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Une définition de la vie monastique dans une lettre de Loup de Ferrières

Section i: Stabilité de la profession monastique

A) Une définition de la vie monastique dans une lettre de Loup de Ferrières

Une définition de la vie monastique est donnée dans une lettre non datée de Loup de Ferrières adressée à l’évêque de Sens, Ganelon. Elle concerne le cas de deux prêtres Ardegier et Baudri qui ont exprimé leur désir de se retirer au monastère de Ferrières pour y

devenir moines. Ganelon, qui, en tant qu’évêque, dispose du pouvoir disciplinaire sur les clercs, leur a refusé dans un premier temps son autorisation en s’interrogeant sur le droit de ces deux prêtres d’abandonner les églises dont ils sont les desservants. Loup s’efforce donc de démontrer dans sa lettre la légitimité de leur demande. L’étude de l’argumentation développée par Loup dans cette lettre a été faite par un historien du droit américain Glenn Olsen252 Nous ne reprendrons pas l’étude de cette lettre dans son intégralité. Nous nous contenterons de deux passages qui nous paraissent particulièrement importants pour notre sujet. Dans le premier passage Loup propose une définition de la vie monastique. Dans le second il décrit avec un vocabulaire précis le passage de la vie canonique à la vie monastique.

a) Pauvreté et obéissance : les deux caractéristiques de la vie monastique

Comme premier argument en faveur de la possibilité pour les deux prêtres Baudri et Ardegier de rejoindre le monastère de Ferrières, Loup propose une définition de la vie monastique:

« Le Seigneur Jésus a dit au riche qui se prévalait de l’observance des préceptes de la loi et demandait, avec encore plus d’audace, ce qui lui manquait : « Va et vends tout ce que tu as, etc. » Par là il a montré que la pauvreté volontaire sera fructueuse, si l’on accomplit ce qu’il enseigne par ailleurs : « Soyez mes disciples, parce que je suis doux et humble de cœur, etc. » : ce qui ne peut se faire nulle part mieux et plus sûrement qu’au monastère où, ce qui demande le plus d’effort, le libre usage de la volonté propre est, pour l’amour de Dieu, supprimé de telle sorte que toute l’activité des sujets est réglée par la décision du supérieur, bien que certains d’entre nous, par une surabondance de la grâce divine, avec une grande force d’âme, se soient dérobés aux communautés humaines et, après avoir déjà accompli la susdite sentence du Seigneur, aient pénétré dans des solitudes et aient passé presque tout le temps de leur vie avec constance à travailler pour Dieu. »253

252 OLSEN Glenn W., “Christian perfection and transitus ad monasterium in Lupus of Ferrières’s letter 29” in Proceedings of the eighth International Congress of Medieval Canon Law, Rome, 1992.

253

Lettre de Loup de Ferrières éditée par Léon Levillain, op. cit., n°130 tome 2, p. 203-205 : « Dominus Jesus diviti legalium praeceptorum sibi observantiam arroganti et audacius quid sibi deesset percontanti : Vade, inquit, et vende omnia quae habes, et cetera. Ubi aperuit voluntariam paupertatem fore fructuosam, si illud impleatur, quod alibi docet : Discite a me, quia mitis sum et humilis corde, et reliqua quod nusquam fieri aut tutius aut melius potest quam in monasterio, ubi sic libertas voluntatis propriae pro Dei amore, quod est laboriosissimum, resecatur, ut ex arbitrio prioris subjectorum actio cuncta formetur, quamquam quidam nostrorum, exuberante Dei gratia, ingenti vigore animi consortia humana vitaverint, et praefata dominica sententia jam impleta, solitudines penetraverint et constanter in Dei opere paene totam aetatem consumpserint. » Nous avons pour ce passage largement repris la traduction de Léon Levillain qui nous paraît remarquable à lexception notable cependant de sa traduction du verset évangélique discite a me quia

Loup de Ferrières fonde sa définition de la vie monastique sur l’analyse de deux citations de l’Evangile de saint Matthieu, la première est la réponse du Christ à la question du jeune homme riche (Matthieu XIX, 21) « Va et vends tout ce que tu as » (Vade et vende

omnia quae habes) qui est présentée par Loup de Ferrières comme une exaltation de la

pauvreté volontaire et l’autre une citation du verset 29 du chapitre XI dans lequel le Christ demande aux apôtres de se mettre à son école « Soyez mes disciples parce que je suis doux et humble de cœur » (Discedite a me quia mitis sum et humilis corde). Ces deux préceptes évangéliques ramènent à l’idéal de vie apostolique : les apôtres du Christ, étant ceux qui, par excellence, ont abandonné tous leurs biens pour se mettre à la suite du Christ et écouter son enseignement. Nous retrouvons ici l’idée, exprimée dans les chapitres CXIV et CXV de l’institutio canonicorum, que la vie monastique est considérée comme la plus proche du modèle apostolique.

