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monastères au temps de Charles le Chauve

Le passage des religieux de la vie monastique à la vie canoniale en de nombreux monastères à l’époque carolingienne est un phénomène incontestable. Cependant il est difficile d’établir quand et pourquoi un tel changement s’est produit dans tel ou tel établissement. En effet il n’existe pas de récits contemporains expliquant dans quelles circonstances les religieux d’un monastère ont abandonné la règle de saint Benoît ou ont été remplacés par des chanoines. L’historien en est réduit à conjecturer à partir du vocabulaire des sources la date à laquelle les chanoines prennent la place des moines. La tâche est souvent ardue et le risque est grand de proposer à partir d’un seul terme une hypothèse en réalité très fragile.

Pour illustrer les difficultés de cette étude il convient de citer l’exemple de la petite abbaye Saint-Vincent de Soignies qui a fait l’objet d’une étude de Jacques Nazet au titre évocateur, « La transformation des abbayes en chapitres à la fin de l’époque carolingienne : l’exemple de Saint-Vincent de Soignies »302. Si l’auteur parvient à débrouiller l’écheveau complexe des sources hagiographiques concernant ce modeste établissement, il a plus de mal à démontrer que la sécularisation de Saint-Vincent de Soignies date de la fin de l’époque carolingienne. Son argumentation repose en effet sur un présupposé erroné. Certes, Jacques Nazet parvient à démontrer que la source hagiographique la plus ancienne concernant Saint-Vincent de Soignies, la Vita

Madebertae, désigne les religieux de Soignies comme des chanoines. Il peut donc affirmer

qu’au moment de la rédaction de cette Vita la « transformation de l’abbaye en chapitre » a eu lieu. Le terminus ante quem est donc assuré. Mais le terminus post quem est lui plus douteux. En effet Jacques Nazet tire argument de la mention de Soignies comme une des

abbatiae remises à Charles le Chauve par le traité de Meersen en 870 pour placer

l’introduction des chanoines après cette date. Pour lui, le terme abbatia désigne

302 NAZET Jacques, « La transformation d’abbayes en chapitres à la fin de l’époque carolingienne : le cas de Saint-Vincent de Soignies » in R.N., 1967, p. 257-280.

obligatoirement un monastère de moines. Or l’examen des sources contemporaines paraît montrer au contraire que le terme abbatia est employé indifféremment pour désigner des établissements de moines ou de chanoines. Si l’on s’en tient aux Annales de Saint-Bertin, dans lesquelles est reproduite la liste des abbatiae, on s’aperçoit que, pour l’année 866, l’annaliste Hincmar de Reims désigne Saint-Quentin qui abrite alors une communauté de chanoines comme une abbatia. On ne peut donc pas tirer argument de la mention de Saint-Vincent de Soignies dans le traité de Meersen pour dater le remplacement des moines par les chanoines. On peut simplement affirmer que ce remplacement est antérieur à la rédaction de la Vita Madalbertae (fin IXe-début Xe siècle) mais il ne date pas forcément de la fin de l’époque carolingienne comme l’affirme imprudemment le titre de l’article de Jacques Nazet.

Ces difficultés pour déterminer précisément la date des « transformations des abbayes en chapitres » explique que ce phénomène a été interprété de diverses manières par les historiens. On peut répertorier deux grandes interprétations.

L’interprétation classique développée notamment par Auguste Dumas dans

L’Eglise sous le pouvoir des laïcs, tome 7 de L’histoire de l’Eglise des origines à nos jours303et Dom Philibert Schmitz dans son Histoire de l’ordre de saint Benoît304 date la

sécularisation des monastères de la fin de l’époque carolingienne (fin IXe –début Xe siècle) et en attribue la responsabilité aux abbés laïques. Ceux-ci auraient eu intérêt à remplacer les moines par les chanoines car l’entretien des moines ne disposant pas de biens propres est plus coûteux que celui des chanoines qui peuvent compter sur leurs ressources personnelles. Cette théorie se fonde sur une affirmation de l’institutio canonicorum de 816 :

« il est manifeste que (les moines) ont besoin de dépenses plus abondantes de l’Église que les chanoines qui ont licence d’utiliser leurs biens et ceux de l’Église. »305

De fait on peut citer des cas où le remplacement des moines par les chanoines semble bien lié à des raisons économiques. L’exemple le plus caractéristique est celui de Saint-Wandrille au temps de Louis le Pieux. La notice de la Chronique des abbés de

303

AMMAN Emile et DUMAS Auguste, L’Eglise sous le pouvoir des laïcs, tome 7 de L’histoire de l’Eglise des origines à nos jours, Paris, 1948.

