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Histoire des crises environnementales : la décision sous controverse Le problème du changement climatique est sans précédent par son ampleur Mais ce n'est pas le

Atmosphère Océan

Chapitre 3. Du changement climatique au problème de décision

3. Histoire des crises environnementales : la décision sous controverse Le problème du changement climatique est sans précédent par son ampleur Mais ce n'est pas le

premier problème d'environnement transnational qui se soit posé. Une mise en perspective à la lumière des crises environnementales précédentes est donc possible et souhaitable. Quelles sont les caractéristiques communes de problèmes tels que la crise du dépérissement des forêts ou celle de l'ozone qui les distinguent des problèmes de décision publique "courants" ?

3.1. Le modèle de décision sous controverse : définition.

Le modèle de décision sous controverse développé au CIRED51, 52 décrit une classe particulière de situations dans laquelle une collectivité doit faire un choix, prendre une décision. Il ne concerne pas les actes de gestion courante, mais des problèmes plus importants qui impliquent une large part de cette collectivité. Dans toute collectivité, il existe des instances de régulation qui ont pour rôle de prendre ces décisions au mieux. Pourquoi sentons nous que dans le cas de l'ozone, du dépérissement des forêts, mais aussi dans l'affaire du sang contaminé, de l'amiante, de la vache folle, ces instances de décision ont difficilement fonctionné ?

Classiquement, les gouvernements tentent de maximiser l'intérêt collectif en se basant sur l'avis des experts les mieux informés. Or, pour un certain nombre de problèmes, cette conception de la prise de décision n'est pas applicable. En effet, parfois on ne peut plus définir le sens de "intérêt collectif", ni de "expert bien informé".

• Pour définir la notion d'intérêt collectif, il semble nécessaire que collectivité en question existe. Or certains problèmes mettent en jeu le bien-être des générations futures ou distantes. On peut aussi vouloir que la communauté connaisse elle-même son intérêt. Or certains problèmes ne sont accessibles qu'au travers d'instruments scientifiques sophistiqués, d'une façon incompatible avec les principes de base de la démocratie.

• La notion « d'expert bien informé » suppose qu'il existe une théorie unique à laquelle on pourrait accéder plus ou moins profondément, les experts étant des spécialistes qui y accèdent profondément. Or certains problèmes restent encore discutés d'un point de vue scientifique au moment où une décision doit être prise, sans qu'une théorie classique soit déterminée.

Le Tableau 3.4 reprend en détail les caractères qui opposent les problèmes de prise de décision classiques, en univers stabilisé, avec les problèmes de décision sous controverse. Il s'agit là bien entendu de deux cas polaires, la réalité se situant nécessairement entre les deux. Mais les problèmes concrets évoqués plus hauts ont bien présenté, à un certain degré, les caractères de la colonne de droite de ce tableau.

Le problème du changement climatique est clairement controversé: La collectivité dont l'intérêt est en jeu dépasse largement le cadre des électeurs actuels dans les pays industrialisés; les agents n'ont pas de perception directe du changement du climat; le phénomène est difficilement réversible. De plus, on ne peut pas encore considérer que les scientifiques sont d'accord sur tous les aspects importants du problème. La stabilisation des théories sur le changement physique du climat est récente, puisque ce n'est que depuis le second rapport du GIEC, en 1995 donc, que l'on peut affirmer avoir détecté une influence de l'homme sur le climat. Mais du côté des économistes, on peut considérer que les controverses sont encore vives, par exemple en ce qui concerne les effets positifs ou négatifs du changement climatique, ou la valorisation statistique de la vie humaine comme nous l’avons évoqué plus haut.

Prise de décision en univers stabilisé Prise de décision en univers controversé

Les agents ont une perception directe des effets externes ou des biens collectifs. Leurs préférences sont

bien informées.

Prédominance de la construction scientifique et sociale des problèmes sur la perception directe par les agents. Seuls les intérêts ou préférences des agents présents

sont directement pertinents.

La représentation séparée des intérêts de tiers absents est en cause: générations futures, autres pays, espèces

naturelles, biosphère. Ces agents disposent de procédures sociales adéquates

pour exprimer leurs préférences : marchés, votes, manifestations et protestations, conflits.

Ils ont des porte-parole contradictoires.

La connaissance scientifique s'est stabilisée sur les aspects des problèmes pertinents pour l'action :

Chaînes causales élucidées Dommages bien constitués

Imputation des responsabilités dénuée d'ambiguïté

La connaissance scientifique est encore controversée sur les aspects essentiels du problème pertinents pour

l'action.

Les phénomènes en cause sont réversibles : on peut attendre un développement suffisant des connaissances

pour pouvoir prendre des décisions conformes au modèle de la rationalité substantielle (analyses coûts-

avantages).

Du fait de l'irréversibilité potentielle, et du caractère majeur des enjeux, certains acteurs estiment qu'il faut agir immédiatement, sans attendre la stabilisation des

connaissances. Les connaissances scientifiques stabilisées constituent

un monde commun pour tous les acteurs, de façon préalable à l'action.

Les théories scientifiques, les "visions du monde et du futur" deviennent des variables stratégiques donnant

naissance à de nouvelles formes de compétition. L'enjeu de la situation : l'efficacité économique et

l'équité, sur la base d'intérêts bien constitués.

L'enjeu de cette compétition : la formation de communautés épistémiques et la fixation de

conventions d'environnement.

Tableau 3.4 : Prise de décision : univers stabilisé - univers controversé.

Source : Godard53

3.2. Le processus de décision collective en univers controversé

Nous pouvons donc rattacher le changement climatique à la classe des problèmes de décision sous controverse. Maintenant, examinons la dynamique de cette classe de problèmes, à l’aide d’une liste de faits caractéristiques que l'on rencontre dans le processus qui mène à la décision.

