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1) Révolution industrielle

Durant des siècles, l’agriculture a été pratiquée manuellement, à petite échelle et de manière locale20. La révolution industrielle et les innovations techniques qu’elle apporte, telles que les machines à vapeur, les chemins de fer et les bateaux, la font cependant entrer dans une nouvelle ère. Elle quitte alors un système de production

20 MOOR (1985), p. 9.

local, qui répond aux besoins d’une région délimitée, pour entrer dans un système d’échange à plus grande échelle et plus spécialisé.

Les machines remplacent progressivement le travail manuel21. Par conséquent, la paysannerie, qui représentait 48% de la population suisse en 1848, décline rapidement22. Il s’agit du début d’un exode rural important, encore en cours actuellement23.

Par ailleurs, le développement des chemins de fer et des bateaux à vapeur permet le transport des marchandises sur de longues distances. Les importations de biens agricoles de l’étranger s’intensifient par conséquent de manière fulgurante24. L’importation transatlantique de céréales bon marché concurrence l’agriculture suisse, et les mesures de protection douanières sont interdites à cette période par le régime de libre-échange25. Il en résulte une réorientation de la production agricole suisse, qui passe de la production majoritaire de céréales à la production de lait26 : le taux d’auto-approvisionnement en céréales, qui s’élevait à 80% en 1848, tombe à 16% en 191427.

Dans le début des années 1900, les premiers droits de douane sont instaurés, et le début d’une politique agricole suisse voit ainsi le jour28. Toutefois, avant le début de la première guerre mondiale, la politique agricole vise uniquement à préserver les intérêts économiques des agricultrices, mais n’est pas ciblée sur la sécurité alimentaire du pays29.

Lorsque la première guerre éclate, la Suisse est ainsi prise de court, car elle importe près de 85% de ses céréales. Elle réussit à assurer un taux d’approvisionnement suffisant en maintenant de bons rapports avec ses voisins et en augmentant progressivement ses cultures30. A la sortie de la guerre, le Conseil fédéral met en place une politique d’approvisionnement du pays en denrées alimentaires, par le biais de garantie des prix et de monopoles d’importation31 : l’art. 23bis de l’ancienne Constitution fédérale (aCst.32) est ainsi modifié en 1929 pour prévoir la prise en charge

21 POPP (2000), p. 18.

22 POPP (2000) p. 13.

23 Aucun chiffre n’est malheureusement disponible pour cette période, car les premiers recensements ont été effectués en 1975(FF 1984 III 471). Les chiffres disponibles à partir de cette date indiquent que nombre d’exploitations est passé de 113'915 en 1975 à 93'738 en 1990, puis à 51’620 en 2017

(OFS, Exploitations agricoles : grandeurs, surfaces, conditions de propriété, 2018; FF 1992 II 140, p. 156). Parallèlement, la taille moyenne des exploitations augmente, passant de 13.7 hectares en 1980 à 15.2 hectares en 1990(FF 1992 II 140, p. 156) et le nombre de personnes actives dans le domaine de l’agriculture diminue (FF 1992 II 140, p. 165). Une tendance similaire est observée dans le reste de l’Europe ; Eurostat ; www.ec.europa.eu > Eurostats > Statistics explained (page consultée le 7 décembre 2018).

24 NOILHAN (1965), p. II ; DONZALLAZ (2004), p. 51 ; FF 1951 I 141, p. 170.

25 POPP (2000), pp. 13s. ; MOSER (2003), pp. 15 ss.

26 MOSER (2003), p. 14.

27 POPP (2000), p. 14.

28 POPP (2000), p. 19.

29 MOOR (1985), p. 9.

30 POPP (2000), p. 21.

31 RICHLI (2016), p. 137; MOOR (1985), p.10.

32 Constitution fédérale du 29 mai 1874 (aCst.), RS 1.3.

de la production et la garantie des prix par la Confédération, ainsi que la constitution de stocks obligatoires de produits agricoles33.

La Suisse continue cependant d’être largement dépendante des importations. Au début de la deuxième guerre mondiale, son taux d’auto-approvisionnement s’élève à 60%34. En réponse à cette situation de crise, elle met en place le célèbre Plan Wahlen afin d’augmenter rapidement sa production agricole35. Ce dernier prévoit, par le biais d’arrêtés fédéraux urgents, la diminution de l’élevage en faveur des cultures, la mise en place d’un cadastre des productions agricoles, et la réquisition de main d’œuvre pour la culture des champs, soit une mesure similaire à l’obligation de servir dans le cadre du service miliaire en temps de guerre36. Le nombre de personnes occupées dans l’agriculture passe de près de 21'000 en 1941 à plus de 130'000 en 1944, ce qui vaut à cette main d’œuvre le surnom d’« armée de la terre »37. Les résultats sont alors impressionnants : la production de céréales panifiables double entre 1939 et 1945, celle de pommes de terre triple, et celle de légumes quadruple38. Le degré d’autosuffisance alimentaire passe ainsi à 72% et la Suisse atteint une autonomie complète pour le lait, les pommes de terre, les fruits et la viande 39.

