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CHAPITRE V : LA LITTÉRATURE DE LA RÉVOLUTION

D) La langue française en Iran

La rivalité des Russes et des Anglais ne permettait sûrement guère à un pays tiers, comme la France, de jouer un rôle sur la scène politique de la Perse à lřépoque des Qâjârs. Afin de garantir ses intérêts économiques par une certaine présence, elle devait donc se tourner vers les activités culturelles, ce qui explique quřelle fonda de nombreuses écoles dans les grandes villes et aussi des villages de la Perse 447. La création des écoles françaises eut pour conséquence lřévolution du système éducatif du pays. Elles suivaient un programme autre que ceux des écoles classiques, monopolisées par le clergé. Ce nouveau système attira les Persans qui lřaccueillirent bien. La diminution du nombre des élèves des écoles classiques était alors inévitable. De même, la langue arabe quřon enseignait jusquřalors comme une langue étrangère, fut remplacée par le français.

445

Graisse de queue de mouton. Expression pour dire enlever à quelquřun ses moyens de subsistance.

446

Qazvini, Nasimé Chomâl, op. cit., t. 2, pp. 219-220. Cřest nous qui traduisons.

447

Le poème Jangal évoque à la fois un changement radical du point de vue de scientifique et culturel et aussi des sentiments francophiles qui régnaient à lřépoque dans le pays. Mais ces sentiments sont étonnants pour un poète qui nřest jamais allé à une école française et ni en Euroupe, comme cřétait en vogue à lřépoque. Le poète qui s'opposait tant à l'européanisation du pays dans le poème Bonjour Mosyo, fait bon accueil aux activités culturelles des Français dans le poème Jangal. Il conseille aux enfants de fréquenter les nouvelles écoles dont on savait bien que la plupart avaient été fondées par les Français et quřelles offraient un programme plutôt en français. La francophilie du poète lřempêche même de porter le même jugement que dans Bonjour Mosyo à lřégard de lřeuropéanisation du pays.

L'Iran ne sera plus comme avant L'or ne se transformera plus en argent Le peuple ne sera plus retardé

Des lieux cultivés et habités par la France ne seront plus la forêt Les principes et les habitudes de lřhomme et de la femme ont changé Sans sciences et savoir lřâme ne se perfectionne pas

Les circonstances de lřépoque ont été modifiées une par une Le système de ce train a été modifié pièce par pièce

Les boucles de cheveux de la bien-aimée ont été échevelées une par une Ces cheveux bouclés ne seront pas nattés

Du rayon des écoles tous les esprits ont été éclairés

Hamzâd 448, djin et goule (ghoul) ont été oubliés On nřest plus trompés par le devin (fâlgir)

Il nřy aura plus lřévocation des âmes mortes (taskhir) avec ‛azimat 449

et mandal 450 Pour les filles lřécole a été ouverte

Les difficiles problèmes de géométrie ont été résolus Les enfants pensent aux études, au calcul et au français

448

Double spectral dřune personne.

449

Sorcellerie pour guérir des malades.

450

La durée des cours ne sera pas abrégée à lřécole Les sciences et les techniques nous ont ouvert les yeux

Les expériences, les sagesses et les intelligences se sont accrues La cruauté de ces faux religieux sřest révélée

La durée de cours du Cheykh ne sřallongera pas

La crainte et la croyance ont disparu du cerveau du peuple Le nom des livres anciens a été oublié

La conjugaison de Mir 451 et ‛avâmél ont été oubliés On ne discute plus de nâqés et mo’tal 452

Les poèmes de La Fontaine et les mots de Florian Ont été gravés de nos jours dans lřesprit des enfants Les femmes parlent des româns (roman) historiques Lřhistoire doit être bien argumentée et documentée […]

Tu veux que tes parents soient contents de toi Tu veux que ton âme connaisse le Dieu

Étudie ! Afin que ton âme dénoue les difficultés

Sans qu'on ait des sciences, le problème de personne ne sera résolu Ô mon chéri, étudie ! Ne paresse pas !

L'enfant qui va à l'école ne sera plus paresseux Ô mon chéri ! Le monde a été changé

La form (forme) de lřhabit de la femme et de lřhomme a été changée ici Même les repas ont été tous changés

Sans table, aucune nappe ne sera somptueuse [...]

Tous les repas ont été adaptés selon le modèle de lřOrop (Europe)

Le nom de kabâb (le rôti) devint jark [ ? ] et âbgoucht devint soup (la soupe) [...]

