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Approvisionnement et sécurité alimentaire

1) Notion de sécurité alimentaire

La sécurité alimentaire, telle que définie lors du Sommet Mondial pour l’alimentation à Rome en 2009, existe « lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active »161.

Elle se découpe en un aspect collectif et en un aspect individuel162. Dans sa composante individuelle, elle correspond à la capacité, pour toute personne, d’avoir un accès effectif à une nourriture dont la qualité et la quantité correspondent à ses besoins nutritifs et culturels163. Dans sa composante collective, la sécurité alimentaire représente la capacité pour un Etat d’approvisionner sa population en produits alimentaires et de lutter contre la faim164. Elle se compose de deux aspects cumulatifs, que sont la fourniture de produits sûrs pour la santé (sécurité sanitaire des denrées alimentaires) et l’approvisionnement alimentaire165.

La sécurité alimentaire d’un Etat repose sur quatre piliers : la disponibilité de la nourriture (l’offre, incluant tant la production indigène que les importations) ; l’accessibilité de cette nourriture, qui porte sur la possibilité effective pour les individus d’accéder à des denrées alimentaires à des prix accessibles ; son utilisation, qui couvre la sécurité des produits et leurs apports nutrionnels, et finalement la stabilité des approvisionnements, qui implique que les trois autres facteurs soient réunis de manière permanente166.

La notion de sécurité alimentaire ne doit ainsi pas être confondue avec celle d’« autosuffisance alimentaire » : elle n’implique pas que l’Etat soit autonome en matière de production, mais qu’il ait mis en place un système sûr d’approvisionnement, par le biais d’échanges commerciaux et de production indigène.

160 KOPAINSKI,TRIBALDOS,FLURY, PEDERCINI,LEHMANN (2014), p. 136.

161 FAO, Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, Sommet mondial de l’alimentation, Novembre 1996, Rome.

162 SOMA (2010), p. 65.

163 ORFORD (2015), p. 1 (note 1).

164 SPREIJ &VAPNEK (2007), p. 135.

165 SOMA (2010), p. 61; MC MAHON (2014), p. 122.

166 FAO, Food Security: Concepts and measurements (2003), p. 1.

Elle ne doit pas non plus être confondue avec celle de « souveraineté alimentaire », qui touche à la manière dont les stocks alimentaires sont constitués et produits167. Cette dernière vise en effet à assurer un contrôle autonome des Etats et des communautés sur la production alimentaire, et conteste « l’hégémonie » des accords de l’OMC imposant un certain nombre de règles jugées impérialistes168. Le mouvement de souveraineté alimentaire conteste d’ailleurs également le principe de sécurité alimentaire, bénéfique aux Etats économiquement forts : « Food security sounds admirable, but it lacks a specification of the means, which permits (even encourages) below market price agricultural goods “dumping”, GM seeds etc.»169. En effet, certaines auteures critiquent le fait que ce principe marque une volonté d’accroître de la production, quelles que soient les techniques, les producteurs et les lieux de production170.

2) Réponses controversées à l’insécurité alimentaire

La Déclaration de Rome de 1996 sur la sécurité alimentaire mondiale misait notamment sur « [l]'accroissement de la production alimentaire, y compris des aliments de base» 171.

Or une ligne d’opposition s’est créée quant aux causes fondamentales de la non-réalisation de la sécurité alimentaire. En effet, un mouvement considère que l’insécurité alimentaire est causée par des limites naturelles, alors que le mouvement inverse considère qu’elle est due à des facteurs politiques172.

Selon le premier courant, le manque de nourriture dans certaines régions du monde ou pour certains groupes sociaux est dû à des lacunes dans la quantité d’aliments produits. Ainsi, la réponse proposée consiste à améliorer l’accès aux fertilisants, pesticides, semences sélectionnées selon les méthodes les plus technologiques etc. En somme, ce courant considère que la Révolution verte doit être poursuivie afin d’intensifier encore la production agricole et d’élargir ces méthodes à toutes les régions du monde173.