• Le déclenchement du processus est le fait de lancement d'alertes par des scientifiques ou par des personnalités renommées faisant valoir des considérations scientifiques. Les conséquences sont perçues de prime abord comme potentiellement très dommageables et comme engageant la responsabilité humaine.

• Une controverse scientifique s'installe, donnant à voir des mondes possibles différents. Elle peut durer de quelques années à quelques décennies, mais ressort dans un premier temps de la marche normale de la science.

• La controverse scientifique est versée sur la scène publique et provoque le débat social. Deux facteurs concourent à ce débordement : la disponibilité des médias et le surgissement d’événements spécifiques, si possible catastrophiques, donnant un visage perceptible aux phénomènes en cause.

• Un sentiment d'urgence se répand et presse à agir sans attendre l'issue de la controverse scientifique. Les outils standard de l'analyse économique sont inopérants dans le cadre non déterministe, non probabiliste.

• Les théories scientifiques deviennent une variable stratégique entre les mains des principaux acteurs. Des groupes concernés cherchent à intervenir dans le champ de la controverse normalement réservée aux scientifiques. Cette intervention peut viser soit à clôturer prématurément les débats en imposant une "vérité" donnée, soit au contraire à les faire durer artificiellement. Cela affecte la crédibilité des experts, toute prise de position étant dès lors

suspectée de cacher des intérêts spécifiques.

• Le risque inverse apparaît. L'action publique d'environnement est vue comme menace stratégique par des acteurs économiques, comme une opportunité stratégique par d'autres. A ce stade, on peut observer un basculement dans le processus social : le problème d'environnement, initialement posé pour lui même par les scientifiques, est maintenant vu davantage au travers du couple "menaces- opportunités" indirectes que représentent, pour toutes sortes d'acteurs, les projets d'action envisagés pour le résoudre.

• La convergence finale d'une coalition dominante sur une modalité de réduction de l'incertitude est choisie sur la base des technologies disponibles et des rapports de force entre acteurs sociaux prévalant au moment clé. La convergence est facilitée par le fait que les acteurs économiques recherchent un cadre clair pour réorganiser leur activité à long terme. Les acteurs demandent donc une fermeture du débat par convention.

3.3. Les risques de ce processus

Par rapport aux exigences de rationalité de la décision publique, le processus de décision tel qu'il a été décrit ci-dessus soulève au moins trois difficultés préoccupantes.

Les investisseurs économiques ont un besoin de prévisibilité et de sécurité, et donc d'assurer la durabilité du nouveau cadre fixé à leurs activités. Pour cela, cette fermeture du débat doit être irrévocable, la décision ne doit pas être révisable. Une des solutions pour y parvenir est de miser sur des solutions matériellement et technologiquement lourdes, qui sont ainsi privilégiées. De plus, arrêter des choix techniques peut conduire à bloquer le développement d'innovations qui demanderaient encore du temps pour devenir opérationnelles.

Les résultats de la compétition pour la fixation des règles revient à arbitrer indirectement de la controverse scientifique pour des motifs économiques et politiques. En effet, les règles de conduite arrêtées doivent nécessairement être fixées au regard de certaines hypothèses scientifiques. Les hypothèses retenues correspondent donc à une vision du monde officielle, fixée par convention, qui n'a pas d'autres raison de correspondre à la réalité scientifique établie ex post. Si la réponse politique répond vraiment aux termes initiaux ou aux termes finaux de la question d'environnement soulevée, c'est donc par chance.

La vision du monde choisie par convention n'étant pas a priori corrélée avec l'état du monde réel, les acteurs sont confrontés à deux incertitudes : l'issue de la controverse scientifique d'une part, l'issue de la compétition sociale d'autre part. Or pour les acteurs peu susceptibles de ressentir les effets du problème d'environnement, c'est le risque inversé qui prédomine. Dans leur position, qui peut être majoritaire, le problème est donc moins le véritable état du monde que la vision du monde qui s'imposera socialement.

3.4. Une course de vitesse entre deux irréversibilités

L'analyse des mécanismes historiques des crises environnementales fait donc apparaître une course de vitesse entre deux irréversibilités :

• L'irréversibilité des changements ou des ruptures dans l'évolution biophysique en cours, qui exige que l'on apporte une réaction à temps.

• L'irréversibilité qui résulte de la fermeture conventionnelle des possibilités économiques ou technologiques, la focalisation sur certaines options ou filières technologiques façonnant les possibilités techniques et les coûts futurs.

La gestion rationnelle des problèmes d'environnement en univers stabilisé peut se faire en centrant l'analyse sur les coûts et les bénéfices. Ce n'est pas le cas des problèmes d'environnement sous controverse. Pour ceux-ci, il est peut-être plus utile de recentrer le processus de décision autour de la gestion du temps. L'analyse essentielle pour les décideurs n'est-elle pas finalement celle des différents

rythmes qui animent le problème :

• Le rythme d'évolution des phénomènes physiques et écologiques.

• Le rythme de progression des connaissances scientifiques.

• L'évolution de l'opinion publique.

• Le cycle de vie politique rythmé par les échéances électorales.

• Les rythmes de changement du contexte juridique national et international.

• Les rythmes de l'innovation technologique, de la séquence découverte-invention-diffusion.

• Le rythme de renouvellement du capital productif et des infrastructures.

C'est en prenant les décisions à temps par rapport à tous ces facteurs, que le décideur peut arriver à atteindre l'objectif apparemment contradictoire de former une convention sociale à temps pour agir tout en gardant ouvert l'univers des options pour stimuler l'innovation et la variété technique.

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