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CHAPITRE V : LA LITTÉRATURE DE LA RÉVOLUTION

F) L’intervention des pays colonisateurs

Lřarticle numéro 29 de Čarand-o parand est un récit basé à la fois sur un double plan, réel et fictif, que lřauteur le gère habilement pour déceler les buts coloniaux des Russes et des Anglais. Il est composé dřune introduction et deux séquences : la décision de Sani od-Dowleh dřinstaller une voie ferrée en Iran et lřopposition de la Russie et de lřAngleterre, qui occupe la moitié du texte.

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DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚ 16, pp 86-88. Traduit par Christophe BALAY, Cf. BALAY et CUYPERS, Aux sources…, op. cit., pp. 86-87. Avec quelques intervention de notre part. Nous avons ajouté également des notes pour les mots persans.

Mortaza Qoli Khan Hedayat, surnomé Sani od-Dowleh, le fils de Mokhber od-Dowleh, le gouverneur de Téhéran, après avoir fait ses études à Dâr ol-Fonoun, partit pour lřAllemagne où il étudia lřingénierie et la minéralogie. Après son retour en Iran, il construisit la première filature à Téhéran, mais, paralysée par la concurrence des Russes et des Anglais qui avaient le monopole de lřexportation du textile en Iran, elle fut bientôt fermée. En 1903, Sani od-Dowleh fut nommé Ministre de la Poste et des Douanes. Puis, après la Révolution constitutionnelle et lřouverture du premier Parlement, il fut choisi comme Président. Étant progressiste, il souhaitait comme dřautres révolutionnaires modérés et aussi Amin os-Soltan, une réconciliation entre le Chah et le Parlement, considérée comme la seule stratégie pour sauver la Constitution. Cette idée coûta la vie à Amin os-Soltan, assassiné par les extrémistes, et Sani od-Dowleh fut également menacé de mort par ces derniers, ce qui fait quřil démissionna de la présidence du Parlement. En 1907, il écrivit un livre intitulé Râhé néjât (la voie de délivrance) et proposa de créer des chemins de fer, en présentant tous les plans nécessaires.

Après la prise de Téhéran, Sani od-Dowleh fut nommé Ministre de lřInstruction, puis Ministre des Finances. Finalement, après la dissolution du Parlement et lřoccupation des villes frontalières, les Russes, gardant toujours du ressentiments contre dirigeants iraniens compétants, assassinèrent Sani od-Dowleh, un grand réformateur de lřépoque, ainsi que dřautres révolutionnaires.

Dehkhoda, recourant à ces événements historiques, dévoile les obstacles que lřIran en particulier, et lřAsie en général, rencontraient sur la voie du développement.

Pendant sa jeunesse à Berlin, Sani od-Dowleh était sorti de lřécole un jour de congé, et se promenait dans la banlieue de la ville. Il faisait très froid et la neige recouvrait le sol dřun empan. Sani od-Dowleh, avait beau porter ce quřil fallait, il nřen ressentait pas moins vivement le froid.

Tout dřun coup, il entendit le sifflement dřune machine et derrière lui apparut la gueule de la locomotive suivie de ses deux cent cinquante-cinq wagons et sept mille cinq cent quatre-vingt-onze voyageurs. Sani od-Dowleh, en dehors du grand plaisir quřil avait de contempler cet étrange spectacle, fut plongé dans un abîme de réflexion. Dans son monde enfantin, il se disait : « Voyons dřoù peuvent venir ces voyageurs ? De lřIndochine ? De Chine ? De Jabolqâ ? De Jâbolsâ ? Du Caucase ? Dieu seul le sait ; mais voyez, par ce froid, comme ils ont chaud dans leurs wagons ! Leur déjeuner et leur dîner tout prêts, leurs affaires de toilettes bien rangées et leurs livres et leurs journaux à portée de la main ! Cřest exactement comme sřils étaient dans leurs propres maisons ».

