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CHAPITRE V : LA LITTÉRATURE DE LA RÉVOLUTION

2. Les journaux :

Lřétude de la presse à la fin du règne des Qâjârs, surtout les années de la Révolution, est un sujet si vaste que nous la traiterons dřune façon forcément partielle dans un cadre bien restreint. Nous présenterons tout dřabord une brève histoire du journalisme en Iran puis nous traiterons lřœuvre de deux poètes et écrivains les plus connus de cette époque : Ali Akbar Dehkhoda et Nasim Chomal.

Depuis des siècles, on utilisait le mot rouznâméh ou rouznâmchéh (journal) pour désigner des rapports quotidiens écrits par des courtisans qui présentaient au roi ou Premier ministre. À l'époque des Qâjârs, le journalisme au sens propre apparut sous le règne de Mohammad Chah (1250-1264 hl./1834-1848), en 1253 hl./1837 275, avec Mirza Saleh Chirazi. Le journal qu'il publiait mensuellement à

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L'un des intellectuels persans qui tint un rôle de premier plan dans l'inspiration des idées nouvelles à l'époque des Qâjârs.

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Écrivain et surtout dramaturge le plus brillant de lřépoque des Qâjârs. Il subit lřinfluence des deux littératures russe et française. Ses pièces de théâtre furent composées dans le goût des pièces de Molière.

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BALAY, C., et CUYPERS, M., Aux sources de la nouvelle persane, Paris, éd. Recherche sur les civilisations, 1983, p. 39.

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Le premier journal persan fut publié aux Indes par un Indien nommé Ram Mohan Roy (1772-1833).

Téhéran prit le nom de Kâghazé Akhbâr, ce qui était apparemment une traduction de lřexpression anglaise News Paper. On utilisait déjà ce mot ainsi que celui de gâzét (gazette) pour les journaux étrangers. Plus tard, tous les journaux prirent à nouveau le nom de rouznâméh. À l'époque de Nasereddin Chah (1264-1313 hl./1848-1896), sur l'ordre de son Premier ministre Amir Kabir, un groupe de traducteurs traduisaient les journaux étrangers ; puis, après avoir résumé et choisi les plus importants événements, Amir Kabir les soumettait, sous la forme d'un rapport, au Chah. Toujours sous le l'ordre dřAmir Kabir, on publia en 1267 hl./1850, le journal intitulé, au début, Akhbâré Dâr ol-Khalâféh (les nouvelles de la capitale) ; mais le deuxième numéro fut publié sous le nom de Vaqâyé-yé Éttéfâqiyéh (les événements produits). Ce journal prit dix ans plus tard le nom de Rouznâmé-yé Dowlaté Élliyé-yé Irân (le journal de lřÉtat de lřIran) ; c'était le premier journal illustré qu'on publiait en Perse. Puis, le journal trilingue, intitulé Rouznâmé-yé Élmi-yé Irân, fut publié en 1280 hl./1863 en trois langues (persan, français et arabe). Le journal bilingue Vatan/La patrie fut également publié en 1293 hl./1876 en deux langues (persan et français), par un belge, le Baron de NORMAN. Ce journal fut saisi dès qu'il sortit son premier numéro le 9 moharram 1293 hl./5 février 1876 et le Baron de NORMAN fut expulsé 276. L'écho de la Perse dont le rédacteur en chef était un Français, le Docteur MOREL, fut publié uniquement en français du 21 mars 1885 au 15 février 1888 277. Plus tard, d'autres journaux comme Dânéch, Charaf, Charâfat, Mellati, Tabriz, Alhadid ou Édâlat, Éhtiyâj, Éqbâl, Adab, Kholâsat

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FARKHOJASTEH, Houchang, L'influence de la presse dans la Révolution

constitutionnellle de l'Iran, thèse de l'université de Strasbourg, 1978-1979, p. 65 et

ARYAN PUR, Yahyâ, Az Sabâ tâ Nimâ, Téhéran, Navid, t. 1, 1367 hs., pp. 241-242.

277

FARKHOJASTEH, L'influence de la presse..., op. cit., p. 65 et HAGHIGHAT, Abdorrafi, Târikhé néhzathâyé fékriyé Iraniân dar dowréyé Qâjâr (Az Mollah Ali Nouri tâ Adib ol-Mamalek Farahani), Téhéran, Cherkaté moalléfân va motarjémâné Iran, t. 1, 1368 hs., p. 410.

Havadéth, Farhang, Kamâl, Fârs, Ganjiné-yé Fonoun, etc. naquirent à Téhéran et dans les provinces. Étant gouvernementaux tous ces journaux subissaient une censure sévère, imposée par l'État Qâjâr.

