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La vie commune des clercs inspirée par l’idéal bénédictin

Section ii: La distinction entre moines et chanoines dans la législation promulguée lors des assemblées

C) La vie commune des clercs inspirée par l’idéal bénédictin

Même si Benoît d’Aniane n’a pas participé directement à la rédaction de l’institutio

canonicorum et de l’institutio sanctimonialium, son influence s’est probablement fait sentir

sur l’ensemble de la législation réformatrice promulguée à Aix en 816. Or Benoît d’Aniane est un grand admirateur de la règle de saint Benoît de Nursie qu’il a présenté dans son ouvrage intitulé la Concorde des règles182 comme la règle de vie la plus parfaite. Son

influence est donc très favorable au rayonnement de la règle de saint Benoît.

En tout cas les influence de la règle de saint Benoît et, plus encore, de l’idéal monastique, est manifeste sur l’institutio canonicorum. En effet la troisième partie de l’institutio canonicorum intitulé regula canonicorum s’ouvre par un chapitre – le chapitre 114- dont le titre est le suivant :

« De ce que les préceptes qui conviennent spécialement aux moines conviennent généralement à tous les chrétiens »183.

En ce chapitre, les évêques assemblés à Aix, veulent démontrer que les préceptes évangéliques ne s’adressent pas seulement aux moines mais à tous les chrétiens :

« C’est pourquoi, ce ne sont pas seulement les moines et les clercs qui doivent entrer par la voie étroite et serrée mais tous ceux qui se rangent sous le nom de chrétien »184.

Dans le chapitre suivant les évêques expliquent que ce qui est valable pour tous les chrétiens l’est à plus forte raison pour les chanoines qui occupent une place prééminente dans la société chrétienne. Aussi, même si sont autorisées aux chanoines certaines pratiques interdites aux moines,

« leur vie ne doit pas s’éloigner de celle des moines pour ce qui est de prendre garde des vices et d’embrasser les vertus. »185

.

Cette formule indique bien toute l’influence que peut avoir le modèle monastique lorsqu’il s’agit de régler concrètement la vie des chanoines. Le modèle monastique est en

182 Benoît d’Aniane, Concordantiae regularum éditée par Pierre Bonnerue, Turnhout 1999.

183 Chapitre CXIIII de l’institutio canonicorum in M. G.H. concilia II, p 395: “ Quae praecepta specialiter monachis quae generaliter conveniant Christianis”

184

Chapitre CXIIII de l’institutio canonicorum in M.G.H. concilia II, p. 396 : « Non solum igitur monachis et clericis, verum etiam omnibus , qui Christiano censentur vocabulo, per hanc artam et angustam intrandum est viam. »

185 Chapitre CXV de l’institutio canonicorum in M.G.H. concilia II, p. 397 : « non tamen in cavendis vitiis et amplectendis virtutibus eorum a monachorum distare debet vita »

effet considéré comme la forme de vie la plus prestigieuse en ce qu’elle répond pleinement aux exigences des préceptes évangéliques et du modèle de vie apostolique. Par précepte évangélique il faut en particulier entendre la réponse faite par le Christ au jeune homme riche dans l’évangile selon saint Matthieu au chapitre XIX, verset 21 :

« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne le aux pauvres. »186 .

Ce précepte évangélique s’adresse aux seuls moines puisque la possession de biens est permise dans certaines limites – nous verrons lesquelles – aux chanoines. Mais, pour ce qui est du modèle de vie apostolique, cette idée renvoie probablement à la description de la première communauté chrétienne que l’on trouve dans les Actes des Apôtres au chapitre II, verset 43-46 et notamment le verset 44 :

« et même tous ceux qui croyaient étaient au même degré et avaient tout en commun »187 .

Cette formule insiste sur une vie communautaire et suppose une égalité de traitement entre ceux qui vivent en commun puisque le texte latin de la Vulgate utilise l’adverbe latin pariter – que nous avons traduit approximativement par au même degré – qui peut signifier à la fois ensemble et également. Or cette vie communautaire et égalitaire est exigée des chanoines tout comme des moines.