Interrompant sa réflexion, « Mon Dieu ! fit-il, je fais le vœu que si cette semaine une bonne lettre mřannonce de Téhéran que, selon mes vœux, on mřa accordé deux marks supplémentaires par semaine dřargent de poche, quand je serai grand, de retour à Téhéran, je construirai en Iran un de ces chemins de fer ».

Il laissa galoper ces idées dans son esprit et sřéloigner le train peu à peu, jusquřà ce quřil eût complètement disparu de sa vue puis rentra à lřécole pour mûrir cette pensée nouvelle qui lui était venue.

Ces lubies de lřenfance ne durent dřordinaire que quelques minutes, quelques heures, tout au plus deux ou trois jours puis sřoublient. Tout au contraire, au fur et à mesure que grandissait Sani od-Dowleh, son projet mûrit aussi en lui. Peu à peu, il nřen dormit plus ; pendant la journée il ne trouvait pas de repos : il était sans cesse occupé à écrire, à compter, à tirer des plans, jusquřau jour où, trente ou quarante ans plus tard, il devint Ministre des Finances.

Le moment était enfin venu de réaliser un rêve vieux de quarante ans. Le temps était venu de relier toutes les villes dřIran par le chemin de fer. Mais cette œuvre nécessitait de lřargent. Sani od-Dowleh regarda dans les caisses de lřÉtat et vit quřelles étaient vides comme la cervelle de celui qui refuse dřemprunter. Il observa lřouverture de la bourse des commerçants et des princes, mais il vit quřils lřavaient suturée dřune corde de poil de chèvre 393

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DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚ 29, p. 150. Traduit par Christophe BALAY, Cf. BALAY et CUYPERS, Aux sources…, op. cit., p. 98. Avec quelques intervention de notre part.

Pour réaliser son projet, Sani od-Dowleh rencontra deux obstacles : un trésor vide, ce quřil lřarrangea en décrétant un impôt sur le thé, le sucre en morceaux et le sucre en poudre ; et lřopposition de lřAngleterre et de la Russie, la première ayant le monopole de lřimportation du thé en Iran et la deuxième, ceux du sucre en morceaux et du sucre en poudre.

Décréter un impôt sur les importations des Russes et des Anglais mettait sûrement en péril leurs intérêts économiques, ce qui explique la suspension du projet de Sani od-Dowleh. Leur concurrence acharnée entravait le développement du pays et toutes les réformes, affrontant perpétuellement lřopposition des deux pays, étaient vouées à lřéchec. À titre dřexemple, le monopole des chemins de fer du Sud fut concédé en 1872 au Baron Julius Reuter par Nasereddin Chah, concession qui fut abrogée à la suite de lřopposition des Russes. Les Anglais à leur tour bloquèrent le monopole des cheminsde fer du Nord, accordé aux Russes, dont la construction fut ajournée jusquřà la Révolution constitutionnelle. Alors, la seule voie ferrée jusquřau 1914, construite par un belge, le Baron de Norman, fut le court chemin de fer utilisable par le tramway chevalin qui reliait Téhéran au sanctuaire de Chah ŘAbdol ŘAzim à Ray.

Dans ce récit, lřauteur, recourant aux événments historiques, tourne en ridicule les pays européens qui proclament des devises démagogiques, comme celle de « société protéctor danimo » (sic) 394, mais suivaient en réalité des buts coloniaux.

Pour finir, il en conclut quřil fallait décréter un impôt indirect sur quelque-unes des importations et asseoir par ce moyen le projet dřune vie entière.

Il était sur le point dřaboutir quand, tout dřun coup, ô frères qui nřavez pas connu ces mauvais jours, vous ne pouvez pas savoir quel vacarme, quel soulèvement, quel tumulte se produisirent dans lřAngleterre et la Russie entières: des cris, des hurlements, des disputes, un brouhaha, le monde entier fut

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bouleversé. Dřoù venait tout ce remue-ménage ? Des associations pour la défense des animaux, la « société protéctor danimo ».