Le contrôle rigoureux exercé par Nasereddin Chah et sa Cour sur la presse et lřensemble des lettres en Perse, eut pour effet que certains journaux furent publiés à lřétranger, qui développaient les idées constitutionnalistes et sapaient lentement les bases de lřautocratie Qâjâr. Akhtar (l'étoile) fut ainsi le premier journal publié en exil, fondé par Mohammad Taher Tabrizi qui profitait de la collaboration de certains libéraux comme Mirza Aqa Khan Kermani, Cheykh Ahmad Rouhi et Mirza Mehdi Khan Tabrizi, le rédacteur en chef. Plus tard, Mirza Aqa Khan, Cheykh Ahmad, et aussi Mirza Hassan Khan Khabir ol-Molk 278, extradés par les Ottomans, furent décapités le 17 juillet 1896 à Tabriz, sous lřordre de Prince héritier, Mohammad Ali Chah 279

. Qânoun (la loi) fut publié à Londres, Orvat ol-Vosqâ 280 (appui solide) à Paris, Hekmat (la philosophie), Sorrayyâ (les pléiades) et Parvarech (l'éducation) au Caire, Habl ol-Matïn (Corde solide ou lien indissoluble = le Coran) à Calcutta, etc. sont dřautres journaux critiques publiés à lřétranger. Ces journaux, par leurs dénonciations, jouèrent un rôle fondamental en faveur de la Révolution constitutionnelle.

Lřassassinat de Naserddin Chah, le vendredi 18 ziq’adéh 1313 hl./ le premier mai 1896 au sanctuaire de Chah ‛Abdol ‛Azim par Mirza Reza

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Consul de Perse à Istanbul et lřun des partisans de Seyyed Jamal od-Din Assad Abadi

279

BROWNE, Énqélâbé..., op. cit., p. 92. et ESTELAMI, Mohammad, Barrasi-yé

adabiyâté Irân, 2536 (1356) hs., Téhéran, Amir Kabir, pp. 58, 65,66.

280

Orvat ol-Vosqâ, publié par Seyyed Jamal od-Din Assad Abadi et appartenant au

groupe panislamiste, propageait l'idée de l'union du monde musulman, l'égalité et la fraternité.

Kermani 281, marque un tournant dans lřhistoire de la presse persane sous les Qâjârs.

Le ministère de Eyn od-Dowleh (1321-1324 hl./1903-1906), marqué par une censure sévère, est lřune des plus sombres périodes pré-révolutionnaires, au cours de laquelle de nombreux journaux et journalistes furent saisis et arrêtés. La saisie des journaux, à lřépoque où la révolution allait se déclencher, provoqua la naissance de nombreux anjomans secrets, bientôt fondés à Téhéran et dans les provinces, et la publication dřinnombrables chabnâméhs (journal clandestin ou tract) révolutionnaires, sans nom d'auteur et sans date de parution, qui devinrent plus tard lřun des moyens les plus efficaces pour les anjomans dans leur combat 282. Les anjomans secrets, considérés comme le centre des activités révolutionnaires, étaient plutôt composés de journalistes, de clercs et de commerçants. Les journaux clandestins publiés par ces anjomans sont une sort de littérature critique ou protestataire qui visait à la fois lřautocratie Qâjâr et les pays colonisateurs 283. Ils proclamaient également la liberté, lřégalité et la souverainté du peuple 284.

Majma’é âzâd mardân (le club anjoman des libéraux), fondé en 1321 hl./1903 par quarante libéraux, fut le premier groupe secret libéral. Malek al-Motakallemin, Seyyed Jamaloddin Vaez, Mirza Jahangir Khan Sur Esrafil, Mohammad Reza Mosavat, Haji Mirza Yahya Dowlat Abadi, Mirza Soleyman Khan Meykade, Majd ol-Eslam Kermani et Moeïn ol-Olama Esfahani furent les membres les plus connus de cet anjoman.

281

Révolutionnaire persan et lřun des partisans de Seyyed Jamal od-Din Assad Abadi, le propagandiste lřidée panislamiste.

282

ZAKER HOSEYN, Abdorrahim, Matbou’âté siâsyé Irân dar ‛asré Machroutiyat, Téhéran, Mořssésé-yé éntéchârât va čâpé dânéchgâhé Téhrân, 1370 hs., p. 47.

283

Ibid., pp. 48-49.

284

Comité-yé enghélâbi va sérri-yé Téhrân (le comité révolutionnaire et secret de Téhéran), fondé en 1323 hl./1905, fut l'autre anjoman secret révolutionnaire. Créant des réseaux de diffusion par des agents de liaison dans les provinces et à lřétranger, ce comité leur envoyait ses tracts et ses articles libéraux. Les agents de liaison se chargeaient de les distribuer et les membres résidant à lřétranger se chargeaient en plus les traduire en français et en anglais. Léssân ol-gheyb 285 (la langue de l'invisible) et Gheyrat (le zèle) sont les deux journaux clandestins les plus connus de ce comité qui les publiait régulièrement.

