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Libre-échange à tout prix ?

B. Production agricole respectueuse de la santé et de l’environnement

1) Libre-échange à tout prix ?

La période actuelle est caractérisée par une certaine prise de conscience des enjeux liés à l’agriculture – tels que ses conséquences sur l’environnement et sur la santé des êtres humains – ainsi que par leur médiatisation croissante. Si certains Etats sont depuis quelque temps enclins à adopter des mesures visant à limiter l’impact de l’agriculture et du commerce des produits agricoles, celles-ci se heurtent souvent aux règles de libre échange mis en place au milieu des années 90 par le système de l’OMC, qui ne laisse que peu de place à ces questions637.

La protection de la santé ou celle de l’environnement ne représentent pas des motifs absolus permettant aux Etats de déroger aux règles de libre-échange et d’imposer des règles considérées comme restrictives au regard du droit de l’OMC638. Ainsi, les règles sanitaires et environnementales nationales doivent se conformer à ce dernier.

La disposition du GATT la plus régulièrement invoquée dans le cadre de règlements des différends commerciaux mettant en cause des mesures unilatérales de protection de l’environnement ou de la santé est l’obligation du traitement national

634 Conseil fédéral, Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole (2017), p. 39.

635 Notamment ORFORD (2015); SHATTUCK & HOLT-GIMENEZ (2010); HALEWOOD (2011); SHARMA

(2004); HAWKES &KAUR PLAHE (2013). Au sujet de l’impact de l’aide alimentaire sur les marchés agricoles des pays en « voie de développement », voir notamment LIGHTBOURNE (2009), pp. 64 ss.

636 En faveur de la libéralisation, notamment : VAN DEN BOSSCHE &ZDOUC (2017), p. 867. Dans le sens du renforcement des mesures de soutien, voir par exemple HALEWOOD (2011), p. 126 ; BUISSON

(2013), p. 159.

637 DUFOUR (2011), p. 9; DE SADELEER &BORN (2004), p. 40.

638 MAHIEU (2007), p. 145.

(art. 3 Accord de Marrakech)639. Celle-ci interdit toute discrimination – directe ou indirecte – des produits étrangers par rapport aux produits nationaux. Certaines exceptions à cette obligation existent, notamment en matière de protection de l’environnement, de protection de la santé publique et de sécurité nationale, mais ces notions sont sujettes à interprétation et ne font pas l’objet de consensus640.

Ainsi, les mesures unilatérales adoptées par les Etats en matière de protection de la santé ou de l’environnement peuvent entrer en contradiction avec le principe de précaution641. Le caractère discriminatoire de plusieurs mesures unilatérales visant la protection de certaines espèces animales menacées (dauphins et tortues marines) a par exemple été allégué devant l’organe de règlement des différends de l’OMC642. « Fondé sur une culture du risque très classique obligeant les Etats à apporter la preuve que les mesures de protection sanitaires et phytosanitaires sont fondées sur un risque avéré, les accords de l’OMC s’accordent mal avec le principe de précaution dans lequel la Communauté européenne a placé beaucoup d’espoirs »643.

Pour parer au problème de la difficile acceptation des mesures nationales unilatérales de protection de la santé ou de l’environnement au regard du droit de l’OMC, les Etats se regroupent et négocient entre eux des accords multilatéraux de protection de l’environnement, à l’instar de la CDB, du protocole de Kyoto ou de l’Accord de Paris. DUNKAN fait le constat suivant:

« One of the major foundations of the GATT agreement is a hostility to unilateral action on the part of WTO members (…) It is not surprising, therefore, that one of the major mechanisms often proposed for the reconciliation of trade liberalisation and environmental protection is the negotiation of multilateral action, which avoids unilateral trade-disrupting measures while at the same time almost certainly proving more effective in tackling transboundary or global environmental problems » 644.

Toutefois, lorsque ces traités multilatéraux entrent en conflit avec les règles de l’OMC, la résolution des conflits de normes n’est pas aisée645. En théorie, il n’existe pas de hiérarchie entre les deux ensembles de normes de même rang, et certaines auteures considèrent que les règles de l’OMC devraient simplement être interprétées de manière conforme aux autres règles de droit international646.

Dans la pratique, en revanche, on observe que le droit de l’OMC peine à se laisser imprégner par les autres domaines du droit, et qu’il existe une séparation presque étanche entre le droit de l’OMC et le reste de l’ordre juridique international. ADAM

souligne qu’« aucun panel et encore moins l’Organe d’appel n’ont accepté l’idée que

639 VAN DEN BOSSCHE &ZDOUC (2017), p. 367.

640 VAN DEN BOSSCHE &ZDOUC (2017), p. 42; DE SADELEER &BORN (2004), pp. 372 ss.

641 Voir MBENGUE &BOISSON DE CHAZOURNES (2002).

642 Organe d’Appel de l’OMC, États-Unis—Crevettes (Inde, Malaisie, Pakistan, Thaïlande), 12 octobre 1998, DS58 ; Organe d’Appel de l’OMC, Etats-Unis—Thon II (Mexique), 16 mai 2012, DS381, Organe d’Appel de l’OMC, CE – Produits dérivés du phoque (Canada), 22 mai 2014, DS400.

