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De la supériorité des clercs sur les moines

Section ii: La distinction entre moines et chanoines dans la législation promulguée lors des assemblées

D) De la supériorité des clercs sur les moines

Le chapitre CXV de l’institutio canonicorum est intitulé « De ce que l’institution

canonique soutenue par l’auctoritas évangélique et apostolique est au-dessus de toutes les autres »204. Ce titre affirme la supériorité de la vie canoniale sur les autres genres de vie y

compris la vie monastique. Il convient de s’interroger sur les fondements d’une telle affirmation.

a) La différence entre moines et clercs selon saint Jérôme

Pour cela il convient d’examiner le chapitre XCVII de l’institutio canonicorum qui s’intitule « Du même (saint Jérôme) de sa lettre à Eliodore ce qui différencie le moine et le clerc. » (Item eisudem ex epistola ad Eliodorum, quid distet monachum et clericum). Ce chapitre est constitué par un extrait d’une lettre de saint Jérôme.

Dans celle-ci Jérôme définit les clercs par rapport à la fonction particulière qu’ils exercent dans l’Eglise et notamment par le fait qu’ils célèbrent l’Eucharistie et qu’ils administrent le sacrement de pénitence :

« Au vrai, à Dieu ne plaise, que je dise quelque chose de mal de ceux (les clercs) qui prenant place au rang d’apôtre, consacrent le corps du Christ par leur bouche sacrée, par lesquels aussi nous sommes chrétiens, qui détenant les clés du royaume des cieux jugent avant le jour du Jugement, qui conservent l’épouse du Christ dans une sobre chasteté. »205

204 « Quod canonica institutio evangelica et apostolica auctoritate fulta, caeteris superemineat institutionibus. »

205 Chapitre XCVII de l’institutio canonicorum in M.G.H. concilia II, p. 375 : « Absit autem, ut quicquam de his sinistrum loquar, qui apostolico gradui succedentes Christi corpus sacro ore conficiunt, per quos nos etiam Christiani sumus, qui claves regni caelorum habentes ante iudicii diem iudicant, qui sponsam Domini sobria castitate conservant. »

Le fait que les clercs tiennent le rang des apôtres justifient aux yeux du moine qu’est Jérôme, la soumission des moines aux clercs :

« Les clercs paissent le troupeau, moi je suis du troupeau. Eux ils vivent de l’autel, moi, on me frappe d’un coup de hache à la racine comme un arbre qui ne porte pas de fruit si je n’apporte pas un cadeau à l’autel. Et je ne peux même pas opposer la pauvreté puisque le Seigneur loue dans l’évangile la veuve âgée qui laisse les deux pièces qui étaient les seules qui lui restaient. A moi il n’est pas permis de siéger devant le prêtre, à lui, il est permis, si j’ai péché de me livrer à Satan pour l’anéantissement de la chair afin que l’esprit soit sauf au jour du Seigneur Jésus. »206

La vision ecclésiale exposée ici par saint Jérôme est à la fois hiérarchique et dualiste ; hiérarchique en ce qu’elle reconnaît la primauté des clercs en raison de leur fonction éminente dans l’Eglise et notamment parce qu’ils sont chargés de l’administration des sacrements, l’Eucharistie et la pénitence; dualiste en ce que Jérôme conçoit l’Eglise comme essentiellement constituée de deux ordres, les clercs et les laïcs, les moines demeurant des laïcs et comme tels soumis aux clercs.

Cette conception est tout à fait classique dans la seconde moitié du IVe siècle lorsque Jérôme l’expose dans sa lettre. Il peut paraître plus surprenant de la voir ainsi reprise à l’époque carolingienne dans un texte comme l’institutio canonicorum. L’on sait en effet que, du fait notamment de la multiplication des messes privées, les moines carolingiens sont le plus souvent des clercs207.

