines tout en refusant de pratiquer la règle. La référence à l’exemple de saint Martin en ce chapitre peut laisser à penser que parmi ces religieux figurent ceux du monastère de Marmoutier fondé par Martin lui-même. Nous aurions donc là, à notre avis, le reflet indirect d’une réticence des moines de Marmoutier attachés au modèle martinien à adopter la règle de saint Benoît.

Si l’on accepte cette hypothèse l’on comprend mieux la discrétion des diplômes de Louis le Pieux quant à l’observance des religieux de Marmoutier, la volonté du rédacteur du diplôme de 832 de présenter saint Martin comme le précurseur des moines bénédictins, et peut-être aussi la rapidité avec laquelle la règle de saint Benoît fut abandonnée par des religieux qui se souvenaient encore qu’elle n’avait pas toujours été la norme de vie dans leur établissement.

b) Vivien et Renaud : l’hypothèse d’un double-abbatiat

Nous avons constaté les difficultés que pose l’établissement d’une chronologie des abbatiats successifs de Renaud et de Vivien. La solution retenue par Pierre Lévêque et Georges Tessier - le remplacement de Renaud par Vivien entre le 30 janvier 845 et le 1er janvier 846 - fait peu de cas de la Translatio sancti Gorgonii. On peut alors proposer une autre hypothèse : Vivien et Renaud pourraient avoir été abbés de Marmoutier simultanément. La coexistence au sein d’un même monastère de deux abbés - un abbé séculier et un abbé régulier - partageant la vie des religieux a été relevée pour l’époque carolingienne par Christian Lauranson-Rosaz328. Cette hypothèse est assez séduisante dans

327 Ibidem : « Qua regula monachi vixissent in Gallia priusquam regula sancti Benedicti in ea tradita fuisset, cum legamus sanctum Martinum et monachum fuisse et sub se monachos habuisse, qui multo ante sanctum Benedictum fuit. »

328 Christian LAURASON-ROSAZ, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au XIe siècle. La fin du Monde antique ?, Le Puy-en Velay, 1987, p. 243-244 et « Réseaux aristocratiques et pouvoir

monastique dans le midi aquitain du IXe au XIe siècle » in Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux, Saint-Étienne, 1991, op. cit., p. 353-372, notamment p. 356-357, note 8.

le cas de Marmoutier. Vivien et Renaud sont deux frères ; l’un, Vivien, est un laïc ; l’autre Renaud, un ecclésiastique. Il est donc plausible qu’ils se soient partagé les fonctions abbatiales à Marmoutier. Dans ce cas il n’y aurait plus de difficultés à ce qu’une charte de janvier 846 désigne Vivien comme abbé alors que d’autres documents attestent que Renaud a été abbé en août 845 et dans le courant de l’année 846.

Il nous semble qu’un autre élément vient renforcer cette hypothèse. Pour cela il convient d’examiner de plus près le diplôme de Charles le Chauve du 30 août 845. Ce diplôme restitue un certain nombre de villae aux fratres de Marmoutier. Cependant il contient une clause assez exceptionnelle pour un diplôme de cet objet puisque, à la fin de la liste des villae restituées aux chanoines, figure l’expression suivante :

« et en plus, pour qu’elles soient tenues particulièrement par l’abbé de ce monastère c’est-à-dire le présent et ses successeurs, Rosontem et

Calitomnum »329

Dans la plupart des cas en effet l’affectation de biens en particulier aux religieux suppose que le patrimoine du monastère soit séparé en deux menses : une mense abbatiale à la disposition de l’abbé et une mense conventuelle comprenant les biens spécialement affectés aux religieux. Or ce diplôme s’il laisse bien percevoir l’existence d’une mense conventuelle semble impliquer l’absence de mense abbatiale puisque les biens spécialement affectés à l’abbé sont compris dans la mense conventuelle. Comment expliquer cette particularité ? La meilleure méthode face à une telle difficulté nous paraît de rechercher des cas comparables dans les diplômes de Charles le Chauve.

Un des documents qui nous paraît le plus légitime de comparer avec ce diplôme de Charles le Chauve en faveur de Marmoutier du 30 août 845 est un autre document de ce même souverain en date du 25 septembre 855 en faveur du monastère de Saint-Benoît sur Loire330. Comme le diplôme en faveur de Marmoutier, celui-ci se présente comme une restitution de biens affectés spécialement aux moines. Or ce diplôme précise

« C’est pourquoi ceux-ci parmi les biens de ce même monastère ont été délégués par notre libéralité pour les revenus de l’abbé et des frères de ce même monastère »331

329

CHARLES LE CHAUVE 74 : « et insuper peculiariter habenda abbati ipsius monasterii, praesenti videlicet suisque successoribus, Rosontem et Calitomnum. »

330 CHARLES LE CHAUVE 177.

331 Idem : « Haec itaque a nostra liberalitate de rebus ejusdem monasterii ad stipendia abbatis ipsius monasterii et fratrum deputata esse »