Les prescriptions pratiques concernant la vie communautaire des chanoines et des chanoinesses s’inspirent nettement de la règle de saint Benoît. Cette influence se retrouve à la fois dans l’institutio canonicorum et dans l’institutio sanctimonialium. Ainsi, pour ce qui est de la vie commune, on peut remarquer que chanoines et chanoinesses vivent, à l’instar des moines, dans des bâtiments séparés du monde par une clôture comme il appert du chapitre 117 de l’institutio canonicorum intitulé « De ce que la clôture des chanoines doit

être fortifiée avec soin »188 et du chapitre 11 de l’institutio sanctimonialium intitulé « De ce que les monastères de jeunes filles doivent être fortifiés de toute part et ce que les logements nécessaires doivent être préparés à l’intérieur »189. Il faut remarquer que dans le

chapitre 117 de l’institutio canonicorum, le terme claustrum est employé au pluriel

186 Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, op.cit. , p 1555 : « si vis perfectus esse vade vende quae habes et da pauperibus »

187

Idem, p 1701 : « omnes etiam qui credebant erant pariter et habeant omnia communia .»

188 Chapitre CXVII de l’institutio canonicorum édité in M.G.H. concilia II, p. 398: “Quod diligenter munienda sint claustra canonicorum”

189 Chapitre XI de l’institutio sanctimonialium édité in M.G.H. concilia II, p. 446: « Ut monasteria puellarum undique muniantur et necessariae habitationes interius praeparentur »

(claustra) et dans le sens de clôture du monastère plutôt que de cloître, c’est-à-dire sous la même forme et dans le même sens que dans la règle de saint Benoît au chapitre IV, verset 78190 et au chapitre LVII, verset 7191.

Cette vie communautaire dans un espace clos à l’abri du monde suppose une égalité entre les membres de la communauté notamment pour les repas pris en commun au cours desquels chacun reçoit une part égale comme il est notifié au chapitre 121 de l’institutio

canonicorum intitulé « De ce que dans la congrégation canonique le manger et le boire doivent être reçus de manière égale »192 et au chapitre XII de l’institutio sanctimonialium

intitulé « De ce que les religieuses vivant en une seule société doivent recevoir de manière

égale le manger et le boire »193 . Une telle prescription est en accord avec le chapitre XXXIV de la règle de saint Benoît intitulé « si tous doivent recevoir le nécessaire de

manière égale »194.

Enfin cette vie communautaire est consacrée à la prière conformément d’ailleurs au récit des Actes des Apôtres qui montre la première communauté chrétienne fréquentant le temple et louant Dieu. La journée des chanoines et chanoinesses est rythmée par les sept heures canoniques comme le montrent le chapitres 131 de l’institutio canonicorum intitulé

« De ce que les chanoines doivent observer religieusement les heures canoniques »195 et le

chapitre 15 de l’institutio sanctimonialium intitulé « De ce que les religieuses doivent se

rassembler sans retard pour célébrer les heures canoniques »196. La règle de saint Benoît

prévoit aussi la célébration de sept heures journalières et la justifie par une citation du psaume 118 : « Sept fois par jour j’ai dit ta louange »197. Cette justification par une

autorité biblique transcende le cadre de la vie monastique. Aussi ce nombre de sept est-il

190 La règle de saint Benoît, op. cit., p. 26-27 : « Au vrai les ateliers où nous mettons tout celas en œuvre avec diligence sont la clôture du monastère et la stabilité dans la communauté » (Officina vero ubi haec omnia diligenter operemur claustra sunt monasterii et stabilitas in congregatione.)

191 Idem, p. 146-147: « De même que celui qui aura la présomption de quitter la clôture du monastère, d’aller où que ce soit ou de faire la moindre chose sans l’ordre de l’abbé (soit soumis au châtiment de la règle) » (Similiter et quis praesumpserit claustra monasterii egredi vel quocumque ire vel quippiam quamvis parvum sine iussione abbatis facere.). Dans cet exemple, il apparaît très clairement que l’expression claustra monasterii désigne la clôture du monastère en général et non le cloître en particulier.

