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« Zhong yong »)

5.4.2 Le sens du titre : Zhong yong.

La traduction en langues occidentales du titre Zhong yong est difficile ; des quatre ouvrages en anglais et en français que nous avons étudiés, trois proposent les traductions :

The Doctrine of the Mean (J.Legge) ; L’invariable milieu (S. Couvreur); La pratique équilibrée ( R. Mathieu).

François Jullien a innové en proposant le concept de régulation, ce qui a donné le titre :

Zhong Yong ou La Régulation à usage ordinaire.

La première difficulté de la traduction vient du fait que Zhong yong est un titre qui évoque le contenu du texte ; or ce contenu est riche et en traduisant, une personne peut donner plus de poids à un aspect qu’à un autre. L’autre difficulté vient de la richesse en sens des caractères zhong 中 et yong 庸 et surtout de zhong ; mais cette richesse est aussi un avantage car elle permet justement de représenter celle du contenu de l’ouvrage.

L’idéogramme zhong 中 prononcé avec le 1er ton a comme sens :

-centre, milieu mais aussi : intérieur (l’) , (le) fond du cœur de l’homme ; sa vie intérieure, sa pensée profonde ;

-juste, impartial.

Prononcé avec le 4ème ton, il sigifie : frapper juste, atteindre le but.

En chinois, comme en français, la notion de ‘centre’, outre l’idée de milieu, d’équidistance, est aussi associée fréquemment et de façon forte à celle de quelque chose qui serait principal, essentiel.

Le caractère yong 庸 signifie : employer, mettre en pratique, suivre (un chemin), pratiquer constamment ; ordinaire, banal. Le Shuowen jiezi le classe sous la clef yong 用 , indique qu’il est formé par l’association des caractères geng 庚 et yong

用 ; par yong 用 il a le sens de mise en œuvre, mise en pratique ; geng 庚 apporte l’idée de changements au milieu desquels se déroule cette pratique. Ce dernier point souligne l’intérêt du concept de régulation introduit par François Jullien.

Selon le sens choisi pour chacun des deux caractères, le titre Zhong yong peut avoir un sens différent et conduire à des interprétations donnant au texte une portée plus ou moins importante.

Ainsi Zhu Xi (12ème siècle après J.C.) a écrit, dans sa note introductive au Zhong yong:

子程子曰 : « 不偏之谓中, 不易之谓庸.中者天下之正道, 庸者天下之定理. »

Zi Cheng Zi yue : « Bu pian zhi wei zhong, bu yi zhi wei yong. Zhong zhe tian xia zhi zheng dao, yong zhe tian xia zhi ding li. »

Seraphin Couvreur a traduit ce passage par :

Mon maître Tch’eng tzseu dit : « On appelle milieu ce qui n’incline d’aucun côté et constant, ce qui ne change pas. Le milieu est la voie droite pour tous les êtres et la constance est la loi invariable qui les régit. »

et a traduit le titre Zhong yong par L’invariable milieu.

Ce choix de Zhu Xi, assez réducteur, a exercé une grande influence sur l’interprétation du Zhong yong jusqu’au 20ème siècle.

Le problème qui se pose est que le texte même du Zhong yong donne dans son premier paragraphe la définition de zhong 中 :

« Quand le contentement, la colère, la tristesse ou la joie ne sont pas encore déployés on appelle cela centralité (zhong 中). Quand ils sont déployés mais restent équilibrés et modérés en vertu de la centralité, on appelle cela harmonie (he 和). »

Ainsi d’un côté zhong 中 correspondrait à ce qui n’incline d’aucun côté (un juste milieu ou une impartialité), de l’autre ce mot désignerait la vie intérieure lorsque les sentiments ne sont pas encore déployés.

Notre interprétation est que le Zhong yong est un texte ouvert, dont la portée peut être plus ou moins importante en fonction notamment du sens retenu pour le mot zhong 中. Ce dernier comprend des contenus allant depuis les sens de : « milieu », « centre » jusqu’à ceux de : «le fond du cœur de l’homme », « sa vie intérieure ».

