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Multifonctionnalité de l’agriculture suisse

B. Reconnaissance des multiples rôles de l’agriculture

2) Multifonctionnalité de l’agriculture suisse

En Suisse également, les questions environnementales prennent de l’importance dans les discussions relatives à l’orientation de l’agriculture. A partir de 1984, au moment du 6e rapport sur l’agriculture, on assiste à une prise de conscience croissante de la question environnementale95. L’idée selon laquelle le mandat attribué à l’agriculture mérite d’être revu émerge, d’autant plus que les pays « industrialisés » sont tous concernés par des excédents de denrées alimentaires96. Le Conseil fédéral, dans son message relatif au Paquet agricole 95, fait le constat suivant :

« L’attitude de la population vis-à-vis de l’agriculture a également changé. La sécurité alimentaire joue un rôle moins important que naguère. Un nombre croissant de consommateurs s’intéresse à la provenance, aux méthodes de production et à la qualité des produits. La population souhaite par ailleurs que les paysans accordent davantage d’attention à l’environnement »97.

90 BONNEUIL &THOMAS (2009), p. 369.

91 BONNEUIL &THOMAS (2009), p. 370.

92 Directive 2001/18 du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil, JO L 106 du 17 avril 2001, pp. 1-39.

93 Voir Chapitre 1, pp. 96 ss.

94 A ce sujet, voir l’étude menée parGILLAM (2017).

95 FF 1984 III 471; POPP (2000), p. 81.

96 FF 1992 II 140, pp. 143 et 269; MOSER (2003), pp. 102 ss.

97 FF 1996 IV 1, p. 14; DONZALLAZ (2004), pp. 82s.

On observe donc un certain malaise à l’égard d’une trop forte industrialisation de l’agriculture parmi la population98. Selon DONZALLAZ, ce changement de la conception du rôle de l’agriculture dans la société remonte aux années 70 déjà99.

Parallèlement à ce changement de vision sociétale, la situation économique de l’agriculture est insatisfaisante. Le système de garantie des prix prévoit que la Confédération achète les quantités produites à un prix fixé chaque année avec les professionnels de la branche100. Elle prend ainsi à sa charge la différence entre ce prix et celui du marché, ce qui a pour conséquence d’encourager une production agricole intensive, difficile à écouler101. Ainsi, dans les années 80 par exemple, la production de blé panifiable continue d’augmenter, alors que la demande diminue102.

En 1989, le Service de coordination pour une agriculture proche de la nature est créé par la Confédération, avec pour mission la mise sur pied de mesures écologiques dans l’agriculture, notamment par le biais de modifications législatives103. Il s’agit de réaménager le système des subventions en fonction de deux objectifs : la production de denrées alimentaires doit d’avantage tenir compte des besoins du marché et des impacts de l’agriculture sur l’environnement. Une vaste réforme de la politique agricole débute alors. Dans son 7e rapport sur l’agriculture, le Conseil fédéral énonce les objectifs de cette nouvelle politique agricole : production axée sur la demande ; production respectueuse de l’environnement et intensité adaptée ; revenu paysan équitable ; importations raisonnables de produits agricoles104.

Le Paquet agricole 95, présenté par le Conseil fédéral en 1995, représente la première phase de cette réforme. Il vise notamment la séparation de la politique des prix de celle des revenus, par le biais de l’instauration d’un système de soutien incitant les agricultrices à atteindre des objectifs écologiques105 : le système des paiements directs, qui vise à compenser la fourniture de divers services d’intérêt public par les agricultrices106. Si les motifs environnementaux ont sans aucun doute joué un rôle important dans la volonté d’instaurer le système des paiements directs, il est toutefois important de souligner que – comme le démontreront les pages suivantes – cette modification visait également à permettre à la Suisse de continuer à soutenir son agriculture tout en se mettant en conformité avec les règles de l’OMC107.