Certains de nos compatriotes nřont peut-être jamais entendu prononcer le nom de cette association et nřen connaissent pas les buts; eh bien ! quřils sachent que les Européens, de façon générale, et nos voisins, en particulier, comme lřavaient annoncé les prophètes et prédit les savants, ont poussé le soin de la justice, de lřéquité et de lřhumanité à un tel degré que non seulement ils sont le soutien de toutes les nations orientales, non seulement ils ont conclu des traités pour préserver lřindépendance et la continuité des gouvernements faibles de lřAsie 395

, non seulement ils ont dépensé des miliards pour la libération des noirs 396, mais maintenant « ils ne permettront plus désormais, disent-ils, quřon nuise aux animaux ; ils feront obstacle à ce quřon maltraite même les insectes et les fauves ». Cřest dans ce but quřils ont créé des instituts, des sociétés, des associations et des conseils supérieurs.

Vous allez, bien entendu, me demander maintenant quel rapport avaient ces instituts avec les chemins de fer ? Nřest-ce pas ? Eh bien ! Cřest lřendroit même où je puis vous dire que vous avez perdu le fil ! Écoutez bien et voyez si ces deux sujets nřavaient aucun rapport entre eux ; dans ce cas je change mon nom et au lieu de Dekho je me ferai appeler vakil dorénavant.

Bien, nous avons dit que de nombreuses associations avaient été fondées en Europe pour la protection des animaux ? Bon ! Que dřautre part son excellence Sani od-Dowleh voulait créer en Iran un chemin de fer, nřest-ce pas ? Très bien ! Quřen résultera-t-il ? Nřen résultera-t-il pas que quarante milliard dřânes, de chevaux de bât et de chameaux resteront désœuvrés et, comme lřanjoman des

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Pour éviter de froisser leurs intérêts respectifs, la Russie et lřAngleterre préféraient protéger lřÉtat impuissant Qâjâr et garantir lřintégrité du territoire persan dont lřaccord de 1907 suivait cette stratégie. Ils imposèrent à lřIran comme à la Turquie une situation demi-colonisation qui dura même après la Révolution constitutionnelle.

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Soixante 397 après lřarrivée dřEhtecham os-Saltaneh 398 et de Mirza Aqa Esfahani, se regarderont comme des chiens de faïence ?

Sans doute nřont-ils pas de langue comme Sařd od-Dowleh 399

pour se mettre à imprimer un journal et déclarer : « Hommes injustes ! Pourquoi nous prenez-vous notre travail ? Les Européens ont-ils perdu leur équité et leur humanité ? La pureté de ces chercheurs de bien-être nřa pas changé !»

Voilà pourquoi les Européens se sont mis à télégraphier à leurs ambassades de dire à ces sauvages dřIraniens ! que sřils construisaient ce chemin de fer et causaient lřosiveté et lřabandon des animaux de bât, ils viendraient en toute légalité, selon les lois du droit international, les avaler un à un comme des « capsuls » (pilules) de « santal » et de « cupahu » 400.

Puis, il donne ironiquement lřespoir dřun retour de lřâge dřor grâce aux Européens en leur donnant un aspect philanthrope, mais il dénonce intelligemment leurs buts coloniaux. Quelques mots-clés comme « noir » et « traité » donnent lřoccasion aux lecteurs de se rappeler la colonisation des pays africains par la France et aussi les traités scandaleux conclus par lřIran avec la Russie et lřAngleterre. Les critiques de Dehkhoda visent finalement lřÉtat de lřIran et elles lřaccusent dřacheminer le pays vers la décadence.

En fait, ils ne seraient pas venus, bien sûr, nous avaler. Ils firent comprendre, cependant, à tous les Iraniens et même à toutes les nations de lřOrient que lřâge dřor était de retour; que sřapprochait le temps où se dévoilerait le message des

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Les sources ne confirment pas lřexistence dřun tel anjoman. Peut-être fait il allusion aux soixante députés de Téhéran au début du premier Parlement, un nombre discriminatoire qui réduisait les droits des provinces.