LřIran ne sera plus comme avant 453

451

Auteur dřun manuel de conjugaison des verbes arabes.

452

‛Avâmél, nâqés et mo’tal sont des sujets grammaticaux arabes.

453

Dans un autre poème, intitulé Adabiyât, qui commence par un sujet d'abord politique puis une toute belle description de la nature au printemps, le poète fait glisser son propos vers un autre sujet : apprendre les nouvelles sciences. Ce texte, énoncé en prenant le point de vue des traditionalistes montre en réalité leur inquiétude parce quřils perdaient de plus en plus leur influence et qui leurs cours classiques allaient être, de jour en jour, moins peuplés par rapport aux écoles modernes. Le vers : « Au lieu du français, lis yazrébo yazébâ 454 » montre à contrario la tendance de la société persane de lřépoque à apprendre le français. Il nous rappelle également que dans les programmes des écoles modernes (françaises, iraniennes ou américaines), la langue et la littérature françaises étaient toujours incluses. Dans ce poème, Nasim Chomal tourne en dérision les traditionalistes, et à leur tête Cheykh Fazlollah Nouri qui luttait sévèrement contre la modernisation du pays. C'est pourquoi il commence le premier distique de son poème par ce vers : « l'animosité de notre Cheykh disparaîtra ou pas ? ».

Le poète est contre une imitation aveugle de l'Europe mais il accueille bien la modernisation, les nouvelles écoles et tout ce qui garantissait le progrès du pays. Lřécole moderne et lřapprentissage des nouvelles sciences occupent une grande place dans le recueil de Nasime Chomal. Il les préconise surtout pour les femmes et s'oppose ainsi aux traditionalistes qui les voulaient ignorantes et illettrées. Finalement, le poète, en comparant les deux peuples français et iranien, fait glisser à nouveau le poème vers le sujet politique pour lřamener à son jugement final, dénonçant lřincapacité de ses compatriotes à maintenir une Constitution obtenue. Sa critique est encore plus efficace quand il attribue la victoire des révolutionnaires français à Dieu.

[…]

Ô Achraf ! tais-toi ! cřest quoi lřécole et le livre

Cřest quoi tous ces discours en faveur des sciences étrangères

454

Cřest quoi géométrie, arithmétique et cřest quoi lřindustrie et lřeffort [pour les sciences]

Cřest quoi le plaisir, les pauvres sont réjouis ou pas [ça nous est bien égal] Au lieu des sciences étrangères, lis lřalchimie

Fais de la sorcellerie, regarde le jâm, pratique la géomancie et la sorcellerie 455

Au lieu du français, lis yazrébo yazébâ

Lis les paraboles des savants, cřest est possible ou non ? À quoi ressemble notre effort à celle des Français Louis le Grand fut assassiné par zèle des Français Dieu a donné le Parlement aux Français

C'est quoi Koufé 456 ? Châm 457 sera agréable ou pas 458 [ça nous est bien égal] [...]

455

Tâs bébin o jâm zan raml békéch do’â béKhan : tâs, jâm et raml sont les noms de

quelques pratiques de sorcellerie. Jâm fait allusion au Jâm-é Jam, le célèbre coup de Jamchid, le roi des Pichdâdiâns. Selon les mythes iraniens, ils furent la premier dynastie à régner en Iran. Jamchid possédait une coupe dont le plan du monde était peint là-dessus. Dans ce coup magique et mystériese dans laquelle on pouvait voir tout : lřavenir et le passé. On lřappelait aussi Jâmé guiti namâ ou Jâmé Keykhosro.

456

Nom dřune ville en Irak.

457

Nom dřune ville en Syrie. Koufé et Châm, considérées comme deux villes religieuses, furent célèbres après lřévénement de Karbalâ et le martyre de Imâm Hoseyn, le troisième Imâm chiřite, dont la famille, captive, fut transférée à Châm. Plus tard, les Koufides, et à leur tête Mokhtar, entrèrent en révolte contre les assassins dřImâm Hoseyn.