Le passage suivant du chapitre 1221 envisage bien la possibilité pour le texte d’avoir une portée variable :

« La Voie de l’homme de bien se déploie extensivement tout en restant cachée. Les ignorants parmi les hommes et les femmes du commun peuvent en avoir une connaissance ; mais à son stade suprême, il y a des points que même la Sainte Personne ne connaît pas.

Les plus quelconques parmi les hommes et les femmes du commun peuvent en réussir une mise en application ; mais à son stade suprême, il y a des points que même la Sainte Personne n’est pas capable de mettre en pratique.»

Nous considérons donc que le choix de Zhu Xi correspond à un cas particulier qui a eu une grande influence pendant huit siècles ; à côté de ce cas particulier, le texte admet parfaitement d’autres interprétations.

Comme « centre » en français est presque aussi riche en sens que zhong 中 en chinois nous proposons de traduire zhong 中中中中, selon le cas, par « centre » ou « centralité » , en admettant que dans le contexte chinois ces mots peuvent aussi désigner :le fond du cœur, la vie intérieure, la pensée profonde22.

En ce qui concerne yong庸庸庸庸, nous proposons de choisir pour ce mot les sens de : -mise en application constante. mettre constamment en application, application constante, appliquer constamment.

Nous allons appliquer les propositions ci-dessus pour traduire les passages des Entretiens de Confucius et du Zhong yong et qui contiennent l’expression « zhong yong ».

Cette expression a été employée une fois dans Les Entretiens de Confucius au §VI.29 :

子曰 : 中庸之为德也,其至矣乎,民鲜久矣。

Zi yue : «Zhong yong zhi wei de ye, qi zhi yi hu, min xian jiu yi. »

Avec les propositions ci-dessus nous obtenons :

Le Maître dit : « Mettre constamment en application la centralité, y a-t-il de vertu plus haute? Les gens qui parviennent à s’y maintenir longtemps sont rares. » C’est cette nuance de « constance » dans la pratique qui introduit de façon très naturelle la remarque sur la rareté des gens qui parviennent à la maintenir pendant longtemps.

Il convient de noter que l’intérêt de cette nuance de « constance » ne dépend en rien du sens choisi pour le mot zhong 中.

Si nous choisissons, par exemple, pour zhong 中 un des sens conformes à la proposition de Zhu Xi : juste milieu, impartialité… ; ce choix donnerait la traduction :

Le Maître dit : « Mettre constamment en application le juste milieu (ou l’impartialité,…) y a-t-il de vertu plus haute? Les gens qui parviennent à s’y maintenir longtemps sont rares. »

21 Pour une question de commodité nous utilisons la subdivision en chapitres avec leur

numérotation comme on les trouve notamment dans les ouvrages de S. Couvreur et de F. Jullien.

22

En français l’emploi du mot « centre » pour désigner la « vie intérieure » est rare mais existe ; ainsi le Trésor de la Langue Française donne l’exemple: « Elle ne voit rien, elle ne regarde pas : l'enfant a bougé!... Ployée sur lui, elle écoute résonner, au centre d'elle-même, l'écho de ce tressaillement douloureux qui l'emplit d'une joie anxieuse …» R. MARTIN DU GARD, Devenir, 1909,

L’intérêt de la nuance de « constance » introduite par le caractère yong est conservé.

L’expression zhong yong est employée dix fois dans le texte auquel elle a donné son nom ; nous allons traduire ci-dessous les passages qui la contiennent (les traductions de l’expression sont en gras):

-Zhong Ni dit : « L’homme de bien met constamment en application la centralité, l’homme de peu fait le contraire de cette pratique. Dans l’application constante de la centralité, l’homme de bien se comporte en homme de bien et reste tout le temps dans la centralité ; pour cette même pratique, l’homme de peu se comporte en homme de peu et n’a ni crainte, ni scrupule. » (chap.2 ; on trouve 4 fois l’expression zhong yong dans ce passage) ;

-Le Maître dit : « Appliquer constamment la centralité, c’est un vrai aboutissement. Les gens qui peuvent s’y maintenir longtemps sont rares. » (chap.3) ;

