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Méthode: l'analyse intégrée du changement climatique La personne nous ayant exprimé sa position suivante:

"Je ne suis pas la littérature scientifique. De quoi parlent ces Wigley, Richels et Edmonds ?"a

est un fonctionnaire européen haut placé dans la négociation diplomatique suivant la Convention- Cadre des Nations Unies sur le Changement du Climat. Le type de travail accompli dans cette thèse peut-il avoir une utilité au delà du cercle restreint des spécialistes ? Comme il n'y a aucun doute sur le caractère sérieux de la question, peut-être est-ce du côté de la méthodologie que se trouve un problème ? Dans ce paragraphe, nous allons donc commencer par expliquer la nature de cette méthodologie que l'on appelle la modélisation intégrée du changement climatique. Ensuite, nous verrons que, malgré les problèmes spécifiques qu'elle engendre, la modélisation intégrée est non seulement utile mais nécessaire.

3.1. Qu'est ce qu'un modèle d'évaluation intégrée du changement climatique ?

Rappelons que le mot "évaluation intégrée" veut dire que nous associons des connaissances provenant d'un grand nombre de disciplines pour donner des éclairages qu'il ne serait pas possible d'obtenir par la recherche disciplinaire traditionnelle (IPCC 1995). On peut dire que, d'une façon ou d'une autre, les décideurs font de l'évaluation intégrée lorsqu'ils combinent mentalement les divers points de vue qu'ils ont pu obtenir sur un problème.

On appelle Modèle d'Evaluation Intégrée, et en anglais Integrated Assessment Model (IAM) un modèle qui combine des connaissances d'un vaste éventail de disciplines pour fournir des éclairages qu'il ne serait pas possible d'observer par la recherche disciplinaire traditionnelle30. Ces modèles sont utilisés pour explorer les états possibles des systèmes humains et naturels ; analyser des questions clés reliées à la formulation des politique ; et aider à fixer les priorités de la recherche. Il serait à peu près équivalent de parler de "modèles interdisciplinaires appliqués".

Dans le contexte de la recherche environnementale, le mot modèle suppose en plus une méthodologie formalisée, pour combiner ces connaissances en un même lieu logique. Un modèle d'évaluation intégrée est donc un logiciel, ou un ensemble de logiciels plus ou moins fortement couplés, et non simplement un modèle conceptuel.

Les ambitions du champ d'activité défini ci-dessus sont assez vastes. Mais la modélisation n'est qu'une façon particulière de faire de l'évaluation intégrée. Son champ est par nature restreint aux problèmes qui se prêtent au calcul. On ne peut donc pas penser a priori que tout problème d'environnement peut être analysé par un modèle. On peut même penser le contraire, que tout problème d'environnement contient des éléments peu aptes à la modélisation.

Cependant, il est aisé de se rendre compte de l’intérêt et de l’impact que peuvent avoir eu les modèles intégrés, ne serait ce qu’en citant les trois modèles suivants31 :

• World3, de Forrester, développé au MIT, modélise le fonctionnement du monde en couplant les systèmes sociaux et naturels majeurs. Avec ce modèle, décrit dans Limits to Growth32, les auteurs introduisent dans le débat politique des concepts nouveaux comme 'rétroactions', 'overshoot', et 'limites de ressources'. C'est le premier modèle global à grand succès.

• L'ensemble des modèles couplés de l'International Institute of Applied System Analysis (IIASA), décrits dans le livre 'Energy in a finite world'33, représente aussi un modèle du monde, en mettant l'accent sur les marchés de l'énergie. Selon Alcamo, ce travail marque les politiques pendant les chocs pétroliers. Mais il représente aussi la fin de la première vague des modèles globaux, qui

a

Sans doute l’article le plus influent de l’année 1996 concernant les choix économiques et les réductions d’émissions de gaz à effet de serre, paru dans Nature.

n'ont pas réussi à s'imposer comme des outils scientifiques incontestés.

• Le modèle RAINS, plus récent et développé aussi à l'IIASA, analyse à l'échelle européenne le phénomène de l'acidification. Il représente un grand succès comme produit d'aide à la décision politique, puisqu'il a été utilisé pour développer les plans européens de réduction des émissions soufrées34.