304 SCHMITZ Dom Philibert, Histoire de l’ordre de saint Benoît, tome 1 et 2, Maredsous, 1948 et 1949

305 Chapitre Institutio canonicorum édité in M.G.H. concilia II, p. 397 : « manifestum est illis copiosioribus ecclesiae sumptibus quam canonicis, qui suis et ecclesiae licite utuntur rebus. »

Fontenelle consacrée à l’abbé Anségise qui a restauré dans les années 820 l’observance de

la règle de saint Benoît à Saint-Wandrille rapporte que celle-ci, instaurée une première fois par l’abbé de Saint-Maur des Fossés Benoît – probablement au tout début du règne de Louis le Pieux –, avait été abandonnée en raison de l’impéritie des prédécesseurs d’Anségise:

« En effet du fait de l’impéritie des abbés précédents qui s’étaient occupés avec peu de dévotion du troupeau qui leur était confié, le statut de la bienfaisante règle du susdit père Benoît était déjà reconnu sur le point de tomber bien que ceux qui militaient pour le Seigneur pratiquent de manière irréprochable selon l’ordo des chanoines. En effet cela était arrivé, en raison de l’incurie, comme je l’ai déjà dit, des prélats qui différèrent par négligence de distribuer ce que l’auctoritas de la règle sacrée commandait de donner »306

Notre traduction personnelle de ce passage diffère sur un point important de celle de frère Pascal Pradié. Celui-ci traduit la proposition licet illi qui Domino militabant

canonico ordine inreprehensibiliter conversarentur de la manière suivante « bien que ceux

qui servaient Dieu menaient la vie régulière de manière irrépréhensible ». Cette traduction nous semble comporter un contre-sens qui rend obscur l’ensemble du texte : comment le rédacteur de la Chronique peut-il dire que la règle de saint Benoît est presque sur le point de disparaître et en même temps affirmer que les moines la pratiquent de manière irréprochable ? En revanche, si l’on admet les religieux de Saint-Wandrille pratique de manière irréprochable la vie canoniale, cela éclaire la phrase suivante où il est dit que les abbés précédents ne donnaient pas tout ce qui est prévu par la règle. En effet la pratique de la règle de saint Benoît exige la pauvreté personnelle des moines ce qui implique en contrepartie que les biens de la communauté subviennent à tous leurs besoins. L’abbé commendataire d’une communauté de moines doit donner à ceux-ci des moyens de subsistance suffisants. Au contraire les chanoines vivent en partie sur les biens qui leur sont propres. Il faut donc comprendre que les prédécesseurs d’Anségise, ne donnant pas à leurs religieux des biens suffisants pour leur subsistance, les ont contraints à adopter le mode de vie canonial, c’est-à-dire à compléter les revenus distribués par les abbés par leurs biens propres.

306

Chronique des abbés de Fontenelle, édition Pascal Pradié, op . cit. , p 154 : « Nam ex desidia priorum patrum qui gregis sibi commissi curam minus devote gesserunt status almae regulae praedicti patris Benedicti iam quasi casurus videbatur, licet illi qui Domino militabant, canonico ordine inreprehensibiliter conversarentur ; Contigerat enim ob incuriam, ut iam dixi, praelatorum, qui ea quae regulae auctoritas sacrae dare mandabat parvipendo impertire distulerant »

Un autre exemple, souvent cité, où la responsabilité d’un abbé laïque semble engagé est le cas du monastère d’Echternach. Le Premier catalogue des abbés

d’Echternach daté de la fin du XIIe siècle met en relation la nomination d’un abbé laïque

Adalard avec l’introduction d’une communauté de clercs :

« et la 10ème année de l’empereur Lothaire, fils de Louis le Pieux, c’est-à-dire la 849ème de l’incarnation du Seigneur, indiction XII, je ne sais selon quel ordre et à suite de quel événement, le comte Adalard prit le nom d’abbé, et, après avoir introduit des clercs, il plaça à leur tête le prévôt Hiltgerus. »307