458

4. Les prosateurs contemporains :

I. Abdorrahim Najjar Tabrizi

Abdorrahim Najjar Tabrizi (Talebof), fils dřun charpentier nommé Aboutaleb, naquit à Tabriz en 1250 hl./1834. À lřâge de seize ans, il partit pour Tiflis où il rencontra de nombreux libéraux et intellectuels persans. Il y apprit la langue russe et il « découvrit peu à peu la pensée et les sciences européennes ». En sus des écrivains russes, il sřintéressait aussi aux chefs-dřœuvre du XVIIIe

et XIXe siècle de France et dřAngleterre. Il composa plusieurs ouvrages comme: Safinéh-yé Tâlébi yâ kétâbé Ahmad 459, Nokhbé-yé sépéhri 460, Masâlék ol-mohsénin 461, Masâél ol-hayât 462, Izâhât dar khosousé azâdi 463 et Siâsaté Talébi 464. Il traduisit également trois œuvres du russe, intitulées : Pand nâmé-yé Mârkous Qeysaré Roum 465, Resâlé-yé Hékmaté tabi’iyé yâ fisique 466 et Résâlé-yé hey’até jadidé 467

. Ce dernier est une traduction de lřastronomie populaire de Flammarion que lřauteur traduisit du russe en persan. Les œuvres de Talebof sont surnommées « lřalphabet de la liberté ». Son livre le plus fameux,

459

Recueil de Tâlébi ou le livre dřAhmad. Ce livre est rédigé en 1307 hl., le premier tome est publié à Istanbul en 1311 hl. et réédité à Téhéran en 1319 hl.

460

Lřélite du ciel. Publié à Istanbul en 1310 hl. et réédité à Téhéran en 1322 hl.

461

Les principes des bienfaisants.

462

Les questions de la vie. Publié à Tiflis en 1324 hl.

463

Des notes sur la liberté. Publié à Téhéran en 1325 hl.

464

La politique de Tâlébi. Publié à Téhéran après sa mort, en 1329 hl.

465

Les conseils de Mârkous le César de Rom. Publié à Istanbul en 1310 hl.

466

Le traité des sciences naturelles ou physique. Publié à Istanbul en 1311 hl.

467

Le traité de la nouvelle astronomie. Publié à Istanbul en 1312 hl. et réédité à Téhéran en 1312 hs.

yé Tâlébi yâ kétâbé Ahmadé, écrit à la manière de lřÉmile de J.-J. Rousseau 468, « eut un retentissement considérable dans les cercles iraniens de lřétranger et une influence déterminante sur la presse de la machroutiyat. » 469 Safinéh, composé selon une structure très souple, est une œuvre critique où lřauteur évoque, à travers des découvertes, des inventions et des sujets scientifiques et philosophiques, les questions socio-politiques et pédagogiques et aussi les causes du sous-développement de lřIran. Kétâbé Ahmad est constitué par des conversations entre un père et un jeune garçon, nommé Ahmad qui pose des questions.

Avec son journal de voyage, intitulé Masâlék ol-mohsénin, publié en 1323 hl./1905 au Caire, les talents littéraires de Talebof sřaffirment et il mérite dřêtre rangé parmi les initiateurs de la prose persane contemporaine. Masâlék ol-mohsénin, écrit dans un style simple comme celui de Safinéh, est lřun des ouvrages célèbres de lřépoque de la Constitution. Lřauteur est un philosophe social et cřest pourquoi les questions philosophiques occupent beaucoup de pages dans cette œuvre. Les intellectuels et les libéraux firent un bon accueil à cet ouvrage, mais il nřen alla pas de même pour le clergé. Les clercs réactionnaires, furieux des critiques sévères contenues dans Masâlék ol-mohsénin, excommunièrent lřauteur et interdirent la lecture de cet ouvrage.

Masâlék ol-mohsénin est le journal de voyage dřune équipe de savants, composée de deux ingénieurs, dřun médecin et dřun enseignant de chimie, sous la direction de lřauteur, qui se dirige vers le mont Damavand 470

pour une

468

Il avoue lui-même : « pour la composition de ce livre, je me suis inspiré dřÉmile de J.-J. Rousseau et je voulais comparer Ahmad de lřOrient avec lřÉmile de lřOccident ».

469

BALAY et CUYPERS, Aux sources…, op. cit., p. 39.

470

Nom dřun sommet au centre de la chaîne de lřAlborz. Il est situé à 66 kilomètres de Téhéran, dans la province de Mazandran. Ayant 5671 mètres de lřhauteur, il est

mission scientifique. En chemin, ils rencontrent différents types : le derviche, le kadkhodâ (chef de village), le voleur, le porteur, le savant, lřami, le médecin, lřambassadeur, etc. Ils entrent également dans des villages où ils logent plutôt chez les kadkhodâs. Dans les pages suivantes, nous proposons des exemples de quelques sujets principaux de cet ouvrage.