643 DE SADELEER &BORN (2004), p. 40. Plus nuancée: JUNGO (2012), pp. 99 ss.

644 BRACK (1996), pp. 2s.

645 VAN DEN BOSSCHE &ZDOUC (2017), pp. 66 ss.

646 MARCEAU (2001), p. 1129 ; PAUWELIN (2003), pp. 473 et 491.

les AME [Accord multilatéraux environnementaux] et les accords de l’OMC devaient être interprétés de manière harmonieuse ou compatibles » 647. Dans l’affaire EC-OGM, le panel a même estimé qu’il n’avait pas à prendre en compte la CDB ou le Protocole de Carthagène, et qu’il ne pourrait prendre en compte une règle de droit international extérieure au droit de l’OMC que si celle-ci avait été acceptée par l’ensemble des membres de l’OMC648. Dans l’affaire Pérou-produits agricoles également, le Pérou et le Guatemala avaient signé un Accord de commerce « fair-trade », dérogeant aux règles de l’OMC. L’Organe de règlement des différends avait considéré que l’art. 41 de la Convention de Vienne, qui autorise les parties à un accord bilatéral à modifier entre elles leurs obligations découlant d’un autre Traité, ne pouvait pas être invoqué pour déroger aux règles de l’OMC649.

Ainsi, la volonté de réconcilier les deux types de règles ne semble pas se dessiner au sein de l’Organe de règlement des différends de l’OMC. De plus, l’existence même, au sein du droit de l’OMC, d’un système de règlement des différends permettant de trancher d’éventuels conflits déséquilibre le rapport de force entre le droit de l’OMC et les autres instruments de droit international650. La compétence de cet organe – souvent inexistant dans les autres domaines du droit international – d’imposer des sanctions financières importantes en cas de violation d’obligations découlant du droit de l’OMC a pour conséquence de favoriser le respect de ce droit, parfois au détriment d’autres engagements. En effet, lorsque qu’un Etat se trouve dans une situation où il ne peut pas honorer à la fois ses obligations internationales en matière d’environnement et de commerce international – formellement de même rang – les risques encourus en cas de violation des règles de l’OMC ont un effet qui pousse à subordonner le respect de l’accord environnemental à celui des règles de l’OMC.

La protection de l’environnement n’est pourtant pas complètement exclue du cadre de théorique de l’OMC, alors que tel était le cas sous l’égide du GATT651. Certains auteurs, tels que WEINSTEIN & CHARNOVITZ ou MARCEAU & WYATT, considèrent que depuis la création de l’OMC en 1994, celui-ci a progressivement pris en compte les aspects environnementaux, tant dans ses instruments légaux que dans sa jurisprudence652. La protection de l’environnement a notamment été intégrée au préambule de l’Accord de Marrakech, mais DE SADELEER & BORN relèvent qu’il s’agit uniquement d’une mention symbolique, privée de valeur juridique réelle653.

Lors du Sommet de Doha en 2001, les Etats membres de l’OMC – sous l’impulsion de l’Union européenne, du Japon, de la Norvège et de la Suisse – avaient décidé de se pencher sur la relation entre le droit du commerce international et les autres domaines du droit, dont le droit de l’environnement, mais ces discussions n’ont pu aboutir, faute

647 ADAM (2012), p. 228.

648 Groupe Spécial de l’OMC, CE – Approbation et commercialisation des produits biotechnologiques (Canada), 29 septembre 2006, DS292.

649 Organe d’Appel de l’OMC, Pérou – Produits agricoles (Guatemala), 20 juillet 2015, DS457.

650 DE SADELEER &BORN (2004), p. 361.

651 PETERSMANN (1995), p. 3

652 MARCEAU & WYATT (2009); Dans la même idée, WEINSTEIN & CHARNOVITZ (2001) parlent de

« Greening of the WTO » (p. 149).

653 DE SADELEER &BORN (2004), p. 363.

de consensus654. En 2005, la Commission Sutherland critiquait d’ailleurs l’intégration d’objectifs non commerciaux particuliers, tels que la protection de l’environnement ou des conditions de travail, dans les accords bilatéraux en matière de libre échange655.

Cette situation ambivalente pousse certains à affirmer que l’Accord de Marrakech et les autres textes qui en découlent « sont en décalage complet par rapport à la situation et aux objectifs de sécurité alimentaire, à la situation énergétique et écologique, à l’accroissement des inégalités »656. Certains, à l’instar de Gabrielle MARCEAU, prônent l’instauration d’un organe consultatif environnemental dans le système de l’OMC, qui aurait pour mission de veiller à ce que les aspects environnementaux soient pris en compte657. Toutefois, d’autres voix s’opposent à cette solution, et soutiennent que les compétences des organes de règlement des différends de l’OMC devraient plutôt être élargies, de manière à leur permettre d’appliquer les règlementations environnementales. Selon cette doctrine, la force des sanctions commerciales pourrait être utilisée comme levier pour permettre un meilleur respect des normes de protection de l’environnement658.

2) Différenciation des produits selon leur mode de production