Ce témoignage tardif établit bien la simultanéité des deux phénomènes. Il est corroboré par le témoignage contemporain des chartes contenues dans le liber aureus d’Echternach. C’est en effet, à partir de 849, date de l’abbatiat d’Adalard, que les religieux y sont désignés comme des chanoines. Cependant l’auteur du Catalogue n’est guère précis sur les circonstances dans lesquels la nomination de l’abbé laïque et l’introduction des chanoines se sont produites : il avoue même sa perplexité – nescimus quo ordine vel quo

eventu. Probablement ne disposait-il, pour rédiger son Catalogue, que d’une liste d’abbés

et du liber aureus. L’abbé laïque, Adalard, est très probablement responsable du remplacement des moines par des chanoines à Echternach mais rien ne permet de préjuger des intentions qui ont présidé à son action.

La seconde interprétation consiste à voir dans « la transformation des abbayes en chapitres » la conséquence d’une résistance des religieux à l’application de la règle de

saint Benoît dans tous les monastères de l’Empire. Cette hypothèse a été notamment

défendue par dom Jacques Hourlier dans un article déjà ancien intitulé « La règle de saint Benoît, source du droit monastique »308 :

« Déjà les efforts de la législation carolingienne, ceux d’un Benoît d’Aniane surtout, tendent à imposer une observation plus généralisée de la règle bénédictine, dont on aurait voulu faire le dénominateur commun à tous les monastères. Cet effort entraîne deux conséquences. .L’une affecte le vocabulaire : est moine désormais tout ce qui se recommande de saint Benoît, tout le reste se voit qualifié de chanoines, de canonial. Une enquête, délicate peut-être, montrerait que nombre de chanoines restent en réalité des moines,

307

Catalogus abbatum Epternacum I édité in M.G.H. scriptores XII, p. 738-740 : « et 10 anno Lotharii imperatoris , incarnationis vero Domini 849, indict. 12, nescimus quo ordine vel quo eventu, Adelardus comes suscepit nome abbatis, introductisque clericis Hiltgerum prepositum prefecit eis. »

308 HOURLIER Dom Jacques, « La règle de saint Benoît, source du droit monastique » in Etudes d’histoire canonique dédiées à Gabriel Le Bras, Paris, 1965, p. 157-168.

qui suivent des usages anciens et n’entendent pas s’attacher à la règle de saint Benoît. »309

L’hypothèse proposée par dom Jacques Hourlier nous paraît séduisante car elle recoupe certains éléments que nous avons aperçus au premier chapitre Nous avions notamment constaté que les « monastères de chanoines » étaient des établissements dont les religieux avaient refusé d’adopter la règle de saint Benoît. Le processus décrit par dom Jacques Hourlier semble bien illustré par l’exemple de l’évolution de Saint-Martin de Tours au temps de Charlemagne. Les religieux de ce monastère, si l’on en croit les critiques que leur adressait Charlemagne, se désignaient tantôt comme des moines, tantôt comme des chanoines. Pour y mettre bon ordre, le monarque avait désigné comme abbé, Alcuin. Celui-ci renonça à imposer la règle de saint Benoît à tous les religieux de Saint-Martin de Tours tout en offrant à ceux qui le désiraient un lieu réservé à la stricte observance bénédictine, Cormery. Pour le reste de la communauté, Alcuin revendiquait l’appartenance à un troisième degré ni monastique, ni canonial. Cependant la législation canonique carolingienne plaça les religieux de Saint-Martin de Tours dans la catégorie des chanoines en raison de leur refus d’adopter la règle de saint Benoît.

Les quelques exemples que nous venons de donner montrent que l’une ou l’autre de ces deux interprétations peut être valable selon les cas. Elles ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre. Il est fort possible qu’en certains cas, l’intérêt de l’abbé séculier, laïque ou clerc séculier, à remplacer les moines par des chanoines moins coûteux à entretenir, ait rencontré le peu d’empressement des religieux à observer la règle de saint

Benoît. De ce point de vue il nous paraît significatif que Saint-Wandrille, où selon le

chroniqueur, la responsabilité de la non-application de la règle saint Benoît incombe aux abbés, et Echternach, où le remplacement des moines par les chanoines est imputé à l’abbé laïque Adalard, sont des monastères en lesquels - nous l’avons vu dans le premier chapitre - les religieux ne suivaient pas la stricte observance bénédictine au temps de Charlemagne. On peut donc penser que l’implantation de la vie monastique y était fragile et que cela a favorisé les desseins des abbés310.