2) Révolution verte

Un nouveau tournant s’opère en matière agricole après la deuxième guerre mondiale, principalement en raison des progrès techniques – tant mécaniques que chimiques et biologiques – ayant lieu à cette période, et de l’essor économique au sortir de la guerre40. Le traumatisme lié au rationnement et au manque de nourriture durant la guerre constitue également un terreau favorable pour l’augmentation de la production alimentaire durant les années qui suivent, et la sécurité alimentaire devient ainsi l’objectif principal de la politique agricole à cette période41.

Après la guerre, les économies nationales reprennent des forces et l’agriculture doit s’industrialiser de manière à libérer de la main d’œuvre pour les secteurs secondaire et tertiaire42. Il en découle une nouvelle phase de mécanisation de l’agriculture, ainsi qu’un basculement de celle-ci vers un modèle économique dans lequel les agricultrices deviennent consommatrices de biens marchands (engrais,

33 RO 45 282.

34 NOILHAN (1965), p. 533.

35 MAURER (1985), pp. 62 ss; Pour d’avantage d’informations sur l’application du Plan Wahlen dans le canton de Genève : www.ge.ch > archives > application du Plan Wahlen (page consultée le 8 décembre 2018).

36 Arrêté fédéral du 30 août 1939 sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité (RO 55 781), et Arrêté fédéral urgent du 6 avril 1939 sur l’extension de la culture des champs (RO 55 426) ; MAURER (1985), pp. 104 ss.

37 MAURER (1985), pp. 105 et 120.

38 POPP (2000), pp. 41s.

39 NOILHAN (1965), p. 532.

40 POPP (2000), p. 56; MOSER (2003), pp. 57 ss; AOKI (2008), p. 23.

41 MOSER (2003), pp. 41 ss ; MOOR (1985), p. 27.

42 Le nombre de personnes occupées dans l’agriculture diminue ainsi de 40% entre la première guerre mondiale et les années 1960 (MOSER, 2003, p. 59) ; BONNEUIL, DEMEULENAERE, THOMAS, JOLY, ALLAIRE,GOLDRINGER (2006), p. 29.

produits phytosanitaires, semences, machines etc.)43. MOSER note ainsi que les adjectifs

« production industrielle », « production commerciale » et « production moderne à haute intensité capitalistique » font leur apparition dans les écrits de l’administration fédérale dans les années 5044.

BONNEUIL,DEMEULENAERE et al. identifient la période d’après-guerre comme une phase de productivisme et de standardisation de l’agriculture européenne, basée sur un modèle fordiste de production45. La division du travail, l’économie des ressources et le travail à la chaine sont alors des éléments clés de ce nouveau modèle46. « Les facteurs de production sont standardisés pour se prêter à la mécanisation et transformation industrielle et à des filières qui ne vont cesser de s’allonger entre producteurs et consommateurs »47. Le système d’agriculture productiviste est défini en termes de volumes de production, d’efficacité et de performances48.

La semence représente l’élément de base de la production agricole et « devient le cheval de Troie d’une transformation globale des pratiques agricoles »49. Si les cultivateurs ont toujours cherché à améliorer la qualité de leurs semences, la sélection est devenue systématique, scientifique et étatique depuis le 19e siècle50. Les Etats interviennent alors de manière importante dans la sélection variétale, le contrôle des semences et l’orientation des cultures51.

En Suisse, la politique semencière représente l’un des piliers de la politique agricole visant la sécurité alimentaire du pays52. Il est estimé que la sélection variétale, ainsi que l’usage de produits phytosanitaires et d’engrais, a permis d’augmenter les rendements de manière impressionnante : un hectare de surface cultivée produisait 15 quintaux de blé en 1920, 20 en 1950 et 70 aujourd’hui53. La production alimentaire mondiale a augmenté de moitié entre les années 1950 et 196554.

L’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires explose durant cette période, qui voit par exemple l’usage d’engrais tripler durant les années 5055.

« Où faut-il chercher les causes de cette augmentation considérable de l’emploi de produits chimiques et d’engrais, de ce passage d’une utilisation biotique à l’emploi de ressources