Les trois exemples précédents ne sont pas spécifiques du changement climatique, ni même de l'économie de l'environnement. Ceux-ci sont apparus plus tard, lorsque le problème est devenu plus important sur l'agenda international. Parmi les précurseurs, nous citerons DICE35 et IMAGE 136, dont nous parlerons plus en détail au chapitre 4. Il apparaît bien que la modélisation intégrée ne se limite pas au changement climatique, mais dans le contexte de cette thèse nous sous-entendrons "du changement climatique" après "modèle intégré".

Comme le verrons plus loin dans cette thèse, la tradition de modélisation en sciences naturelles est assez différente de celle des sciences sociales. Dans cette introduction, il nous a semblé nécessaire d'examiner une critique possible concernant la scientificité des modèles à très long terme.

3.2. Nécessité des modèles intégrés

Ce n'est pas seulement à cause de sa nouveauté et de sa technicité que l'évaluation intégrée a du mal à être perçue par les politiques. Tout discours prétendant éclairer le long terme, s’attire une suspicion en vertu de ce qu’on pourrait appeler le syndrôme de Nostradamus. Utiliser un modèle quantitatif pour examiner un problème de très long terme en économie, est-il une approche scientifique légitime ? Une caractéristique nécessaire des assertions scientifiques est que l'on peut montrer qu'elles sont fausses. Effectivement, le contrôle scientifique des modèles intégrés du changement climatique pose un problème. Leurs résultats ne peuvent être comparés qu'entre eux et non avec la réalité future. Toutefois, cette situation est la plus courante en économie.

Dans notre cas particulier, nous pouvons aussi insister sur le fait que les modèles ne font que construire des scénarios cohérents, et en aucun cas à faire des prévisions. Il est alors tout à fait possible de montrer que tel ou tel modèle contient des contradictions internes ou des aspects ne correspondant pas à la réalité passée ou présente.

Certains modèles intégrés sont trop compliqués pour pouvoir être utilisés hors de leur laboratoire

Atmosphère - Océan -

Biosphère

Emissions de Gaz

à Effet de Serre

Changements

Climatique

Impacts

Economie

d'origine. Or, en interne, un modélisateur dispose d'une marge de manoeuvre incontrôlée pour faire dire à son programme ce qu'il veut. Il nous semble donc que, dans notre discipline comme dans les autres, la reproductibilité des résultats par des équipes indépendantes est un critère fondamental de scientificité. En conséquence, nous pensons que les équipes dont les modèles sont trop opaques devraient faire un effort supplémentaire. Lorsque plusieurs modèles sont couplés en reportant les résultats à la main de l'un à l'autre et en itérant, cela devrait par exemple se faire selon une procédure bien définie. Et bien sûr, le code source de tous les modèles devrait être public.

Il existe un grand danger d'utilisation non scientifique des modèles. Compte tenu de leur nature, on peut habituellement craindre que les médias déforment, amplifient et amputent les assertions soutenues par les modèles, en se concentrant par exemple sur tel ou tel chiffre spectaculaire. A notre avis ce n'est pas une raison suffisante pour restreindre la diffusion du code et des résultats. En effet, nous pensons que face à des attitudes moins sérieuses ou plus partiales qui recherchent la publicité, le seul choix de la communauté scientifique est la transparence. La mission d'explication du contenu et de la portée des modèles n'est possible que si les modèles sont eux-mêmes compréhensibles par les scientifiques.

La portée de beaucoup de modèles se limite à expliquer un point précis, par opposition à d'autres qui ont une approche globale du fonctionnement de l'économie et du climat, voire du monde en général. Les deux objectifs peuvent être poursuivis scientifiquement, mais les exercices de prospective holistiques sont à prendre avec encore plus de recul. Au contraire, un travail dont le champ de validité est bien borné est plus facile à comprendre et à discuter.

Résumons les quatre points précédents : A notre avis, un modèle intégré d'un problème à long terme, lorsqu'il est bien délimité, transparent, reproductible et ne prétend pas à la prédiction mais à être cohérent avec lui même et avec la réalité, peut être qualifié de travail scientifique.