Les art. 31a et 31b aLAgr sont ainsi modifiés, de manière à instaurer un système de paiements directs qui ne sont désormais plus calculés en fonction de la quantité

98 FF 1996 IV 1, p. 432.

99 DONZALLAZ (2004), p. 120. Notons que le Conseil fédéral se montrait encore méfiant à cette nouvelle tendance dans son 7e rapport sur l’agriculture, où il soulignait qu’une partie des critiques de la population à l’égard de l’agriculture n’étaient pas toujours justifiées (FF 1992 II 140, p. 143).

100 Pour le processus de décision, voir MÉTRAUX (2003), pp. 301 ss.

101 FF 1992 II 140, pp. 143 et 363 ; PELLEAUX (2016), p. 118.

102 FF 1992 II 140, p. 360.

103 FF 1992 II 140, p. 283.

104 FF 1992 II 140, p. 544.

105 Il vise également l’ouverture des marchés et l’amélioration de la compétitivité de l’agriculture suisse sur le marché international.

106 RICHLI (2016), p. 148 ; PREISIG (2018), pp. 280 ss ; Ce modèle avait notamment été recommandé par la Commission Pop, une commission d’experts chargés d’examiner diverses possibilités pour la mise en place d’une politique agricole plus durable (FF 1996 IV 1, pp. 5 ss)

107 Voir Chapitre 1, pp. 82 ss.

produite, mais de la superficie des terres effectivement exploitées, pondérée par d’autres facteurs, tels que la topologie du terrain108.

L’adoption du nouvel article constitutionnel relatif à l’agriculture (art. 31octies aCst109) marque le réel tournant dans l’orientation de la politique agricole suisse : il inscrit dans la Constitution la valeur multifonctionnelle de l’agriculture, qui demeure responsable de la production alimentaire, mais participe également à d’autres aspects de l’économie et de la société suisse. Cette disposition remplace ainsi l’art. 31bis aCst, en vigueur depuis 1947, qui prévoyait, comme objectif de l’agriculture, la conservation d’une forte population paysanne, la productivité de l’agriculture et la sécurité de la propriété foncière rurale, mais ne faisait aucune mention de la protection de l’environnement110.

Le premier alinéa de cette nouvelle disposition prévoit, dans l’énumération des fonctions de l’agriculture, que celle-ci fournit des prestations d’intérêt public qui dépassent la production alimentaire à proprement parler :

« La Confédération veille à ce que l'agriculture, par une production répondant à la fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue substantiellement: à la sécurité de l'approvisionnement de la population; à la conservation des ressources naturelles et à l'entretien du paysage rural; à l'occupation décentralisée du territoire » (art. 31octies al. 1 aCst./104 al. 1 Cst.).

Ainsi, l’agriculture remplit quatre fonctions. Au-delà de la fonction alimentaire, elle participe au maintien du paysage (par exemple en empêchant la forêt de reprendre du terrain ou en entretenant les prairies et pâturages) et des ressources naturelles (en offrant notamment des habitats naturels aux espèces sauvages et en luttant contre l’urbanisation) et finalement ralentit l’exode rural en maintenant une activité économique dans les régions décentralisées111. Un équilibre doit donc être opéré entre ces éléments, parmi lesquels aucune hiérarchie ne semble être établie. NORER souligne que cette disposition, de par l’énumération des différents buts de l’agriculture, est singulière en comparaison internationale112.

L’art. 31octies al. 1 aCst. précise également dans quel esprit ces fonctions doivent être exercées. « Il n'est plus question de surproduire, comme on le faisait du temps où les prix étaient garantis par l’Etat : les agriculteurs doivent désormais adapter leur offre à la demande (aux "exigences du marché"). Ils doivent aussi savoir concilier leur production avec le "développement durable" (" Nachhaltigkeit") » 113. Il est extrêmement

108 RO 1993 1571. Ces éléments sont actuellement réglementés par l’art. 70a al. 1 LAgr et par l’ordonnance du 23 octobre 2013 sur les paiements directs (OPD), RS 919.13.

109 RO 1996 2502.

110 RO 63 1047. Sur la portée de cette disposition, voir RICHLI (2016), p. 141.

111 FF 1992 II 140, pp. 481 ss.

112 NORER &WASSERFALLEN (2018), p. 31.

113 AUBERT (2003), N 12 ad art. 104.

intéressant de noter qu’il s’agit de la première apparition du terme de développement durable dans l’ancienne Constitution114.