En ce cas aussi il semble que la mense conventuelle comprend les biens affectés à l’abbé tout comme ceux comme ceux affectés aux religieux. Or, dans le cas de Saint-Benoît-sur-Loire, nous disposons d’un élément d’explication à cette particularité. En effet, il semble bien qu’en 855, deux abbés cohabitent à la tête du monastère de Fleury : un abbé commendataire, l’archevêque de Bourges, Raoul qui est signalé comme abbé de Fleury par un diplôme du 30 octobre 846332 et dont l’irrégularité de l’abbatiat est dénoncée par le canon 11 du concile de Savonnières333 et un abbé régulier, Bernard, qui e souscrit aux actes du concile de Soissons en 853334 et au privilège synodal de Bonneuil en faveur du monastère de Saint-Calais en 855335. Il nous paraît donc qu’il faut interpréter le diplôme pour Saint-Benoît-sur-Loire comme affectant des biens à une mense conventuelle à l’usage des religieux et de leur abbé régulier alors même qu’il existe une mense abbatiale non-mentionnée dans le diplôme aux mains de l’abbé commendataire Raoul.

L’existence de clauses comparables dans ces deux diplômes s’explique, ce nous semble, parce que les situations des deux monastères sont similaires. Nous avons donc là un élément qui vient étayer notre hypothèse selon laquelle Renaud et Vivien ont été conjointement abbés de Marmoutier.

c) Le mauvais exemple de l’abbé résident ?

Que l’on s’en tienne à l’interprétation classique des abbatiats successifs de Renaud ou Vivien ou que l’on adopte notre hypothèse d’un abbatiat conjoint du laïc Vivien et du clerc Renaud, il convient de revenir sur la singularité de la clause du diplôme de Charles le Chauve du 30 août 845 attribuant en particulier des villae à l’abbé Renaud. Cette clause révèle, nous semble-t-il, une certaine ambiguïté du statut de celui-ci. Il n’est probablement pas moine puisque, s’il l’était, il ne pourrait détenir de biens à titre personnel ; en même temps, il est vraisemblablement abbé résident, puisque les biens qui lui sont affectés font partie de la mense conventuelle. A notre avis, plus que l’existence d’une mense abbatiale au profit d’un abbé laïque qui ne devait guère résider parmi les moines, la présence de cet abbé, résidant parmi les frères mais disposant de biens à titre personnel, a eu une influence sur le relâchement de la discipline régulière à Marmoutier.

332 CHARLES LE CHAUVE 89

333 Canon 11 du concile de Savonnières édité in. M.G.H. concilia 3, p.461.

334 Acte du concile de Soissons édité in M.G.H. concilia 3, p. 265 et 279

335

Le statut particulier de Renaud a pu servir en effet d’exemple pour la charte du comte et abbé Vivien en faveur du custode Ebrenus. A la demande de celui-ci, l’abbé Vivien entreprend de relever un oratoire en l’honneur de la Vierge Marie situé près de la porte du monastère de Marmoutier. Vivien accorde un certain nombre de biens pour cette reconstruction en stipulant que ceux-ci doivent être tenus par Ebrenus sa vie durant :

« A la demande (d’Ebrenus) nous avons donné très volontiers notre accord accompagné du décret et de la volonté de l’une et l’autre congrégation c’est-à-dire celle de la basilique Saint-Martin et celle de Marmoutier, afin que, quelque modeste que fût le secours par lequel par amour de la Vierge et révérence pour Dieu nous avions entrepris, dans le présent écrit, de relever et d’ériger le susdit petit édifice situé près de la porte du monastère, c’est-à-dire la crypte, où en l’honneur de Dieu on vénère la susdite mère de Dieu et on lui rend un culte et où les disciples de saint Martin reposent dans le sommeil de la paix, pour que ce lieu soit conservé sans changement dans le temps présent et futur, tout ce qui a été décrété en faveur des susdits frère soit tenu selon un droit très ferme, par le susdit custode, c’est-à-dire Ebrenus, aussi longtemps qu’il vivra, c’est-à-dire que ce que nous avons offert spontanément et de notre plein gré au susdit petit modeste édifice, (…)soit détenu par le susdit prêtre Ebrenus de manière durable au nom de Dieu et pour l’honneur de Dieu sans contestation ni empêchement quel qu’il soit afin que, en les détenant, (Ebrenus) soit en mesure de militer assidûment pour Dieu et que sur ce que nous avons offert à la susdite mère de Dieu pour notre rédemption et pour l’amour de Dieu, comme nous l’avons dit, il ne paie absolument aucun office de servitude à quiconque si ce n’est à Dieu seul et à ce même petit édifice. »336

Pour mieux comprendre le dispositif de charte, il nous paraît opportun d’esquisser une comparaison entre celle-ci et les diplômes de Charles le Chauve confirmant en en faveur de monastères de chanoines la fondation par l’un des religieux d’un service profitable à toute la communauté. La comparaison nous paraît justifiée dans a mesure où, dans les deux cas, l’abbé attribue des biens de l’église en raison d’un service rendu par ce

