• Aucun résultat trouvé

Section i: Le passage du monastère de Marmoutier à l’ordre canonial

B) Aperçu historiographique

A partir de ces données des sources, deux interprétations ont été proposées. La thèse classique soutenue par Dom Martène au XVIIe siècle voit dans l’abandon de la vie monastique à Marmoutier une conséquence de la destruction du monastère par les Normands en 853. Cette thèse a été battue en brèche au début du XXe siècle par Pierre Lévêque qui a montré que l’adoption de la vie canoniale était antérieure à 853 et pouvait être mise en rapport avec les abbatiats des laïcs Vivien puis Robert le Fort.

a) La thèse de Dom Martène : l’introduction des chanoines à la suite de la destruction du monastère par les Normands

Lors des premières recherches menées au XVIIe siècle sur l’histoire du monastère de Marmoutier, le premier réflexe a été de rapprocher l’abandon de la vie monastique en ce lieu avec la destruction de la cité de Tours en 853 par les Normands. C’est l’hypothèse développée par Dom Martène, dont l’histoire de Marmoutier ne fut publiée qu’au XIXe siècle320. Les faiblesses de cette thèse classique ont été soulignées du siècle dernier par un Pierre Lévêque dans sa thèse de l’Ecole des Chartes consacrée, elle aussi, à l’histoire de Marmoutier321. En s’appuyant sur le diplôme de Charles le Chauve daté du 3 avril 852, Pierre Lévêque montre que l’adoption de la vie canoniale à Marmoutier est antérieure à l’invasion normande de 853. Il souligne aussi que les diverses sources carolingiennes évoquent la destruction en 853 de la cité de Tours et l’incendie du monastère Saint-Martin, aucune mention n’est faite d’une destruction de Marmoutier. Certes, une charte de 898 indique qu’à cette date Marmoutier est ruiné, mais rien ne permet d’attribuer l’origine de cette destruction à l’incursion normande de 853. La démonstration de Pierre Lévêque est convaincante et il ne nous paraît plus possible de soutenir la thèse de Dom Martène. Pourtant celle-ci a été encore récemment reprise par Dom Guy-Marie Oury322. L’intérêt principal de son article est de proposer une nouvelle interprétation d’un document bien connu.

320 MARTÈNE Dom Edmond, Histoire de Marmoutier, tome 1 (372-1104) publiée in Mémoires de la société archéologique de Touraine, 24, 1874.

321 LÉVÊQUE Pierre, « Histoire de l’abbaye de Marmoutier jusqu’au XIème siècle » in P.T.E.N.C., 1901, p. 93-102.

322 OURY Guy-Marie, « Le monachisme carolingien du Centre-Ouest de la France. Eclipse ou décadence, 850-950 ? » in Bulletin de la société archéologique de Touraine, 44, 1995, p. 407-419.

Le texte en question est un passage de la Vita Odonis de Jean de Salerne, une source bien tardive pour l’histoire de Marmoutier sous le règne de Charles le Chauve puisqu’elle a été rédigée au milieu du Xe siècle. Dans cet ouvrage Jean de Salerne rapporte un exemplum souvent cité par saint Odon pour exhorter ses moines à ne pas relâcher leur observance. Selon lui, les moines de Saint-Martin de Tours après que leur discipline se fut relâchée furent frappés par un châtiment divin. L’hypothèse ingénieuse proposée par dom Guy-Marie Oury est de considérer que Jean de Salerne, qui connaissait mal la région tourangelle, s’est trompé et qu’il convient d’appliquer cet exemplum non pas à Saint-Martin de Tours mais à Marmoutier. On voit mal en effet quel châtiment a pu frapper les religieux de Saint-Martin de Tours après leur adoption de la vie canoniale au début du IXe siècle. En revanche, il est tout à fait plausible que la destruction de Marmoutier - si elle a eu lieu en 853 - peu après le relâchement de la discipline monastique en ce lieu ait frappé les esprits et soit apparue aux yeux de certains comme un châtiment divin. De plus, Guy-Marie Oury souligne que le texte de Jean de Salerne décrit un relâchement de la discipline et non un abandon de la vie monastique : il s’appliquerait donc mieux, selon lui, à Marmoutier qu’à Saint-Martin de Tours.