A partir de là, Loup de Ferrières évoque les deux formes traditionnelles de la vie monastique que sont le cénobitisme et l’érémitisme. Il indique que, selon lui, le monastère – ici compris, aussi paradoxal que cela puisse paraître vue l’étymologie du mot, comme le lieu de résidence d’une communauté ! – est le meilleur endroit pour accomplir le second précepte évangélique qu’il a cité c’est-à-dire devenir disciple du Christ. En cela Loup de Ferrières est fidèle à la conception du monastère comme « école du service du Seigneur » (dominici scola servitii) proposée par Benoît de Nursie dans le prologue de sa règle (verset 45). Loup de Ferrières justifie cette idée que l’apprentissage du service du Seigneur est plus facile au monastère en faisant référence à l’obéissance unanime des moines au supérieur. Il faut ici comprendre, nous semble-t-il, que l’abandon de la volonté propre pour s’en remettre totalement à la volonté de Dieu qui est exigé de tout disciple du Christ est plus aisé à mettre en œuvre à l’intérieur du monastère où les moines n’ont qu’à s’en remettre à la volonté de leur supérieur qui est censé, dans la conception bénédictine, agir à la place du Christ.

mitis sum et humilis corde (Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur) qui nous paraît fautive. En effet la conjonction quia nous paraît devoir être comprise au sens classique de parce que et non pas dans son ses post-classique de que. En ce cas il convient de s’interroger sur la signification précise du verbe discere. Dans la mesure où il est employé sans complément d’objet direct, le verbe discere doit plutôt être traduit, nous semble-t-il, par « être le disciple de » ou « se mettre à l’école de ».Ce sens n’est pas répertorié dans le Grand Gaffiot(op. cit., p. 541)où, cependant, est cité un extrait du De Officiis de Cicéron pour lequel cette traduction pourrait tout à fait convenir disces a principe hujus aetatis philosophorum traduit par les auteurs tu étudieras sous le prince des philosophes de notre époque) mais qui, nous semble-t-il, peut tout aussi bien se traduire tu seras l’élève (ou le disciple) du prince des philosophes de notre époque.

La conception de la vie érémitique proposée par Loup de Ferrières est à la fois restrictive et tout à fait conforme à la doctrine bénédictine. Pour Loup, la vie érémitique est réservée à une élite bénéficiant d’un supplément de la grâce divine (exuberante divina

gratia) mais surtout à d’anciens moines qui ont commencé par la vie cénobitique. En effet,

lorsqu’il évoque les ermites, Loup parle « certains des nôtres » (quidam nostrorum) en quoi il faut comprendre qu’il se réfère à d’anciens moines de Ferrières qui sont devenus par la suite ermites. Il précise en outre qu’ils ont commencé leur vie érémitique « après avoir déjà accompli la susdite sentence du seigneur » (praefata dominica sententia jam

impleta). La référence à une seule sentence du seigneur alors que Loup en a évoqué

précédemment deux pourrait nous faire hésiter sur celle déjà accomplie par ceux qui ont choisi la vie érémitique : abandonner ses biens ou bien devenir disciple du Seigneur. Cependant il nous semble que l’emploi du participe passé impletus permet de trancher. En effet le même verbe impleatur était employé à propos du commandement « Soyez mes disciples… ». On doit en conclure, nous semble-t-il, que ces ermites se sont déjà fait auparavant disciples du seigneur en séjournant au monastère. Cette conception de la vie érémitique comme réservée à une élite de moines aguerris correspond à ce qui est dit des ermites et anachorètes au chapitre premier de la règle de saint Benoît :

« Ensuite le second genre de moines est celui des anachorètes ou ermites qui, non dans la ferveur nouvelle de leur conversion, mais après une longue probation au monastère, désormais instruits par le soutien du grand nombre, ont appris à se battre contre le diable. »254