192 Chapitre CXXI de l’institutio canonicorum édité in M.G.H. concilia II, p. 400 : « Ut in congregatione canonica aequaliter cibus et potus accipiatur »

193 Chapitre XII de l’Institutio sanctimonialium édité in M.G.H. concilia II, p. 446 : « Ut sanctimoniales in una societate viventes aequaliter cibum et potum accipiant. »

194 La Règle de Saint Benoît éditée par Henri Rochais, op. cit. , p 80 : « si omnes aequaliter debeant necessaria accipere »

195

Chapitre CXXXI de l’institutio canonicorum édité in M.G.H. concilia II, p. 408 : « Ut horas canonicas canonici religiose observent. »

196 Chapitre XV de l’institutio sanctimonialium édité in M.G.H. concilia II, p. 448 : « Ut ad horas canonicas celebrandas incunctanter conveniant sanctimoniales. »

197

valable pour toutes les formes de vie religieuse. Cependant il existe une différence dans le compte des heures entre les moines et les chanoines. Outre les sept heures journalières, les moines célèbrent une huitième heure, les vigiles nocturnes alors que, dans l’institutio

canonicorum, les vigiles nocturnes sont comptés parmi les sept heures canoniales. Les

chanoines ne célèbrent pas le premier office monastique matinal, l’heure de Primes. Le mode de vie des moines apparaît ici plus parfait que celui des chanoines et des chanoinesses mais l’orientation générale est la même : une vie consacrée à la prière.

Pour résumer l’existence d’un chanoine carolingien, l’on peut citer un passage de la conclusion de l’institutio canonicorum :

« Que (les chanoines) s’attachent sans cesse aux psaumes, hymnes, cantiques et exercices de toutes les autres bonnes œuvres. Qu’ils dorment tous au dortoir à moins qu’une infirmité ne les en ait empêchés ; qu’ils soient rassasiés ensemble (et de manière égale) au réfectoire ; qu’ils aillent chaque jour à l’assemblée ; que, dès que le signal en a été donné, ils se rendent en hâte à l’église et célèbrent ensemble (et de manière égale) les heures canoniques non de manière négligente mais avec toute religion. »198.

Il est frappant de constater que ce passage pourrait tout aussi bien décrire la vie de

moines obéissant à la règle de saint Benoît dont l’influence est ici aisément repérable. Ainsi la référence à l’accomplissement des bonnes œuvres (bonorum operum) de manière continue (jugiter) renvoie au verset 76 du chapitre IV de la règle de saint Benoît qui commence ainsi :

« Quand (les instruments des bonnes œuvres) auront été incessamment accomplis jour et nuit par (les moines)»199 .

Les chanoines et les chanoinesses, tout comme les moines et les moniales mènent une vie pleinement communautaire (repas pris dans un réfectoire commun, repos dans un même dortoir) consacrée à la prière continuelle dans un espace clos fortifié contre le monde extérieur. Cette grande proximité dans la pratique quotidienne entre la vie monastique et la vie canoniale s’explique par deux facteurs. Tout d’abord vie monastique

198 Conclusion de l’institutio canonicorum édité in M.G.H. concilia II, p. 420 : « Lectionibus, psalmis, hymnis, canticis et caeterorum bonorum operum exercitiis iugiter incumbant. In dormitorio, nisi quem infirmitas detinuerit, omnes dormiant, in refectorio pariter reficiantur, cotidie ad conlationem veniant ; mox ut signum datum fuerit, ad ecclesiam omnes festinato veniant et horas canonicas non neglegenter, sed cum omni religione pariter caelebrent. »

199 La Règle de Saint Benoît, op. cit. , p 26 : « Quae cum fuerint a nobis die noctuque incessabiliter adimpleta »

et vie canoniale se réfèrent à un modèle commun, la description de la vie communautaire de l’église primitive dans les Actes des Apôtres. D’autre part, du fait de son prestige, la norme qui commande la vie monastique, la règle de saint Benoît a influencé les prescriptions concrètes données pour la vie des chanoines dans le regula clericorum, la troisième partie de l’institutio canonicorum rédigé à Aix en 816.

L’influence du modèle monastique sur la vie canoniale a été minimisée par Michèle Gaillard dans son analyse de l’institutio canonicorum. Selon elle, en comparaison de l’observance bénédictine, la vie communautaire des chanoines est réduite de même que leur activité liturgique. Elle assure notamment que « la présence au réfectoire n’est

obligatoire qu’une fois par jour » et qu’« un article précise que la présence de tous n’est obligatoire qu’à complies, ce qui réduit considérablement la porté des heures canoniales »200. Cependant ces affirmations nous paraissent fondées sur une interprétation

quelque peu forcée de deux passages de l’institutio canonicorum.