Le troisième alinéa de l’art. 31octies aCst. introduit le concept de multifonctionnalité de l’agriculture, en prévoyant que « l'agriculture répond […] à ses multiples fonctions ». Il instaure le système des paiements directs et représente, selon AUBERT, « le texte […] qui marque le plus clairement le changement d’orientation de la politique agricole »115. Il est accompagné par la mise en place de mesures incitatives visant les « formes d’exploitations particulièrement en accord avec la nature et respectueuses de l'environnement et des animaux » (al. 2 let. b). La protection de l’environnement contre l’utilisation abusive d’engrais, de produits chimiques et d’autres matières auxiliaires, acquiert également une portée constitutionnelle (al. 2 let. c).

En résumé, « [é]conomique, écologique et sociale, telle se veut la nouvelle agriculture suisse »116. Le Conseil fédéral reconnaît cependant que certains de ces objectifs peuvent être contradictoires et qu’il s’agira d’opérer une pesée des intérêts et une conciliation entre eux dans chaque domaine particulier117.

Le succès de la nouvelle disposition constitutionnelle dans les urnes marque les nouvelles attentes de la société suisse vis-à-vis de l’agriculture118 : elle est acceptée le 9 juin 1996 en votation populaire, par une majorité de 77.6% de la population et les 26 cantons119. Il s’agit de l’actuel art. 104 Cst., qui n’a pas subi de modification lors de la révision complète de la Constitution en 1999120.

Une fois ce nouvel article constitutionnel en vigueur, l’adoption d’une nouvelle loi sur l’agriculture en accord avec ces principes s’impose. L’actuelle loi sur l’agriculture (LAgr) entre en vigueur en 1998, mettant ainsi en œuvre le principe de multifonctionnalité de l’agriculture. Elle reprend d’ailleurs, à son article 1, le texte exact de l’art. 104 al. 1 Cst., en y ajoutant le bien-être des animaux121.

Depuis son adoption, le système des paiements directs a subi deux modifications importantes relatives à la protection de l’environnement. En 1998, le système des prestations écologiques requises (PER) est instauré (art. 75 LAgr)122. Ce dernier conditionne désormais l’octroi des paiements directs à la fourniture de prestations écologiques, telles que le respect de la législation sur la protection des animaux, d’un bilan de fumure équilibré et la protection des sols (art. 70a al. 2 LAgr cum art. 12 ss OPD). Des surfaces de promotion de la biodiversité doivent également être instaurées

114 MAHAIM (2014), p. 53; VALLENDER (2014), N 11 ad art. 73. Pour une analyse de ce principe, voir FLÜCKIGER (2006), et FAVRE (2009), pp. 88 ss.

115 AUBERT (2003), N 15 ad art. 104.

116 DONZALLAZ (2004), p. 91.

117 FF 1992 II 140, p. 496 ; Conseil fédéral, Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole (2017), p. 60 ; dans ce sens, DONZALLAZ (2004), p. 91.

118 CHAPPUIS,BARJOLLE,EGGENSCHWILER (2008), p. 34.

119 RO 1996 2502.

120 AUBERT (2003), N 1 ad art. 104; DONZALLAZ (2004), p. 93.

121 Au sujet de l’art. 1 LAgr, voir RICHLI (2018), pp. 229 ss.

122 Voir Chapitre 1, pp. 39 ss.

dans les exploitations agricoles et s’élever à une certaine proportion de la surface agricole utile de l’exploitation123.

En 2001, de nouvelles possibilités de paiements directs sont mises en place dans le but d’inciter les agricultrices à mettre en réseau les surfaces de promotion de la biodiversité et à en améliorer la qualité (art. 104 al. 2 let. b Cst.). Contrairement à l’aménagement de surfaces de compensation écologique, obligatoire pour l’octroi de tout paiement direct, la mise en réseau et l’amélioration de la qualité écologique des surfaces sont facultatives.