A l’inverse, deuxième le courant, mené notamment par Amartya SEN, considère que la sécurité alimentaire est un problème politico-social, qui nécessite de rééquilibrer les relations de pouvoirs entre Etats et entre groupes sociaux174. Ce courant, inspiré du post-colonialisme, se base notamment sur le fait que certaines des pires famines dans le monde ont eu lieu indépendamment de mauvaises récoltes ou d’autres facteurs naturels, alors que la quantité de nourriture produite était restée stable. FRISON affirme même que le discours « nourrir le monde » constitue l’un des huit éléments qui maintiennent l’agriculture intensive en place, alors qu’il a été démontré de manière plus que convaincante qu’elle devrait être remplacée par d’autres méthodes

167 Voir notamment Chapitre 1, pp. 27 s.

168 FERCOT (2013), p. 1.

169 MENSER (2014), p. 58.

170 Notamment BUISSON (2013), p. 75.

171 §5 Déclaration de Rome.

172 ORFORD (2015), p. 11.

173 Pour une description de ce courant, voirSAAB (2015), pp. 34 ss.

174 SEN (1987), pp. 451 ss; ORFORD (2015), p. 12; SPREIJ &VAPNEK (2007), p. 135; LIGHTBOURNE (2009), pp. 62 ss.

d’agriculture extensives pour permettre de nourrir la population mondiale tout en respectant l’environnement175.

Le premier courant est toutefois en perte de vitesse et la position selon laquelle la distribution des richesses et l’accès à la nourriture constituent les facteurs déterminants semble s’imposer progressivement176. En effet, la Banque Mondiale affirmait, en 1986 déjà, que la quantité de nourriture produite dans le monde était suffisante pour nourrir la population mondiale177. En Suisse, le Conseil fédéral se rallie également à ce constat : « La production alimentaire par habitant est actuellement suffisante pour nourrir toute la planète. Le fait qu’un nombre aussi élevé de personnes souffre de sous-alimentation s’explique en premier lieu par la répartition inégale des denrées alimentaires et par des difficultés d’accès à la nourriture à un prix abordable »178.

Il semble donc que l’augmentation des rendements agricoles ne représente plus un impératif en matière de lutte contre la faim et de satisfaction de la sécurité alimentaire dans le monde. Les aspects économiques, politiques et sociaux en viennent ainsi à occuper une place centrale dans cette thématique, qui tend à se complexifier.

3) Interprétation et mise en œuvre en Suisse

La Suisse est un pays dont la sécurité alimentaire est extrêmement haute. Elle figurait, en 2017, au 11e rang (sur 113) du Global Food Security Index (financé par l’entreprise Dupont, l’un des leaders du marché agroalimentaire), et elle occupe aujourd’hui la 4e place de ce classement179. Cette situation favorable s’explique principalement par la faible proportion de la population en dessous du seuil de pauvreté et par l’efficacité des mesures de soutien à l’agriculture180.

Le taux d’auto-approvisionnement Suisse est relativement élevé en comparaison internationale, puisqu’environ 60% des denrées alimentaires consommées en Suisse proviennent de l’agriculture indigène181. En effet, si la demande en denrées alimentaires a augmenté, la production suisse a suivi la même croissance182. En revanche, les prédictions indiquent que la production suisse ne parviendra pas à augmenter proportionnellement à la demande dans le futur et que les échanges commerciaux devront être adaptés afin de répondre à une demande croissante en produits importés183.

175 FRISON (2016), pp. 63 ss.

176 ORFORD (2015), p. 15.

177 World Bank, Poverty and hunger (1986).

178 FF 2015 5273, p. 5280.

179 Le classement place l’Ireland en première place, suivie des Etats-Unis et du Royaume-Uni, puis Singapour, l’Australie, les Pays-Bas, l’Allemagne, la France, le Canada, la France et la Suisse, qui partage la 11e place avec l’Autriche. Global Food Security Index ; http://foodsecurityindex.eiu.com > Country rankings 2018 (page consultée le 6 décembre 2018) et Country rankings 2020 (page consultée le 16 septembre 2020).