Cependant, à y regarder de plus près, la citation de cette lettre de Jérôme nous paraît tout à fait cohérente avec l’enseignement des textes législatifs carolingiens sur les professions canoniques et monastiques. Nous avons en effet aperçu que la profession canonique était définie par la consécration des chanoines au service de Dieu. Or la lettre de saint Jérôme à Eliodore fournit une belle définition du service de Dieu accompli par les clercs, constitué essentiellement l’administration des sacrements de l’Eucharistie et de la

206 Ibidem : « Clerici oves pascunt, ego pascor. Illi de altario vivunt, mihi quasi infructuose arbori securis ponitur ad radicem, si munus ad altare non defero. Nec possum obtendere paupertatem, cum in evangilio anum viduam duo, quae sibi sola supererant aera mittentem laudat Dominus. Mihi ante presbiterum sedere non licet, illi si peccavero, licet tradere me satane in interitum carnis, ut spiritus salvus sit in die domini Iesu.. »

207 Sur la question de la multiplication des messes privées et à la « cléricalisation » des moines, l’étude classique est celle de l’historien allemand Otto NUSSBAUM dans sa dissertation intitulée Kloster, Priestermönche und Privatmesse, Bonn, 1961. Plus récemment l’historien français Cyrille VOGEL a consacré une série d’articles à ce sujet, dont le dernier en date est une communication publiée à titre posthume, « Deux conséquences de l’eschatologie grégorienne : la multiplication des messes privées et les moines prêtres » in Grégoire le Grand, Paris, 1986, pp 267-276.

pénitence. Sa citation permet de rappeler ce qui constitue la vocation propre du clerc et qui le différencie fondamentalement des moines comme des laïcs.

De même la promotion de nombreux moines à la cléricature ne modifie pas fondamentalement la vocation monastique puisque s’applique pour ses moines une disposition d’une décrétale du pape Innocent Ier reprise par Charlemagne dans l’Admonitio

generalis enjoignant à ses moines devenus clercs de demeurer fidèles à leur profession

monastique.

Les définitions de la spécificité de la vocation cléricale et de la distinction entre moines et clercs fournies par saint Jérôme demeurent donc tout à fait pertinentes aux yeux des clercs carolingiens qui ont rédigé l’institutio canonicorum.

La supériorité des clercs sur les moines se fonde donc aux yeux des rédacteurs dur l’institutio canonicorum sur le fait que les clercs sont chargés de l’administration des sacrements ou, pour employer une autre terminologie, disposent de la cura animarum. Cependant, cette affirmation de principe amène à s’interroger si, dans les faits, les chanoines vivant dans des monastères exerçaient la cura animarum à l’époque carolingienne.

b) Les chanoines des monastères exercent-ils la cura animarum ?

Dans son analyse de l’institutio canonicorum, Michèle Gaillard affirme que « les

chanoines ne sont pas des moines ayant cure d’âmes mais des clercs qui mènent une vie en commun »208. Quelques lignes plus loin, elle explique ainsi le succès du texte de l’institutio canonicorum : « il offre aux chanoines un mode de vie valorisant, sans être trop ascétique et restant compatible avec leurs obligations patorales et liturgiques »209. Pour cette

historienne, il n’y a donc pas de doute : non seulement les chanoines carolingiens exercent la cura animarum, mais encore cet exercice par les chanoines de tâches pastorales explique en partie les différences entre les prescriptions de l’institutio canonicorum et celles de la

règle de saint Benoît. Cette affirmation péremptoire va à l’encontre d’une tradition

historiographique qui déniait aux chanoines l’exercice de la cura animarum. Elle est notamment représentée par Pierre Torquebiau et Charles Dereine, dans les articles

208 Michèle GAILLARD, D’une réforme à l’autre (816-934) : les communautés religieuses en Lorraine à l’époque carolingienne, p. 128.

209

« Chanoines » respectivement du Dictionnaire du droit canonique et du Dictionnaire

d’histoire et de géographie ecclésiastique. Pierre Torquebiau se fonde notamment sur des capitula promulgués en 874 par Hincmar de Reims à la suite d’un synode provincial. Il

nous a paru intéressant d’étudier ce texte allégué par Pierre Torquebiau pour vérifier la pertinence de son point de vue.