Malgré cette prise en compte des aspects environnementaux dans l’agriculture, certains déplorent que la LAgr – qui avait pour but de limiter le soutien à l’agriculture de la part de l’Etat, jugé trop important sous l’égide de l’ancienne loi – ne soit tombée dans l’excès inverse et n’ai trop libéralisé les marchés agricoles. POPP estime que la nouvelle LAgr accorde « une foi quasi illimitée au terme magique du plus de marché », alors que l’instabilité des marchés agricoles rend les garanties étatiques indispensables124. BIAGGINI souligne également que l’art. 104 Cst. représente l’une des seules dispositions constitutionnelles dans lesquelles le terme « marché » est directement utilisé, marquant ainsi une volonté forte de maintenir l’agriculture dans un tel système125. Durant cette période, la politique semencière est par ailleurs délaissée progressivement par l’Etat et la sélection végétale est privatisée à partir des années 1990126.

La politique agricole vise donc principalement une ouverture des marchés et une augmentation de la compétitivité depuis la PA 2002127. Ces objectifs peuvent paraître entrer en contradiction avec l’objectif de protection de l’environnement et de production agricole équilibrée, qui nécessitent justement que les agriculteurs ne ressentent pas la pression de devoir produire de grandes quantités de marchandises.

NORER formule le conflit entre ces objectifs de la manière suivante :

« Da diese Ziele nicht vollumfänglich in ein kohärentes System gebracht werden können, sind Zielkonflikte unvermeidlich.

Namentlich eine kostengünstige Nahrungsmittelversorgnung kann der Erhaltung bäuerlicher Strukturen und natürlicher Lebensgrundlagen zuwiderlaufen. Darin kommt das heute oft beklagte Dilemma zum Ausdruck, dass immer billiger und zugleich immer umweltgerechter produziert werden soll »128.

Le Conseil fédéral considère cependant qu’il appartient à l’agriculture suisse de se démarquer sur le marché national et international en proposant des produits de qualité, dont la production dans des conditions écologiques respectueuses peut participer à la plus-value129. La vue d’ensemble de 2017 du développement à moyen

123 Voir Chapitre 1, p. 39 ss.

124 POPP (2000), p. 90.

125 BIAGGINI (2017), N 1 ad art. 104.

126 MOSER (2003), p. 102.

127 RICHLI (2016), pp. 149 ss; Conseil fédéral, Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole (2017), p. 6; MOSER (2003), p. 104; PREISIG (2018), p. 281.

128 NORER &WASSERFALLEN (2018), p. 32.

129 FF 1996 IV 1, p. 15.

terme de la politique agricole insiste d’ailleurs sur la nécessité de libéraliser d’avantage les marchés, selon plusieurs scénarios proposés130. Publié un mois après l’acceptation aux urnes de l’art. 104a Cst. sur la sécurité alimentaire, ce rapport a fait l’objet de vives critiques, reprochant au Conseil fédéral de ne pas tenir compte de la volonté populaire de recentrer l’agriculture a une échelle plus locale131.

En 2017, le bilan de la PA 2014-17 indiquait que les objectifs avaient été atteints, voire dépassés, en matière de production de calories (stabilité), de revenus de l’agriculture (augmentation) et de participation des agriculteurs aux programmes environnementaux (augmentation). Les objectifs n’avaient toutefois pas été atteints en matière de pollution due à l’agriculture, d’utilisation des ressources naturelles et de perte de surfaces cultivées132. Le rapport indique également que les objectifs de la PA en matière d’écologie ne pourraient pas être atteints d’ici à 2021133. Ces objectifs sont ainsi repris par la PA22+, qui énonce de nombreuses mesures en matière écologique134.

L’agriculture doit ainsi répondre à des attentes multiples afin de participer à la mise en œuvre d’intérêts publics différents, et parfois contradictoires. La question de savoir si la réglementation de droit public suisse en matière de semences – qui s’inscrit dans le cadre de cette multifonctionnalité de l’agriculture – permet d’assurer un équilibre optimal entre production et écologie, fait l’objet de ce travail. Il s’agit ainsi d’examiner plus en avant chacun de ces objectifs.

III. Agriculture et alimentation

A. Production agricole et augmentation démographique : enjeux