L’interprétation que l’on donne du remplacement des moines par les chanoines est liée à son déroulement. En la matière, la règle canonique établie par les canons 26 et 27

309 Idem, p. 162-163.

310 A Fontenelle, il sembe que la première réforme mené au début du règne de Louis le Pieux n’aguère eu de résultats concrets. A Echternach, parmi les chartes de la première moitié du IXe siècle conservées dans le cartulaire, seule un diplôme de Louis le Pieux qualifie explicitement les religieux de moines.

l’Admonitio generalis de 789 est, comme nous l’avons vu, qu’un moine doit rester fidèle à son vœu et à son propositum, même après avoir été promu à la cléricature. Si elle était strictement appliquée, des moines ne pourraient devenir des chanoines. La « transformation d’une abbaye en chapitre » supposerait donc l’expulsion préalable de la communauté bénédictine puis l’introduction d’une nouvelle communauté cléricale. Or, il semble bien que, le plus souvent, cela ne s’est pas passé ainsi. Certes le Premier catalogue

des abbés d’Echternach parle de l’introduction de clercs (clerici introducti) par l’abbé

Adalard, ce qui pourrait laisser penser que des religieux venus de l’extérieur ont remplacé les moines précédemment installés en ce lieu. Ce témoignage est cependant tardif et peu fiable puisque l’auteur se borne à constater l’introduction d’un abbé laïque et l’arrivée des clercs en avouant ignorer les circonstances précises de ces deux événements. Dans d’autres cas il apparaît clairement que ce sont les anciens moines qui ont adopté la vie canoniale. La

Chronique des abbés de Fontenelle excuse les religieux de ne pas observer la règle de saint Benoît en en faisant porter la responsabilité aux abbés précédant Anségise et les loue

même pour leur observance canoniale irréprochable. Cette apologie des religieux de Fontenelle, écrite, il ne faut pas l’oublier, par un moine du lieu - peut-être lui-même ancien chanoine - ne doit pas nous faire oublier que du strict point de vue du droit canon, ces anciens moines vivant canoniquement, après avoir fait profession selon la règle de saint

Benoît, étaient dans l’illégalité ! Cela tend à montrer que la règle canonique n’a pas été

toujours appliquée et que des moines sont devenus chanoines sans que personne n’y trouve apparemment rien à redire.

Ce chapitre s’efforcera d’étudier de manière détaillée des exemples de « transformations d’abbayes en chapitres » dans le royaume de Charles le Chauve. Une première difficulté consistait à déterminer le corpus d’exemples à étudier. En effet, les diplômes de Charles le Chauve sont les plus anciens documents mentionnant explicitement la présence de chanoines dans un certain nombre de monastères. C’est notamment le cas pour les monastères de Saint-Quentin et de Saint-Bavon de Gand. Cependant, dans ces deux cas, il est fort possible que les chanoines étaient déjà présents au temps de Louis le Pieux. Aussi, nous nous sommes limités à deux exemples : le premier est celui de Marmoutier car il est à peu près assuré que le « remplacement » des moines par les chanoines en ce lieu date effectivement du règne de Charles le Chauve, le second est celui du monastère de Maroilles car Jean-Marie Duvosquel, et, avec quelques réserves, Anne-Marie Helvétius, ont imputé à Charles le Chauve la nomination d’un abbé laïque et

l’introduction des chanoines lorsque le roi a pris le contrôle du monastère, en 869, à la mort de Lothaire II. Dans les deux cas nous essaierons de déterminer quand a eu lieu le remplacement des moines par les chanoines, s’il est le résultat d’une politique délibérée d’un l’abbé laïque voire du monarque ou simplement l’effet d’un relâchement de la discipline des religieux, s’il y a eu expulsion des moines et introduction d’une nouvelle communauté de chanoines ou si ce sont les anciens moines qui sont devenus chanoines.

Section i: Le passage du monastère de Marmoutier à l’ordre