Dans le premier capitulum promulgué lors du synode 874, l’archevêque de Reims commence par déplorer que des prêtres de son diocèse quittent les paroisses rurales auxquelles ils sont affectés pour le monastère de chanoines de Montfaucon

« Il nous est nécessaire non seulement de démontrer, selon ce que définissent les canons à ce sujet, que c’est par une présomption non seulement illicite, mais même pernicieuse pour eux et pour le peuple qu’il leur est confié que des prêtres négligent, dit-on, les églises de notre diocèse et tiennent la prébende du monastère de Montfaucon, et aussi que des chanoines de ce même monastère occupent les églises des paroisses rurales, mais aussi de montrer la vigueur et la censure des saints canons contre leurs contempteurs, s’ils ne se corrigent pas. »210

Le texte de ce canon est on ne peut plus clair. Aux yeux d’Hincmar de Reims, la législation canonique interdit expressément le cumul par une même personne de la charge d’une paroisse rurale et une part de la prébende dans un monastère de chanoines.

Dans la suite de ce canon, Hincmar de Reims développe une argumentation visant à prouver l’incompatibilité du service liturgique dans un monastère de chanoines avec l’exercice d’un ministère pastorale dans une paroisse rurale :

« Il est en effet constant et certain que personne ne sera en même temps en mesure de mener à bien jusqu’au bout, d’une part la clôture dans un monastère et les services dus et, d’autre part ce qui est nécessaire au peuple dans les paroisses rurales. Comment, en effet, si dans le silence d’une nuit défavorable, soit un nouveau-né est en danger, soit un malade demande le viatique, un chanoine fera-t-il pour sortir de la clôture du monastère et se rendre à la villa, et subvenir aux nécessités des malades ? »211

210

Capitulum édité par Martina STRATMANN et Rudolf POKORNY in M.G.H. Capitula episcoporum II, p. 80: « Quia non solum illicita, sed etiam perniciosa sibi ac commissa plebi praesumptione, contra sacros canones, presbyteri nostrae parochiae dicuntur ecclesias suas negligere, et prebendam in monasterio Monti Falconis obtinere, sed et canonici ipisus monasterii ecclesias rusticanarum parochiarum occupare, necesse nobis est, non solum quid inde sacri canones definiant demonstrare, sed et vigorem ac censuram eorumdem sacrorum canonum, si se non correxerint, in contemptores exserere. »

211 Ibidem : « Constat enim et certum est, quia et claustra monasterii et obsequia et obsequia debita, et quae sunt necessaria plebi in rusticanis parrochiis, insimul exsequi nemo valebit. Quomodo enim, si intempestae noctis silentio, aut infans periclitatur, aut infirmus viaticum munus petierit, canonicus a claustris monasterii exiet, et ad villam infirmorum necessitatibus pergens succurrere praevalebit ? »

Dans ce passage, Hincmar souligne l’incompatibilité matérielle entre la résidence à l’intérieur d’un monastère et l’exercice d’un ministère pastoral en soulignant que le prêtre chargé d’une paroisse doit être disponible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Ce texte nous paraît être un argument fort à opposer à l’interprétation de Michèle Gaillard selon laquelle l’institutio canonicorum offrirait un modèle conciliant vie communautaire et obligations pastorales. Si l’institutio canonicorum prévoyait l’exercice d’un ministère pastoral par les chanoines vivant dans les monastères, Hincmar de Reims ne s’opposerait pas avec une telle vigueur à cette pratique. Il faut en conclure, nous semble-t-il, que la regula clericorum, troisième partie de l’institutio canonicorum régissant la vie communautaire des clercs, s’adresse à des religieux qui n’exercent pas un ministère pastoral.

Il convient de souligner l’ambiguïté du terme canonici à l’époque carolingienne. Il sert à désigner l’ensemble des clercs par opposition aux moines (monachi). Mais il désigne aussi une catégorie plus particulière de clercs vivant communautairement dans des monastères ou dans les chapitres cathédraux dont le mode de vie est somme toute plus proche de celui des moines que de celui des prêtres des paroisses.