Pour ce qui est de l’unique repas pris en commun par les chanoines, Michèle Gaillard se fonde, nous semble-t-il, sur un passage du chapitre CXXIII de l’institutio

canonicorum dont voici le texte latin :

« In refectorio quotidie una reficiantur, nisi forte quem necessitas abesse compulerit, et hoc non sine licentia magistri fiant. »

Nous avons ici cité le texte latin car, c’est, nous semble-t-il, en se fondant sur la présence du mot una que Michèle Gaillard a cru pouvoir affirmer que les chanoines ne prenaient qu’un seul repas en commun. Or una pris adverbialement peut signifier en latin classique « ensemble, en même temps »201. C’est le sens qui nous paraît ici préférable. Le passage du chapitre CXXIII peut, nous semble-t-il, être traduit ainsi :

« Qu’ils mangent ensemble chaque jour dans le réfectoire, à moins que la nécessité ne force l’un d’eux à être absent, et que cela ne se fasse pas sans la licence du maître. »

Cette prescription nous semble valable pour les différents repas du jour. L’affirmation que les chanoines prennent un seul repas en commun par jour nous paraît donc assez peu fondée.

200 Michèle GAILLARD, D’une réforme à l’autre (816-934) : les communautés religieuses en Lorraine à l’époque carolingienne, p. 128.

201

Pour ce qui est de l’obligation faite aux chanoines de se rendre aux seules complies, Michèle Gaillard se fonde, nous semble-t-il sur le chapitre 136 de l’institutio canonicorum intitulé « Que tous les chanoines viennent à complies »202. Il n’est nulle part, à notre

connaissance, précisé, que la présence des chanoines aux autres offices est facultative. Michèle Gaillard tire en fait argument de ce que, dans le chapitre CXXXI prescrivant les autres heures canoniques, il est fait référence aux chanoines (canonici) sans plus de précision et non à tous les chanoines (omnes canonici). Son interprétation apparaît assez fragile d’autant que le texte latin du chapitre CXXXVI s’ouvre par la phrase suivante :

« Expletis religiosissimo obsequio horis competentibus diurnis officiis ab omnibus canonicis dato signo devotissime ad completorium celebrandum veniendum est. »

D’un point de vue strictement grammatical, le groupe nominal « ab omnibus

canonicis » est le complément d’agent du verbe veniendum est. Cependant, il ne peut être

totalement dissocié de l’ablatif absolu « Expletis… diurnis officiis ». On peut traduire cette phrase, sans trahir, nous semble-t-il, la pensée du rédacteur de l’institutio canonicorum, de la manière suivante :

« Après avoir accompli les offices du jour aux heures appropriées selon un service tout à fait religieux, tous les chanoines doivent, au signal donné, venir avec la plus grande dévotion pour célébrer les complies. »

Un autre argument peut être avancé en faveur d’une célébration communautaire par les chanoines de toutes les heures et non des seules complies. Le chapitre 6 de la règle de

saint Chrodegang prévoit que les chanoines, qui, à l’une des heures liturgiques, se trouvent

trop éloignés du monastère, doivent dire l’office là où ils se trouvent203

. Or, une telle clause ne figure pas dans l’institutio canonicorum pourtant inspirée de la règle de saint

Chrodegang. L’explication la plus plausible nous semble être que le rédacteur de

l’institutio canonicorum n’a pas jugé bon de reprendre cette disposition car, dans son esprit, elle était inutile, tous les chanoines devant célébrer les heures canoniales à l’intérieur du monastère. Il nous semble que l’institutio canonicorum est plus rigoureuse

202 Chapitre CXXVI de l’institutio canonicorum édité par Albert Werminghoff, in M.G.H. concilia II : « Ut ab omnibus canonicis ad completorium veniatur. »

203 Nous nous fondons ici sur le commentaire de la règle de saint Chrodegang par Martin A. CLAUSSEN in The reform of the frankish church. Chrodegang of Metz and the Regula clericorum in the eighth century, p. 69-70: “Chapter 6, “That everyone should come to Divine Office during the canonical hours” carries forward the theme of the previous chapters, and shows Chrodegang’s awareness that the cathedral community is not a monastery. Those who are at hand, he says, should hasten to office when the signal is given. If someone is far off, he is to pray (and the word he uses there is cogat) the office cum tremore divino wherever he may find himself”

que la règle de saint Chrodegang quant au service liturgique exigé des chanoines. Deux explications peuvent être avancées : d’une part, l’influence bénédictine sur les rédacteurs de l’institutio canonicorum par l’intermédiaire de Benoît d’Aniane et, d’autre part, le fait qu’une partie des chanoines concernés par l’institutio canonicorum vivent dans des monastères.