Rouznâmé-yé Gheybi (le journal occulte), Talqiné Irân (la suggestion de l'Iran), Hammâmé Jenniân (le bain des djinns), Sobh nâmeh (le journal du matin) sont dřautres tracts périodiques célèbres de cette époque. Les écrivains et les distributeurs des tracts les remettaient parfois eux-mêmes au Chah. À titre d'exemple, Mozaffareddin Chah reçut d'un femme, devant sa calèche, le tract suivant :

Oh celui à qui on mit la couronne sur la tête et le sceptre à la main ! Aie peur au moment où on prend la couronne de ta tête et le sceptre de ta main. 286

La censure sévissait toujours durant lřintermède entre la Révolution constitutionnelle (14 jamâdi os-sâni 1324 hl./5 août 1906) et l'ouverture du premier Parlement (18 ch’abân 1324 hl./07 octobre 1906). Mosâvât fut le tract le plus connu de cette époque, que Mohammad Reza Chirazi (surnommé Mosavat) publiait avec les devises : liberté, justice, égalité (horriyat, ‛édâlat, mosâvât). Son lieu d'édition était situé dans une rue imaginaire : koučé-yé édâlat khâhân (rue des justiciers), Khané-yé âzâd ol-mellat (la maison de peuple libre). Le prix fictif de chaque numéro avait été imprimé au dessus de la première page ; à Téhéran : gheyrat va hamiyat (le zèle et la générosité) ; à Tabriz : raf’é zolm va zellat (dissiper l'oppression et l'humiliation) ; à Chiraz : éttéhâd va jama’t

285

Ce fut le surnom de Hafez, le poète lyrique persan au VIIIe siècle après lřIslam.

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(l'unification et la communauté) ; à Ésfahân : raf'é khâbé ghéflat (dissiper la négligence) ; à la frontière : jonbéch va harkat (le soulèvement et le mouvement) ; à Khorâssân : tarké téryâk (déshabituer de l'opium) ; à Kerman : tahsilé fotovvat (apprendre la générosité) 287.

Après la Révolution constitutionnelle, grâce à la liberté de la presse, le journalisme se développa et des dizaines journaux apparurent à Téhéran et dans les provinces, surtout à Racht et à Tabriz. Sour Ésrâfil, Nasimé Chomâl, Mosâvât, Rouh ol-Qodos, Habl ol-Matïn de Téhéran,‛Édâlat, Âzarbâyjân, Anjoman, etc. sont les journaux les plus importants de cette époque.

Le début du règne de Mohammad Ali Chah est également marqué par lřaugmentation du nombre des journaux et la liberté de presse. Mais après deux ans de répit et dřespoir, le Parlement fut bombardé et les journaux subirent à nouveau une censure sévère et un grand nombre dřentre eux furent saisis. La destitution de Mohammad Ali Chah en 1327 hl./1909 créa un nouvel espoir et le journalisme prit un nouvel essor. Mais après la dissolution du deuxième Parlement, puis lřavènement dřAhmad Chah (1327-1343 hl./1909-1925), âgé de 13 ans, alors que le Régent Naser ol-Molk imposa un pouvoir arbitraire, les journaux subirent à nouveau la censure 288.

Durant la première guerre mondiale, la Perse qui nřinfluençait nullement le cours des hostilités en Europe, déclara sa neutralité qui fut violée par les alliés (russes et anglais). Cette violence provoqua un sentiment de germanophilie chez les libéraux et les intellectuels, qui « sřest concrétisé dans la poésie contemporaine sous forme de représentation dřévénements relatifs à la

287

Ibid., p. 436.

288

MOHSENIAN RAD, Mahdi, Énqélâb, matbou’ât va arzéchhâ, Téhéran, Sazémâné madâréké farhangi-yé énqélâbé éslâmi, 1375 hs., p. 67.

guerre. » 289 Les Allemands à leur tour, profitant du courant de pensée anti-britanique et anti-russe, utilisèrent tous les moyens à leur portée et ils exploitèrent « le fanatisme religieux, le patriotisme, la fierté nationale et même lřopportunisme des individus » 290

au profit de lřAllemagne. Diffusant le sentiment anticolonialiste, les journaux écrivirent des articles virulents contre les Russes et les Anglais. Dès le moment où le Parlement 291, qui protégeait efficacement les journaux, fut fermé, et les journaux furent saisis.