-Le Maître dit : « …Tous les hommes disent : ‘Je sais’, mais quand ils choisissent l’application constante de la centralité, ils ne sont pas capables de la maintenir pendant un mois. » (chap.7) ;

-Le Maître dit : « Telle était la manière de Hui de se comporter en être humain ; ayant choisi l’application constante de la centralité, chaque fois qu’il trouvait quelque chose de bien, il la gardait consciencieusement dans son cœur et ne la perdait pas. » (chap.8) ;

-Le Maître dit : « On peut administrer équitablement tous les pays sous le ciel, refuser les dignités et les émoluments, fouler au pied des armes nues, sans pour autant être capable d’appliquer constamment la centralité. » (chap.9) ;

-Le Maître dit : « … L’homme de bien s’appuie sur l’application constante de la centralité ; s’il doit fuir le monde et est ainsi inconnu, il n’en éprouve aucun regret. Seule une Sainte Personne est capable de cela. » (chap.11) ;

-«C’est pourquoi, l’homme de bien respecte sa nature empreinte de vertu, applique la méthode du questionnement et de l’apprentissage, atteint ce qui est grand et vaste, va jusqu’au bout de ce qui est fin et subtil, arrive au faîte de la hauteur et de la clarté, applique constamment la centralité, revise ce qui est ancien et connaît ce qui est nouveau, sincère et bon il fait grand cas de la bienséance authentique (Li 礼)23. » (chap.27).

Sur les dix phrases qui contiennent l’expression zhong yong, trois comportent une remarque qui dit explicitement que les personnes concernées parviennent ou non à maintenir la pratique dans le temps ; deux autres indiquent que la personne concernée fait des efforts pour maintenir sa pratique ou au contraire a un comportement qui l’empêche d’y parvenir ; une autre dit simplement que cette application constante est très difficile. Nous pouvons donc conclure que l’expression zhong yong possède bien en elle-même, grâce au caractère yong 庸, la nuance de constance, de persévérance dans la pratique ; cette constance est,

23

Li 礼 est souvent traduit par rites mais il convient de noter que, pour le Xunzi, chap.27, « Le li 礼 prend comme racine la concordance avec le cœur humain, … »; pour cette raison, nous convenons de traduire li 礼 par l’expression: « bienséance authentique » ou pour faire

court : « bienséance », ce mot désignant le caractère de quelque chose qui convient ou cette chose elle-même. Voir ci-dessous à la section consacrée à l’étude du Xunzi.

bien entendu, en parfait accord avec l’idée, affirmée dès le début du texte, que la Voie ne saurait être quittée un seul instant (voir ci-dessous).

Quant au caractère zhong 中, sa traduction par « centre » ou « centralité » permet de garder, autant que possible, la richesse de sens qui existe dans le texte d’origine. Selon le sens choisi pour zhong 中, le contenu convoyé par le texte peut être différent ; à titre d’exemple nous allons remplacer dans la traduction de l’alinéa du paragraphe 8 présentée ci-dessus le mot « centralité » par deux de ses sens possibles : « juste milieu » et « pensée profonde » ; cette explicitation nous conduit aux traductions particulières suivantes :

-Première traduction :

Le Maître dit : « Telle était la manière de Hui de se comporter en être humain ; ayant choisi l’application constante du juste milieu, chaque fois qu’il trouvait quelque chose de bien, il la gardait consciencieusement dans son cœur et ne la perdait pas » ; cette traduction conforme à la proposition de Zhu Xi fait une interprétation tournée vers l’extérieur ;

- Deuxième traduction :

Le Maître dit : « Telle était la manière de Hui de se comporter en être humain ; ayant choisi d’appliquer constamment sa pensée profonde, chaque fois qu’il trouvait quelque chose de bien, il la gardait consciencieusement dans son cœur et ne la perdait pas » ; cette traduction fait une interprétation tournée vers l’intérieur ; elle est plus intéressante que la précédente et nous montre le lien qui existe entre le titre Zhong yong et la notion d’authenticité qui est traitée de façon détaillée aux chapitres 20 à 26.

5.4.3 Des idées sur la nature de l’homme et sa mission dans le