336 Charta Viviani abbatis de ecclesia S Mariae apud Majus-monasterium sita éditée par Dom Mabillon in Annales ordinis sancti Benedicti, tome 2, Preuves LXVI, p. 746 : « Cujus petitionibus libentissime assensum praebuimus una cum decreto et voluntate utrarumque congregationum scilicet basilicae S. Martini et Majoris-monaterii, ut praedictum locellum prope portam monasterii, id est cryptam, ubi praedicta Dei genetrix in Domini honore coletur et veneratur, et discipuli beati Martini in somno pacis quiescunt, ob ejus amorem et dei reverentiam quantulocumque adjutorio per scriptura hanc relevare atque erigere conaremur quo et succedenti tempore et praesenti immutabiliter conservetur, quicquid a nobis his praedictis fratribus sancitum fuerit supradicto custodi, videlicet Ebreno dum diu idem advixerit, jure firmissimo teneatur hoc quod promptissima voluntate praedicto locello detulimus (…) absque refragatione aut impedimento cujuslibet rei in Dei nomine praedictus Ebrenus prebyter in honore Dei perenniter obtineat quatenus valeat in optinendo Deo assidue militare, et nullum omnino ex hoc quod pro nostra redemptione et Dei amoren ut praedictum est, contulimus jam dictae Dei genetrici Mariae, officium servitutis exsolvat cuilibet, nisi soli Deo et eidem praedicto locello. » La syntaxe de ce texte est particulièrement embrouillé car le scribe qui l’a rédigé a, semble-t-il, quelque peu perdu le fil de la construction qu’il avait initialement prévu. Il est donc difficile de traduire clairement ce passage.

religieux à l’ensemble de la communauté. Si Ebrenus reçoit ici les biens offerts par Vivien pour la restauration de l’oratoire, c’est parce qu’il est chargé de mener à bien cette tâche. Cela apparaît clairement dans la clause finale spécifiant que Ebrenus ne doit rendre de service à personne « si ce n’est à Dieu et ce même petit édifice » (nisi soli Deo et eidem

praedicto officio).

Les différences apparaissent cependant marquées. Contrairement au chanoine de Saint-Martin de Tours, Amauri, ou au frère de Saint-Quentin, Hildrade, Ebrenus ne donne pas une partie de ses biens propres pour constituer le bénéfice qu’il lui est attribué. D’ailleurs le terme beneficium n’est pas employé pour désigner les biens attribués à Ebrenus. Les droits d’Ebrenus sur ces biens ne sont d’ailleurs définis que par le verbe

tenere ou son composé obtinere, deux verbes indiquant une simple détention. Ces

particularités nous paraissent s’expliquer par le fait qu’Ebrenus serait un moine. Comme moine, il ne possède pas de biens propres et ne peut donc en donner à Marmoutier. Comme moine, il n’a pas en principe le droit de détenir des biens en bénéfice d’où les imprécisions de la charte sur la nature des droits d’Ebrenus.

Cette charte du comte Vivien est un document tout à fait précieux car elle nous permet d’apercevoir le processus par lequel les moines de Marmoutier sont devenus des chanoines. Ebrenus, recevant par cette charte le droit de détenir des biens de Marmoutier, se considère probablement encore comme un moine. Pourtant, la détention d’un bien à titre personnel, en contradiction avec la règle de saint Benoît, le fait basculer vers un mode de vie canonial. On peut penser que, par un processus d’imitation, la pratique de la détention de biens ecclésiastiques par les moines s’est répandue à Marmoutier. Ce fut d’abord l’abbé résident Renaud, puis les détenteurs des grands offices comme le custode Ebrenus, et peut-être par la suite des religieux de rang plus modeste. Au terme de cette évolution, sous l’abbatiat de Robert le Fort, la vie des religieux de Marmoutier n’étant plus conforme à la

règle de saint Benoît, ils sont désignés comme des clerici.

D) Synthèse

Conformément aux analyses de Pierre Lévêque, le remplacement des moines par les chanoines à Marmoutier est antérieur au raid normand de 853. Le passage des religieux à la vie canoniale semble avoir été progressif sous les abbatiats - ou, selon notre hypothèse,

sous l’abbatiat conjoint – de Renaud et de Vivien – par autorisation accordée par l’abbé aux religieux de détenir des biens ecclésiastiques à titre personnel. Selon nous, il n’y a pas eu une politique délibéré des abbés pour imposer l’observance canoniale mais plutôt contamination du modèle fourni par Renaud lui-même, abbé résident disposant de villae de Marmoutier à titre particulier. En outre l’abandon de la vie monastique à Marmoutier nous paraît avoir été facilité par la faiblesse de l’implantation de la règle de saint Benoît. En ce monastère fondé par saint Martin, la référence au modèle martinien semble toujours avoir eu le pas même au temps de Louis le Pieux comme en témoigne le diplôme du 19 novembre 832.

Section ii: Charles le Chauve est-il responsable de