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Un cas particulier : les moines qui deviennent évêques

Section i: Stabilité de la profession monastique

C) Un cas particulier : les moines qui deviennent évêques

L’insistance, à l’époque carolingienne, sur l’indissolubilité de la profession monastique amène à se poser la question des moines qui sont promus à l’épiscopat. Ces promotions sont-elles bien acceptées ? Deux lettres pontificales semblent indiquer certaines réserves. La première est une lettre de Léon IV aux évêques de Gaule dénonçant les conditions de la promotion de l’ancien moine Hincmar à l’archevêché de Reims ; la seconde est une lettre de Nicolas Ier adressée à Egil, ancien abbé régulier de Prüm puis de Flavigny peu après sa promotion à l’archevêché de Sens.

a) La lettre de Léon IV aux évêques de Gaule à propos d’Hincmar de Reims

La lettre du pape Léon IV adressée aux évêques de Gaule à propos d’Hincmar de Reims s’ouvre ainsi :

« Il a été rapporté à notre apostolat que, alors qu’Hincmar avait l’habit des clercs, il avait choisi la vie monastique, et avait promis de demeurer jusqu’à la fin de sa vie sous la règle de saint Benoît ; ensuite, ayant rompu sa promesse, contre les décisions des canons, séduit par l’ambition, il avait usurpé de manière malhonnête le siège épiscopal de Reims du vivant en ce lieu d’Ebbon. »275

L’accusation portée contre Hincmar est ici claire : il aurait été infidèle à sa promesse en quittant la vie monastique pour usurper les fonctions épiscopales. Cet abandon de la profession monastique est décrit comme contraire aux décisions des canons (contra statuta canonum).

Cependant cette lettre pose de réels problèmes d’authenticité qu’Emile Lesne a bien mis en évidence il y a un peu plus d’un siècle276

. Le texte comprend effet de nombreux éléments inexacts voire totalement aberrants, le plus incroyable étant l’accusation portée à la fin de la lettre à l’encontre d’Hincmar d’avoir excommunié non seulement l’empereur Lothaire mais aussi Charles le Chauve ( !) :

275 Lettre de Léon IV editée par Adolfus de Hirsch-Gereuth in M.G.H. Epistolae V, n°37, p.605 : ‘Relatum nostro est apostolatui, quod dum Hincmarum clericorum haberet habitum, monachicam elegisset vitam, et sub regula sancti Benedicti se consistere usque ad finem vite promississet, deinde corrupta promissione contra statuta canonum ambicione seductus cathedram Remensem improbe, vivente adhuc ibi Ebone, usurpasset. »

276 LESNE Emile, « Hincmar et l’empereur Lothaire, étude sur l’église de Reims au IXème siècle » in Revue des Questions historiques, LXXVIII, 1905.

« à tel point qu’il a frappé injustement de l’anathème l’empereur que le

princeps des évêques et notre premier seigneur de sainte mémoire, le pape

Pascal, avait consacré en l’oignant de l’huile de bénédiction selon la coutume de nos prédécesseurs apostoliques ainsi que son frère le roi Charles, leurs épouses et leurs fils. »277

L’allusion à une excommunication de Charles le Chauve paraît, en effet, fort peu crédible comme l’a souligné Emile Lesne dans l’article cité278

. Il nous semble donc raisonnable de considérer ce document comme un faux et de ne pas en tenir compte même si, pour sa part, Jean Devisse dans sa thèse le considère comme authentique et voit seulement dans ses propos du pape la preuve de l’ignorance par Léon IV de la situation politique exacte en Francie occidentale279.

S’il nous semble plus raisonnable d’écarter le témoignage douteux de cette lettre probablement fausse du pape Léon IV, il convient de se demander si l’accusation portée dans ce document à l’encontre d’Hincmar n’a pas été dans les faits reprises par certains de ces adversaires. De ce point de vue, il nous semble qu’il convient de faire une place à un témoignage indirect mais d’une certaine valeur. Il s’agit du passage de l’Histoire de

l’Eglise de Reims dans lequel Flodoard décrit le départ d’Hincmar de Saint-Denis. En voici

le texte :

« jusqu’à ce que, entré au service du roi, il reçut la direction du monastère de la sainte mère de Dieu Marie et de saint Germain, regali et episcopali atque

abbatis sui Ludovici diaconi missione »280 .