43 BONNEUIL,DEMEULENAERE,THOMAS,JOLY,ALLAIRE,GOLDRINGER (2006), p. 29 ; MOSER (2003), p. 40 ; GUTHMAN (2014), p. 62.

44 MOSER (2003), p. 49.

45 BONNEUIL, DEMEULENAERE, THOMAS, JOLY, ALLAIRE, GOLDRINGER (2006) ; Dans le même sens, MALASSIS (1988), pp. 192 ss.

46 MOSER (2003), p. 59.

47 BONNEUIL,DEMEULENAERE,THOMAS,JOLY,ALLAIRE,GOLDRINGER (2006), p. 30.

48 BONNEUIL &THOMAS (2009), p. 85.

49 BONNEUIL &HOCHEREAU (2008), p. 1310.

50 MOSER (2003), p. 18.

51 SCHNEIDER (1998), p 613.

52 MOSER (2003), p. 9. Voir à ce sujet l’historique du catalogue des variétés suisse (Chapitre 2, pp. 115 ss).

53 Canton de Vaud ; www.vd.ch > thèmes > économie > agriculture > histoire (page consultée le 5 février 2018).

54 FAO ; http://www.fao.org > A propos > Bref historique de la FAO (page consultée le 5 décembre 2018).

55 MOSER (2003), p. 57.

minérales ? Est-ce simplement le « progrès technique » qui avançait inexorablement tout en se détachant largement des conditions sociales concrètes, comme on avait tendance à argumenter ? Ou était-ce la pression économique qui contraignait les acteurs à cette adaptation accélérée, du moment que la protection agricole de l’Etat propriétaire au sein de l’agriculture ? Le marché, donc la lutte pour évincer la concurrence, a visiblement très bien joué son rôle, comme le montrent l’évolution dramatique du changement de structure et la toute nouvelle conception de la profession d’agriculteur au 20e siècle »56.

MOSER note que les agriculteurs se montraient extrêmement méfiants à l’égard de l’intervention chimique dans l’agriculture, mais que l’Etat, ainsi que la pression sociétale, ont eu une influence déterminante sur l’usage de produits phytosanitaires et d’engrais à cette période57.

En Suisse, la Confédération se voit attribuer de nouvelles compétences en matière agricole par l’adoption de l’art. 31bis al. 1 let. b aCst. en 1947 (articles économiques de la Constitution58), qui vise principalement la production alimentaire59. La loi sur l’agriculture (aLAgr60), adoptée en 1951 en vertu de cette disposition constitutionnelle, met ainsi en place le système de garantie des prix, qui prévoit des subventions proportionnelles aux quantités produites par les agricultrices (art. 19 aLAgr), encourageant donc une production intensive61. Les rendements augmentent ainsi massivement entre 1955 et 1990, enregistrant une croissance de 70%, alors que le nombre de personnes occupées dans l’agriculture régresse62. La protection de l’environnement n’est à ce moment pas une préoccupation de la politique agricole63. DONZALLAZ relève les conséquences écologiques désastreuses de ce système en Suisse, qui encourage des pratiques agricoles trop intensives et l’utilisation excessive d’engrais et de pesticides64.

Sur le plan international, les institutions jouent un rôle important dans la révolution verte, qui est alors perçue comme un moyen de mettre fin aux famines dans le monde.

La FAO représente l’institution clé dans la mise en œuvre de cette nouvelle orientation de l’agriculture au niveau mondial. Son action vise en effet l’augmentation de la production alimentaire au moyen de nouvelles technologies. Sur la page internet de la FAO dédiée à la célébration des 70 ans d’existence de l’Institution, on peut d’ailleurs lire :

56 MOSER (2003), p. 60.

57 MOSER (2003), p. 60.

58 RO 63 1047.

59 PREISIG (2018), p. 279.

60 Loi fédérale du 3 octobre 1951 sur l’amélioration de l’agriculture et le maintien de la population paysanne (aLAgr); RO 1953 1095.

61 FF 1992 II 140, p. 428 ; PREISIG (2018), p. 279. Pour des explications détaillées sur le fonctionnement du système de garantie des prix, voir MOOR (1985), pp. 29 ss ou RICHLI (2016), p. 129.

62 FF 1992 II 140, p. 191.

63 MOOR (1985), p. 39.

64 DONZALLAZ (2004), p. 69.

« Il ne suffisait pas, pour réduire la faim sur la planète, de fournir des aliments aux individus. Il fallait aussi augmenter globalement l'investissement en faveur de l'agriculture, du savoir-faire des agriculteurs et de l'accès de ceux-ci à la technologie. Les exploitants du monde entier avaient besoin d'une assistance technique, de soutien et d'avis pour parvenir à améliorer leur production. C'est pourquoi l'une des évolutions les plus décisives dans les activités de la FAO intervient lorsque l'Organisation entreprend de mettre l'accent sur l'aide aux agriculteurs, précisément sous forme d'assistance technique, de soutien et d'avis »65.

De 1957 à 1961, la FAO mène ainsi une campagne mondiale des semences, dans le cadre de laquelle de nombreux gouvernements et organisations internationales collaborent en matière de partage de connaissances, de recherche, de sélection et de distribution des semences66. En 1961, le « Programme engrais » est notamment mis en place, ce qui provoque une augmentation de 14% de l’utilisation d’engrais en une décennie67.

D’autres institutions internationales, telles que le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale, participent également à cet élan68. En parallèle, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade69) exerce une pression importante sur les Etats, notamment pour qu’ils abandonnent les mesures de soutien à l’agriculture, renforçant ainsi la compétitivité et l’ouverture des marchés dans ce domaine70.