180 LAST,BUCHMANN,GILGEN,GRANT,SHRECK (2015), p. 70.

181 LAST,BUCHMANN,GILGEN,GRANT,SHRECK (2015), p. 56.

182 LAST,BUCHMANN,GILGEN,GRANT,SHRECK (2015), p. 56

183 LAST,BUCHMANN,GILGEN,GRANT,SHRECK (2015), p. 56.

Ce phénomène s’explique principalement par la densité de l’occupation du territoire suisse, où seuls 1400m2 de terres agricoles sont disponibles par habitante, ce qui se situe largement en dessous de la moyenne des autres pays184. Ainsi, pour moduler l’offre et la demande, la Confédération observe le marché à court terme, et autorise l’importation de certaines quantités de produits étrangers dans le cadre des contingents tarifaires (art. 7 ss loi sur l’approvisionnement du pays185). Par exemple les produits saisonniers, tels que certains fruits et légumes qui ne sont pas produits en Suisse durant une période de l’année, sont importés en bénéficiant de droits des douanes réduit.

En Suisse, la notion sécurité alimentaire couvre tant l’approvisionnement du pays en temps « normal » qu’en période de crise. L’art. 102 Cst. prévoit en effet que « [l]a Confédération assure l'approvisionnement du pays en biens et services de première nécessité afin de pouvoir faire face à une menace de guerre, à une autre manifestation de force ou à une grave pénurie à laquelle l'économie n'est pas en mesure de remédier par ses propres moyens. Elle prend des mesures préventives. Elle peut, au besoin, déroger au principe de la liberté économique ». Parmi les instruments prévus par la loi sur l’approvisionnement économique du pays en vertu de cette disposition constitutionnelle, figurent notamment les mesures d’orientation de l’offre, par le biais des réserves obligatoires de céréales, principalement l’encouragement à la production végétale par le biais des paiements directs et les surfaces d’assolement (art. 30 LAP)186. Toutefois, à l’heure où la disponibilité et l’accessibilité de quantités nécessaires de nourriture dans le pays ne sont plus des questions aussi importantes qu’elles l’étaient, les aspects liés aux modes de production ont pris de l’importance dans le débat sur l’approvisionnement alimentaire suisse. La politique agricole, qui, jusqu’au début des années 90, plaçait la production alimentaire au centre de la politique agricole, s’est désormais réorientée vers la prise en compte d’autres intérêts publics, en vertu de l’art. 104 Cst187.

Certains considèrent toutefois que l’art. 104 Cst. ne va pas assez loin dans la protection de l’environnement et l’encouragement de l’agriculture locale et nationale.

Pour ce motif, et en réaction à la volonté du Conseil fédéral d’ouvrir le marché suisse des produits agricoles, la sécurité alimentaire a été redéfinie par le biais de l’initiative populaire « Pour la sécurité alimentaire »188. Cette dernière a notamment été motivée par la peur d’une partie de la population que la politique agricole 2014-2017 – visant une ouverture des marchés et une baisse des mesures de soutien aux frontières – n’entraine une plus forte dépendance sur les produits importés et réduise la compétitivité de l’agriculture suisse189. Il s’agissait également de marquer le désaccord

184 OFS, Agriculture suisse, Statistiques de poche (2015), p. 33; OFAG, Agriculture et filière alimentaire 2025 (2010), p. 38.

185 Loi fédérale du 17 juin 2016 sur l’approvisionnement du pays (LAP), RS 531.

186 MOOR (1985), p. 28. En ce qui concerne les surfaces d’assolement, voir Chapitre 1, p. 39 ss.

187 Voir Chapitre 1, pp. 14 ss.

188 FF 2014 5919.

189 Voir notamment le manifeste de l’Union Suisse des paysans pour la mise en œuvre de l’art. 104a Cst; www.sbv-usp.ch > Dossiers > Sécurité alimentaire > Manifeste pour la mise en œuvre de l’article 104a Cst. (page consultée le 8 décembre 2018).

d’une partie de la population suisse vis-à-vis du système de l’OMC, qui encourage la mondialisation et limite l’encouragement de l’agriculture locale190.