Nous avons laissé le texte latin de l’expression qui nous paraît la plus significative du passage et qui nous semble poser un véritable problème d’interprétation. Signalons tout de suite que nous adoptons la leçon donnée par la récente édition de Martina Stratmann, c’est-à-dire avec le terme missione alors que l’ancienne édition de référence, celle de

277 Lettre de Léon IV éditée par Adolfus de Hirsch-Gereuth in M.G.H. Epistolae V, n°37 p 605: « Ita ut, quem imperatorem princeps sacerdotum et primus sancte recordationis noster domnus Pascalis papa oleo benedictionis unctum consecraverat more predecessorum apostolicorum, una cum fratre Carolo rege et uxoribus ac filiis antahemate iniurasset. »

278 LESNE Emile, « Hincmar et l’empereur Lothaire… » art. cit., p. 54-55 : « « Il est inadmissible qu’un archevêque qui toujours proféssé à l’égard de l’empereur de tels sentiments ait jamais jeté sur lui l’anathème.(…)A plus forte raison n’a-t-il pu anathématiser le roi Charles, dont il est, dans toute sa

carrière, l’un des plus fermes appuis et dans les premières années de son épiscopat, du moins, le conseiller le plus écouté. »

279 DEVISSE Jean, Hincmar, archevêque de Reims 845-882, Genève, Droz, 1975-76, 3 volumes 1585p., Travaux d’histoire éthico-politique, 29, p. 41. Jean DEVISSE semble ignorer l’étude d’Emile LESNE qui n’est pas citée dans sa bibliographie.

280 Flodoard, Historia ecclesiae Remensis, édition Martina Stratmann, M.G.H. scriptores 36, Hanovre, 1998: “donec regiis ascitus obsequiis regimen monasterii sanctae Dei genetricis Mariae et sancti Germani regali et episcopali atque abbatis sui Ludovici diaconi missione suscepit. »

Georg Waitz dans le tome 13 des M.G.H. scriptores donnait la leçon jussione. En effet l’apparat critique de l’édition de Martina Stratmann indique que la leçon jussione est donnée par un seul manuscrit - probablement celui qu’a utilisé Georg Waitz.

Nous laisserons de côté ici la question abondamment discutée par les historiens de l’identification du (ou des) monastère(s) reçu(s) par Hincmar à cette occasion. Nous nous proposons d’y revenir en annexe de cette thèse. Intéressons nous plutôt à l’expression qui nous intéresse principalement regali et episcopali atque abbatis sui Ludovici diaconi

missione. Elle ne semble pas avoir attiré la sagacité des historiens. Pourtant, si – comme

nous y sommes invité par la syntaxe- nous rapportons cette expression à l’abbatiat d’Hincmar, elle nous paraît énigmatique. Quelle est en effet cette mission donnée à la fois par le roi, l’évêque –quel évêque ? – et l’abbé de Saint-Denis? L’on pourrait penser à une mission réformatrice mais l’on comprendrait mal l’intervention de l’abbé de Saint-Denis dans un monastère ne dépendant en rien de son abbaye. En fait, il nous semble que le terme

missio doit ici être pris dans son sens tout à fait classique de congé. L’expression

s’applique alors au départ de Hincmar du monastère de Saint-Denis et signifie « après avoir reçu congé royal, épiscopal et de son abbé le diacre Louis. ». Flodoard entend démontrer ici qu’Hincmar a quitté le monastère de Saint-Denis de manière tout à fait régulière en étant muni de toutes les autorisations nécessaires celle du roi celle de l’évêque ordinaire du lieu et celle de son abbé Une telle précision peut s’expliquer par les circonstances particulières de l’histoire de Saint-Denis, puisque le diplôme royal du 26 août 832 réformant le monastère insiste tout particulièrement sur la profession des moines mise par écrit dans trois chartes dont un exemplaire est conservé sur le tombeau de saint Denis, un autre par l’abbé du monastère et le troisième aux archives royales281

mais elle peut être aussi une réponse de Flodoard à des reproches adressées à Hincmar d’avoir abandonné sa profession.

b) La lettre de Nicolas Ier à Egil, archevêque de Sens

Une autre lettre pontificale reproche à un ancien moine promu à l’évêché d’avoir abandonné la profession monastique. Il s’agit d’une lettre de Nicolas Ier à Egil, ancien abbé de Prüm puis de Flavigny nommé par Charles le Chauve archevêque de Sens, dont