Sous ces conditions, une approche formalisée, qui traduit des équations mathématiques portant sur des données numériques dans un programme, présente certains avantages. Ces avantages sont à comparer à ceux des autres façons de présenter les choses, comme par exemple le discours sans équations explicites.

L'approche formelle est plus concise : en une page d'équations, on peut synthétiser un livre entier. De ce fait, elle présente une vue plus synthétique des choses, donc plus facile à appréhender dans leur ensemble. En contrepartie, cette vue est plus superficielle et risque de conduire à la pensée automatique. C'est pourquoi la valeur d'un modèle simple, comme DICE, ne peut vraiment se réaliser que lorsque toutes les relations et tous les paramètres sont discutés et justifiés complètement, comme dans Nordhaus37.

L'approche formelle est plus précise, elle permet de comparer des effets opposés pour savoir lequel l'emporte. Toutefois, compte tenu de l'importance de l'incertitude, c'est aussi un désavantage. La représentation de l'ignorance dans les modèles reste imparfaite, et le calcul des probabilités pose des problèmes pratiques et théoriques. Cette précision, qui permet d'exploiter le pouvoir des nombres pour convaincre, est donc à considérer avec prudence. Mais la précision reste un avantage lorsqu'il ne s'agit plus de convaincre mais simplement de transmettre les idées, puisque les mathématiques sont un langage universel. En particulier, c'est le langage des sciences, et par exemple le plus grand point commun entre la climatologie et l'économie.

L'économie, comme les autres sciences, est aussi une pratique sociale. Les modèles formels ont actuellement une place importante dans cette pratique. Nous pensons que cette place ne devrait pas être la première, mais la dernière. C'est à dire que les idées que nous allons exposer, nous tenterons de les présenter trois fois : la première, à l'aide d'explications simples ; la seconde, avec des exemples concrets ; et seulement enfin, avec un modèle formel. Cependant, l'accès aisé à des moyens de calcul numérique et formel relativement élevés distingue la dernière génération d'économistes par rapport à toutes celles qui l'ont précédé. C'est pourquoi il nous a semblé utile, à titre personnel, de maîtriser ces outils au mieux.

moins à réfléchir à la réalité économique. Cette observation n'est pas trop gênante, il suffit de se donner plus de temps au total. Au fond, il est incontournable qu'il faut passer plus de temps pour traiter un problème avec rigueur formelle que pour avoir de brillantes intuitions. Par contre, l'avantage du formalisme est que l'on peut calculer, c'est à dire transformer des expressions en des expressions équivalentes selon des règles. La conclusion d'un calcul contient la même vérité que les hypothèses. Mais ce qui est intéressant, c'est que la conclusion se présente sous une forme différente, et cela fournit parfois des éclairages économiques nouveaux auxquels on n'aurait pas pensé autrement. En ce sens, l'approche mathématique peut être créatrice en économie.

En conclusion, nous avons vu que non seulement les modèles formels sont une approche réellement scientifique, mais qu'ils sont utiles pour rapprocher beaucoup de résultats provenants de disciplines aux langages a priori différents. C'est une pratique sociale acceptée, qui peut être créatrice parfois, qui est aussi utile pour convaincre, mais qu’il convient d’utiliser avec précaution.

3.3. Conclusion : un champ de recherche en développement

Dans cette section, nous avons tenté d'expliquer quelques caractéristiques générales des modèles d'évaluation intégrée du changement climatique. Ces modèles sont récents, ils s'attaquent à un problème difficile, et les scientifiques sont encore relativement divisés quant à la manière d'aborder le sujet. Tout ceci fait que les politiques chargés de négocier des instruments d'action concrêts peuvent percevoir ces modèles comme d’une utilité faible.

Mais cette division, cette jeunesse et cette ambition sont aussi la marque d'un champ de recherche en plein développement. Le problème étudié étant là pour durer, on peut comprendre qu'il soit plus important de mener des analyses fondamentales que de chercher à produire des outils immédiatement utilisables, mais faux ou sans descendance.

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