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Président réformiste et compétent du premier Parlement, qui remplaça Sani od-Dowleh.

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Progressiste au début, mais étant ambitieux, il abandonna bientôt son rôle révolutionnaire afin de reprendre sa place parmi les réactionnaires de la Cour.

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DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚ 29, pp. 150-152. Traduit par Christophe BALAY, Cf. BALAY et CUYPERS, Aux sources…, op.

prophètes et des sages et quřun bonheur éternel venait envahir le monde, des poissons de la mer jusquřaux oiseaux du ciel. Nos voisins philanthropes 401, toutefois, nous avaient précédés dans cette voie.

Bref, jřavais beaucoup à dire et voulais vous importuner davantage, mais, je ne sais comment, mon attention sřest portée sur les traités entre le gouvernement impérial de lřIran et les nations amies et il mřest venu ensuite à lřesprit ce vers dřEmra ol-Qeys :

«Demande à tes yeux qui nous tue

Ô mon âme, ce nřest pas la faute du destin et le tort de lřétoile.» 402

II. Seyyed Achraf ed-Din Qazvini (Guilani)

Seyyed Achraf ed-Din, quřon surnommait, sur la base du titre de son journal, Nasimé Chomâl 403, est né à Qazvin en 1287 hl./1870. Il avait à peine six mois quand il devint orphelin. On sřappropria illégitimement les biens de sa famille et il tomba dans la misère. Dans sa jeunesse, il partit pour lřIrak et il vécut pendant cinq ans à Karbalâ et Najaf. Puis, il rentra en Iran et à lřâge de vingt-deux ans, il alla à Tabriz pour continuer ses études. Plus tard, il alla à Guilân où il publia, neuf mois avant le bombardement du Parlement (juin 1908), son petit journal littéraire, critique et humoristique, intitulé Nasimé Chomâl. Le premier numéro de cet hebdomadaire publié à Racht sortit en 1907.

Finalement, à la suite dřun complot organisé par lřÉtat de Reza Chah, Nasim Chomal fut amené en 1305 hs./1926 dans un asile dřaliénés où il décéda, selon le rapport de lřÉtat, en 1312 hs./1926, date dont les historiens mettent en

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Les Russes et les Anglais.

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DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚ 29, p. 152. Traduit par Christophe BALAY. Cf. BALAY et CUYPERS, Aux sources…, op. cit., p. 99. Nous avons ajouté des notes pour les mots persans.

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doute lřauthenticité, puisquřon ne remit jamais son corps à sa famille et que personne ne sait le lieu où il enterré.

Seyyed Achraf ed-Din est le plus célèbre et le plus populaire poète national de lřépoque constitutionnelle et son journal, bien accueilli par le peuple, fut plus efficace quřune armée contre les États Qâjâr et Pahlavi. La défense de lřindépendance de lřIran, lřhostilité à lřégard des pays colonisateurs, le patriotisme, la liberté, la dénonciation du despotisme de lřÉtat et de la pauvreté des couches inférieures de la société, les débats scientifiques figurent parmi des sujets les plus fréquents de ses poèmes ironiques qui critiquaient tout dřabord lřÉtat despotique de Qâjâr et, plus tard, celui de Pahlavi, à lřépoque où Rézâ Chah était le roi. Pendant les vingt ans de sa publication, ce journal qui était en vers, poursuivit dans un langage satirique et populaire, les mêmes buts que celui du journal Sour Ésrâfil.

Une partie des poèmes de Nasime Chomal, considéré comme un vrai défenseur des couches laborieuses et opprimées, évoque la lutte de la classe laborieuse contre la classe dominante. Ce journal est également lřhistoire versifiée de la Révolution constitutionnelle et il est aussi précieux au niveau littéraire que historique.