281 Diplôme de Louis le Pieux édité par Jules Tardif in Monuments historiques. Carton des rois, Paris, 1866, n°124

l’authenticité n’a jamais été remise en cause. Le principal reproche adressé à Egil par le souverain pontife est d’avoir été élu au mépris des droits des clercs de l’église de Sens282

. Cependant, à la fin de sa lettre, Nicolas Ier introduit un autre argument, l’idée qu’Egil ne doit pas s’éloigner de son propositum initial :

« En outre, frère très cher, observe ton propositum et toi, qui es demeuré longtemps au monastère, ne t’éloignes pas de ton premier vœu. »283

Le ton ici adopté par Nicolas Ier est plus celui de la correction fraternelle que du reproche véhément. Il n’en reste pas moins que le vocabulaire employé par le pape est tout à fait précis. L’emploi des termes de votum et de propositum montre qu’il se réfère très probablement ici au canon du concile de Chalcédoine repris dans le chapitre 26 de l’Admonitio generalis qui demandait aux clercs et aux moines de demeurer fidèles à leur

propositum et à leur votum. Nicolas Ier considère donc que cet article interdit aussi les

promotions des moines à l’épiscopat.

Il n’est pas certain, néanmoins, que cet unique exemple reflète une attitude constante de la papauté en la matière, d’autant que l’argument du respect du vœu monastique ne joue qu’un rôle secondaire dans la lettre adressée par Nicolas Ier à Egil promu archevêque de Sens.

D) Synthèse

Notre étude des documents contemporains de Charles le Chauve - textes canoniques et lettre - a permis d’apercevoir une grande continuité dans la définition de la profession monastique avec le temps de Louis le Pieux.

Dans sa lettre adressée à l’archevêque de Sens Ganelon à propos de deux prêtres du diocèse de Sens désirant devenir moines à Ferrières, Loup donne une définition précise de la vie monastique cénobitique à partir de ces traits les plus marquants que sont la pauvreté

282 C’est ce qu’a bien noté Paul-Rémy OLIGER in Les évêques réguliers, Paris-Louvain, 1958, p. 46-47 : « Un fait est certain : ce sont principalement les empiètements de Charles le Chauve qui empêchaient le respect des prescriptions canoniques dans les élection épiscopales. Celle-ci se faisaient trop souvent sous la pression du roi, qui, obéissant surtout à des considérations politiques, désignait ses candidats

indifféremment parmi les clercs, - indigènes ou étrangers – et parmi les moines sans se soucier du droit de priorité du clergé local. »

283 Lettre de Nicolas Ier éditée par Ernst Perels in M.G.H. Epistolae VI, op. cit., n°124, p. 644/ « Tuum praeterea, frater karissime, propositum observa et, qui diu in monasterio moratus es, a pristino voto noli divertere. »

individuelle et l’obéissance à l’abbé, et qui la distinguent à la fois de la vie canoniale et de la vie érémitique. En outre Loup de Ferrières définit le passage de la vie canoniale à la vie monastique comme le renoncement à sa propre potestas par la soumission volontaire à un abbé. Ces éléments nous semblent conformes à ce que nous avions aperçu à partir de l’analyse de la législation canonique promulguée au temps de Charlemagne et de Louis le Pieux.

De la même manière, la législation canonique concernant les moines promulguée au temps de Charles le Chauve s’inscrit dans la continuité de celle de ces prédécesseurs. Les canons des conciles réunis au début du règne – concile de Ver (844), de Meaux-Paris (845-46) insistent sur l’obligation absolue faite aux moines de demeurer fidèles à l’engagement pris lors de leur profession. Les Pères du concile de Meaux-Paris, introduisent cependant un élément nouveau en affirmant le pouvoir disciplinaire de l’évêque ordinaire sur les moines de son diocèse : désormais un moine infidèle à sa profession ne peut être expulsé qu’avec l’accord de l’évêque. Une lettre d’Hincmar de Reims connue par son résumé dans l’Histoire de l’Eglise de Reims de Flodoard atteste de l’application de cette mesure.

Il convient en outre de noter que l’interdiction faite aux moines de quitter la profession monastique est comprise dans un sens très large puisque l’argument est utilisé par des souverains pontifes - Nicolas Ier, dans sa lettre à Egil promu à l’archevêché de Sens, sans aucun doute, peut-être Léon IV, encore que la lettre aux évêques de Gaule à propos de l’ordination d’Hincmar soit suspecte - pour contester la promotion par le roi à l’épiscopat d’anciens moines sans aucun respect des privilèges de liberté d’élection épiscopale censément accordés aux chanoines.