La vie monastique définie par Loup de Ferrières apparaît comme une imitation du modèle apostolique caractérisée par la pauvreté volontaire et l’obéissance au Christ.

b) Le passage de la vie canoniale à la vie monastique : le renoncement à la

potestas

Dans un autre passage de la lettre Loup de Ferrières emploie un nouvel argument. Des personnages éminents ont quitté la vie cléricale (ou canonique) pour la vie

254

La Règle de Saint-Benoît, op. cit., chapitre 1, verset 4-5, p. 10-11 : « Deinde secundum genus est

anachoritarum id est heremitarum, horum qui non conversationis fervore novicio, sed monasterii probatione diuturna, qui didicerunt contra diabulum nostrum solacio iam docti pugnare. » Dans ce passage, il nous semble que le terme conversatio doit être ici non pas compris dans sons sens habituel de « mode de vie » mais comme un synonyme de conversio, possibilité qui est attestée par le Grand Gaffiot, op. cit., p. 429.

monastique. Loup cite l’exemple de Sigulf, disciple d’Alcuin et abbé canonicus de Ferrières qui devint par la suite moine dans ce monastère :

« le défunt noble abbé et prêtre Sigulf, qui avait vécu de manière louable jusqu’à la vieillesse dans l’habit canonial, s’est dépouillé spontanément de sa

potestas et a assumé notre vie, c’est-à-dire la vie monastique, et jusqu’au jour

de sa mort, il supporta d’être assujetti à son disciple, que selon sa propre volonté et avec l’accord des frères, l’empereur Louis avait placé à la tête du susdit lieu. »255

Il convient d’être tout particulièrement attentif au vocabulaire employé dans ce passage. Lorsqu’il décrit l’adoption de la vie monastique par Sigulf, Loup de Ferrières nous dit qu’« il s’est dépouillé spontanément de sa potestas » (sponte se potestate exuit). Au sens premier du terme, cette expression signifie que Sigulf a renoncé à sa charge d’abbé. Mais cette expression renvoie aussi implicitement au verset 25 du chapitre LVIII de la règle de saint Benoît en lesquels il est dit que le moine après sa profession n’a plus la

potestas sur son propre corps :

« Et, à partir de ce jour, il sait qu’il n’aura même plus la potestas sur son propre corps. »256.

L’adoption de la vie monastique signifie donc le renoncement à toute potestas. Dans le cas de Sigulf, cela se traduit par un renversement spectaculaire puisque, comme simple moine, il se soumet à la volonté d’un de ces anciens disciples. Loup de Ferrières insiste donc sur l’obéissance, c’est-à-dire le renoncement par le moine à sa volonté propre et la soumission à la volonté de son abbé comme la principale caractéristique qui différencie la vie monastique de la vie canoniale. Cette insistance est tout à fait logique. Dans le passage précédent, nous avons vu que Loup de Ferrières, de manière tout à fait classique, présentait la vie monastique comme l’héritière de la vie apostolique et, de ce fait, caractérisée par deux éléments, la pauvreté et l’obéissance. Ces deux traits différencient les moines des clercs ou chanoines. Cependant, s’agissant de la pauvreté personnelle, l’institutio canonicorum de 816, tout en permettant aux chanoines de posséder à la fois des biens propres et des biens ecclésiastiques, laissait la possibilité, à ceux qui le

255 Correspondance de Loup de Ferrières éditée par Léon Levillain, op. cit., tme 2, n°130, p. 206-207 : « quondam nobilis abbas et presbiter Sigulfus, qui usque ad senium canonico habitu laudabiliter vixerat, sponte se potestate exuit et nostram, hoc est monachicam religionem assumpsit, atque, donec diem obiret, suo passus est subici discipulo, quem ipsius voluntate ac fratrum consensu imperator Ludovigus memorato loco abbatem praefecerat. »

256 La Règle de Saint Benoît, op. cit., p 126 : « quippe qui ex illo die nec proprii corporis potestatem se habiturum scit. »

désiraient, de renoncer à tous biens personnels. La pauvreté n’est pas vécue par les seuls moines mais aussi par les chanoines qui en ont fait le choix. Au contraire l’obéissance comprise comme le renoncement à sa volonté propre paraît bien être un trait caractéristique de la vie monastique. C’est pourquoi Loup insiste sur ce point lorsqu’il décrit le passage d’un clerc à la vie monastique.

B) La stabilité de la profession monastique sous le contrôle