Le texte de l’initiative prévoyait donc notamment le renforcement de l’approvisionnement en denrées alimentaires issues de production indigène et la préservation renforcée des terres agricoles191. Elle a toutefois été retirée au bénéfice d’un contre-projet direct ne prévoyant plus explicitement l’encouragement de la production indigène192 :

Art. 104a Sécurité alimentaire

En vue d'assurer l'approvisionnement de la population en denrées alimentaires, la Confédération crée des conditions pour :

a. la préservation des bases de la production agricole, notamment des terres agricoles ;

b. une production de denrées alimentaires adaptée aux conditions locales et utilisant les ressources de manière efficiente ;

c. une agriculture et un secteur agroalimentaire répondant aux exigences du marché ;

d. des relations commerciales transfrontalières qui contribuent au développement durable de l'agriculture et du secteur agroalimentaire ;

e. une utilisation des denrées alimentaires qui préserve les ressources.

Cette disposition été acceptée en votation populaire le 24 septembre 2017, à presque 80% des voix exprimées et l’unanimité des cantons, malgré le fait que le Conseil fédéral en ait conseillé le rejet193. Ce fort soutien révèle, une fois encore, l’importance que la population suisse attribue à son agriculture et aux impacts écologiques et sociaux de celle-ci.

C’est ainsi que le principe de sécurité alimentaire a endossé une signification légèrement différente en Suisse, se rapprochant du principe de souveraineté alimentaire, bien que la référence à la production indigène ait été abandonnée. Le mouvement de souveraineté alimentaire réclame en effet un contrôle autonome des Etats et des communautés sur les modes de production alimentaire, impliquant une relocalisation à plus petite échelle des chaines de production194. L’initiative populaire

« Pour la souveraineté alimentaire, l’agriculture nous concerne toutes et tous », du syndicat paysan Uniterre, proposait l’année suivante d’aller plus loin que le texte de

190 Manifeste de l’Union Suisse des paysans pour la mise en œuvre de l’art. 104a Cst; www.sbv-usp.ch

> Dossiers > Sécurité alimentaire > Manifeste pour la mise en œuvre de l’article 104a Cst. (page consultée le 8 décembre 2018).

191 FF 2014 5919.

192 FF 2017 2207.

193 FF 2017 7399 ; Le Conseil fédéral considérait principalement que le degré de sécurité alimentaire était déjà haut en Suisse, et que tous les éléments de cette nouvelle norme constitutionnelle étaient déjà couverts par l’article sur l’agriculture (art. 104 Cst.) et par celui sur l’aménagement du territoire (art. 75 Cst.) (FF 2015 5273, p. 5275).

194 Initiative souveraineté alimentaire ; www.souverainetealimentaire.ch/ (page consultée le 11 décembre 2018).

l’art. 104a Cst., en prévoyant notamment que la Confédération assure un approvisionnement indigène prépondérant, interdise les OGM et prélève des droits de douane sur les produits à l’importation, attaquant ainsi frontalement les accords de l’OMC195. L’initiative, qui bénéficiait d’un soutien important au début de la campagne, a toutefois été rejetée en votation populaire le 23 septembre 2018196.

Ainsi, il semble que la sécurité alimentaire en Suisse soit autant liée à des questions de production agricole (rendement, productivité, conservation des terres) qu’à la politique d’importation des produits, qui fera l’objet de la Section IV du présent chapitre. De plus, les questions liées aux modes de production respectueux de l’environnement occupent une place grandissante dans le pays : les références aux termes « ressources », « préservation » et « durabilité » – qui apparaissent de nombreuses fois dans le nouvel article 104a Cst. – sont en effet largement répandues dans les stratégies et programmes agricoles de la Confédération. Le principe de souveraineté alimentaire est même mentionné explicitement à l’art. 2 al. 4 LAgr, qui prévoit que la Confédération « tient compte, dans le respect des principes de la souveraineté alimentaire, des besoins des consommateurs en produits du pays diversifiés, durables et de haute qualité ».

IV. Agriculture et environnement