Les journaux publiés à lřétranger, mais aussi en Perse après la Révolution constitutionnelle, sřefforcèrent de :

1- Revendiquer les droits socio-politiques ainsi que les droits des femmes. 2 - Critiquer lřautocratie Qâjâr, les superstitions, l'ignorance du peuple et le rôle que jouaient les chefs religieux dans cette ignorance 292.

3 - Exciter les sentiments de nationalisme et d'anticolonialisme. La patrie fut le thème principal des journaux publiés à lřintérieur comme à lřextérieur du pays, à lřépoque de la Constitution.

Ils porsuivaient également quelques buts en général: 1 Ŕ Établir une constitution.

289

MIR ANSARI, Ali, La Grande Guerre dans la poésie épique persane, in La Perse

et la Grande Guerre, Études réunies et présentés par Olivier BAST, Téhéran,

Institut français de recherche en Iran, p. 237.

290

Ibid., p. 238.

291

Réouvert en 1915, sous lřordre dřAhmad Chah.

292

La publication de articles anticléricaux et aussi des articles proposant lřeuropéanisation du pays avait suscité la réaction de certains clercs qui condamnaient les journaux, les nouvelles écoles et le Parlement comme étant à lřorgine de la propagation de blasphèmes dans le pays. Pourtant, les journalistes réussirent à rallier les intellectuels et certains clercs au cours de la Révolution constitutionnelle. Cf. MOHSENIAN RAD, Énqélâb, matbou’ât..., op. cit., pp. 64, 71-72.

2 Ŕ Fonder le Parlement national.

3 Ŕ Contraindre l'État Qâjâr à reconnaître les droits individuels.

Influencés par le système gouvernemental de lřEurope, surtout celui de la France, de lřAngleterre, de la Belgique et de la Suisse, les rédacteurs des journaux publiés à lřétranger proposaient un système gouvernemental semblable pour lřIran.

En sus des thèmes socio-politiques, la presse consacrait également quelques pages à la présentation des pièces, des romans, des poèmes et de la peinture persans et européens, de même quřà la critique littéraire 293

. Certains entre eux, comme le journal Estéqlâl, publia en feuilleton L’histoire de la Révolution française, traduit par Mirza Taqi Khan Binech, et le journal Irâné now, publia aussi en persan, Louis XIV et son siècle d'Alexandre Dumas 294.

Pour aborder les nouveaux thèmes socio-politiques, les poètes et les prosateurs constitutionnalistes recoururent à nouveau la satire (tanz), utilisée déjà par Obeyd Zakani (700-771 hl./1300/1369) 295, genre que les prosateurs combinèrent cette fois avec le style européen en simplifiant la prose. Ils créèrent donc un nouveau style, connu sous le nom de « la prose et de la poésie journalistiques ». La prose ampoulée et incompréhensible, destinée à une couche sociale spécifique, se simplifia et devint compréhensible pour la masse. La

293

FARKHOJASTEH, L'influence de la presse..., op. cit., p. 104.

294

MOHSENIAN RAD, Énqélâ, matbou’ât b..., op. cit., p. 89.

295

Suscité par lřinvasion et la domination des Mongols sur la Perse et par lřincapacité de cet État à diriger le pays, des hommes des lettres persans écrivirent des

hajviyâts (le poème et la prose satirique) contre les envahisseurs nomades. La

prose et surtout la poésie critique, apparues au sixième siècle après lřIslam, prirent donc de lřextension aux septième et huitième siècles. Sadi (597-691 hl./1200-1291), surtout dans ses deux chefs-dřœuvre Goléstân et Boustân, Hafez (720-792 hl./1320-1389) et Khajavi Kermani (689-750 hl./1290-1349) firent les premiers pas et Obeyd Zakani, lřécrivain et le poète, les porta à leur apogée.

poésie révolutionnaire et populaire, renonçant aux thèmes classiques, se mit ainsi au service du peuple ; elle devint comme un ensemble de chants nationaux et joua un rôle très important dans l'information et la sensibilation de la masse. Le style simple et compréhensible entraîna un changement radical dans la littérature contemporaine persane. Le réalisme apparut et les écrivains et les poètes assumèrent le rôle de lutter contre le despotisme et le colonialisme.

Le genre de la Tanz, basé sur les contes humoristiques, sřaccompagnait de reproches et de sous-entendus ; il luttait à la fois contre la tyrannie, les superstitions religieuses et les vices de la société, en utilisant le langage courant, des proverbes et des expressions populaires. Nasimé Chomâl, Sour Ésrâfil et Molla Nasraddin sont les journaux les plus connus de ce courant, et nous évoquerons les deux premiers dans ce chapitre (la troisième a été poublié en turquie).