Cette hypothèse est certes séduisante. Il faut néanmoins souligner qu’elle va à l’encontre de l’interprétation constante qui a été faite de ce passage de la Vita Odonis. Ainsi Adémar de Chabannes , dans sa Chronique, a utilisé ce passage de Jean de Salerne pour opposer les bons religieux de Saint-Martial de Limoges qui passent de l’ordre canonial à l’ordre monastique aux mauvais religieux de Saint-Martin de Tours, qui pour leur perdition, font, en même temps selon lui323, le chemin inverse. Il convient aussi de noter les difficultés que pose l’exploitation d’un texte comme celui de Jean de Salerne. Le biographe ne se réfère ici à aucun document mais à une tradition orale que lui a rapportée saint Odon lui-même. Les travaux de Hartmut Atsma et de Jean Vezin ont bien établi l’étroitesse des relations entre le deuxième abbé de Cluny et Saint-Martin de Tours324

: il est donc possible qu’Odon tenait cet exemplum de la bouche même de vieux chanoines de Saint-Martin de Tours. Nous avons probablement un exemple de fixation par écrit d’une tradition orale. Or l’inconvénient de cette transmission orale est que les circonstances

323 Contrairement à ce qu’affirme Adémar il n’y a pas concomittance entre l’abandon de la vie monastique à Tours dans les premières années du IXe siècle et l’adoption de la règle de saint Benoît à Saint-Martial de Limoges, probablement en 848. En revanche le passage de Saint-Martial à l’ordre monastique est contemporain de celui de Marmoutier à l’ordre canonial.

324 ATSMA Hartmut et VEZIN Jean, « Cluny et Tours au Xe siècle. Aspects diplomatiques, paléographiques et hagiographiques » in Die Cluniazenser in ihrem politisch-sozialen Umfeld, Münster, Lit Verlag, 1998, Vita Regularis, Ordnungen und Deutungen religiosen Lebens im Mittelalter, 7, p. 121-132

historiques précises tendent à s’effacer au profit de ce qui se retient le mieux, c’est-à-dire la morale de l’exemplum et le merveilleux de l’intervention divine. Il est aussi possible qu’Odon ait quelque peu modifié l’exemplum pour l’adapter à son propos l’exaltation de la réforme monastique.

Comme on le voit, l’hypothèse de Dom Guy-Marie Oury doit être reçue avec la plus grande prudence. Si l’on admet, malgré tout, que le passage de la Vita Odonis se réfère bien à la situation du monastère de Marmoutier au milieu du IXe siècle, on en arrive à la conclusion qu’il y eut sinon abandon de la vie monastique du moins grave relâchement de la discipline à Marmoutier avant l’invasion normande de 853.

b) La thèse de Pierre Lévêque : un passage progressif des religieux à la vie canoniale au temps des abbés laïques

Réfutant la thèse classique de Dom Martène, Pierre Lévêque a proposé en se référant essentiellement aux diplômes royaux et actes privés sa propre interprétation du passage de Marmoutier à l’ordre canonial. Il établit une corrélation entre l’établissement d’abbés laïques, le comte Vivien puis le marquis Robert le Fort et le relâchement de la vie monastique. Il décrit en ces termes le processus qui, selon lui, a conduit les moines de Marmoutier à devenir des chanoines :

« L’abbaye est ainsi concédée par le roi en bénéfice, non seulement à des clercs séculiers mais encore à des laïques – le Rector. Une mense spéciale est dès lors créée pour l’abbé ; des menses particulières sont attachées à certains offices ; peu à peu, avec le relâchement, s’introduit pour les moines la licence de posséder, et ils se transforment en chanoines. »325

La thèse de Pierre Lévêque est convaincante. Cependant, certaines difficultés subsistent. Pierre Lévêque considère en s’appuyant sur les sources diplomatiques que Vivien a succédé à son frère Renaud comme abbé de Marmoutier entre le 30 août 845, date du deuxième diplôme de Charles le Chauve pour Marmoutier et le 1er janvier 846 date de la charte du comte Vivien où celui-ci apparaît comme abbé de Marmoutier. Ce faisant, il ne tient aucun compte du témoignage de la Translatio sancti Gorgonii qui présente Renaud comme abbé en 846.

325

Une deuxième affirmation nous paraît contestable dans la démonstration de Pierre Lévêque. Selon lui l’apparition d’une mense abbatiale coïncide avec l’installation du recteur laïque Vivien. Cependant, en ce cas, se pose la question de l’interprétation qu’il convient de donner au diplôme de Charles le Chauve du 30 août 845 par lequel le souverain confirme la restitution d’un certain nombre de biens aux usages particuliers des religieux de Marmoutier. Ce diplôme semble impliquer la division du patrimoine du monastère en plusieurs menses dont une mense conventuelle.