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CHAPITRE V : LA LITTÉRATURE DE LA RÉVOLUTION

C) L’incapacité des rois Qâjârs

La grandeur de la Perse, perdue surtout à lřépoque des Qâjârs, en concluant des traités scandaleux qui cédèrent des villes frontalières aux Russes, cřest ce que regrette souvant notre auteur patriote. Lřincapacité des rois Qâjârs à maintenir les fontières de la Perse est toujours lřobjet des critiques de Čarand-o parand et Dehkhoda fait allusion à plusieurs reprises, dans quelques numéros.

La parole du roi est le roi des paroles. Je me disais toujours que nous avons besoin du roi. Parce que si nous faisons la guerre avec la Russie il sauvegardera les dix-huit villes du Caucase 319, afin que les Russes ne les occupent pas 320.

Par ailleurs, lřauteur évoque la négligence des rois Qâjârs dans le domaine de lřenseignement public, bien que certains dřentre eux, surtout Nasereddin Chah, soient montrés favorables à la modernisation du pays et à la création des écoles modernes, en autorisant les étrangers à en créer dans de nombreuses villes et villages de la Perse, mais leurs tentatives restèrent souvent inachevées. En réalité, lřautocratie et la modernisation étaient incompatibles, ce qui ne permettait à aucun projet de réforme dřaboutir. En plus, les écoles modernes, surtout celles qui étaient liées à la France et qui étaient dès lors considérées 318

Une rivière à Téhéran. Cf. DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚ 7 et 8, p. 61. Cřest nous qui traduisons.

319

Caucase était amputé de la perse conformément au traité de Golestân, conclu en 1813 avec la Russie.

320

DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., deuxième année, n˚1. pp. 163-164. Cřest nous qui traduisons.

comme les messagères de la Révolution française, effrayaient les rois Qâjâr ainsi que le clergé ; cřest pourquoi ils donnèrent lřordre, à plusieurs reprises, de les fermer 321. Il continue sur le mode ironique :

[Parce que] si nous avions des enfants, [le Roi] fonderait des écoles, afin que les enfants ne soient pas illetrés 322.

Dans un autre domaine encore, Dehkhoda, furieux de lřexécution Mirza Jahangir Khan, tourne en dérision Mohammad Ali Chah qui fait serment, à plusieurs reprises, de protéger le Parlement, mais qui organise plus tard les deux coup dřÉtats de décembre 1907 et de juin 1908, et finalement il bombarde le Parlement et fait emprisonner, exiler et exécuter les députés et les journalists. Il écrit toujours sur le mode de lřantiphrase :

Si nous avions le Parlement, [le Roi] jurerait sur le Coran, et pour garantir ce serment, il jurerait même sur la chasteté de sa mère quřil le protégerait. Oui, nous avons besoin de roi pour ces affaires 323.

LřIran assiégé par les Russes au nord, les Anglais au sud et les Ottomans à lřouest, était menacé dans son intégrité territoriale. Dans une lettre fictive adressée par les citoyens de la région frontalière de lřOroumiyéh à Dehkhoda, lřauteur retrace lřimage dřun peuple abandonné sous les pieds de lřarmée ottoman, et dénonce lřimmobilité de lřÉtat Qâjâr qui ne pouvait garantir ni la sécurité des frontières et ni celle des frontaliers. Les sévices organisés par les Ottomans, dřune part, et lřincapacité de lřÉtat Qâjâr, prisonnier de la corruption, de lřautre, poussaient les frontaliers de lřOroumiyéh à se convertir éventuellement au christanisme, et même à accepter la nationalité russe.

Oh ! Kablâï 324, Vallâh (Par Dieu) ! tout a dissparu. Notre maison a été démolie. La femme, lřenfant, le frère et tous ce que nous avions, ils furent

321

Cf. Chapitre II : Les écoles.

322

DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., deuxième année, n˚1. p. 164. Cřest nous qui traduisons.

323

assassinés ou ils sont morts de peur. Tu ne sais pas quel tumulte il y a ici. On a perdu notre bien et la famille ! Vallâh, on est devenu impie. Il y a un risque quřon accepte la nationalité russe. La moitié des nôtres lřont déjà adoptée. Le reste,

Vallâh ! notre zèle ne le nous permet pas. Békhodâ (Par Dieu) ! si on devient russe

et quřon perd notre religion, on aura au moins ce monde (la vie). Mais maintenant, nous avons perdu lřautre monde et ce monde. Oh ! Kablâï, pour lřamour de Dieu, dis à notre Ministre de la Guerre que les Ottomans sont armés de canons et de fusils et si vous voulez des sujets, il faut que vous remédiez à cette situation afin quřon ne meure plus; et si demain on devient russe, vous ne direz pas que les Oroumiyens nřavaient pas de zèle et quřils nřétaient pas de vrais musulmans.

Signature: Tous les Oroumiyens 325.

Cette lettre fictive donne, bien évidemment, à lřauteur un droit de réponse aux Oroumiyens ; utilisant la louange semblable au blâme qui était très courante dans la poésie persane, il disculpe ironiquement lřÉtat Qâjar et il rend le destin et la providence divine seuls responsables de leur situation déplorable. La réponse fictive de Dehkhoda présente au lecteur un aspect de la situation troublée et abandonnée du pays à lřépoque.

On sřétonne de ce peuple. On ne sait pas quřils sont fous, ils sont sages, ils sont quoi ? Ils sont stupides ! Ils ont perdu la tête ! Bon, Messieurs « Tous les Oroumiyens », quřest-ce que je dois faire ? Le Ministre de la Guerre, quřest ce quřil doit faire ? Ceci est un malheur qui est descendu du ciel. Cřest notre destin. Ce sont les destins que vous avez acceptés à lřépoque où Dieu créait le monde. Cřest bien fait pour vous. Vous devrez être sages et vous nřauriez pas dû les accepter. On ne peut pas changer le destin. Je vous fais prêter serment à Dieu, jugez vous-mêmes ; vous avez écrit: « dis au Ministre de la Guerre » ; mettons que, renonçant à mes expériences, après soixante-dix ans, je le lui aie dit ; quřest-ce quřil me dira ? Il ne me dira pas : « Oh sot ! oh fou ! un faible comme moi, quřest-ce quřil peut faire ? Qřest-ce que je dois faire avec la providence divine ? »

324

Kablâï ou Karblâï est le titre donné à celui qui est allé en pélerinage aux lieux

saints de Karbalâ en Irak.

325

DEHKHODA, Čarand-o parand, op. cit., première année, n˚13. pp. 74-75. Cřest nous qui traduisons.

Il ne me dira pas que « cřest le destin des Oroumiens que leurs femmes soient assassinées, leurs enfants soient coupés en morceaux devant les yeux de leurs parents et que les Ottomans mettent à feu leurs villages et utilisent leurs mosquées comme écurie pour les chevaux de leurs armée ? » 326

Autre aspect encore : Dehkhoda veut lutter contre les superstitions courantes dans la société. La solution quřil préconise nřest pas fictive, elle est basée sur les croyances de lřépoque :

[...]

Il [Ministre de la Guerre] vous dira aussi quřun mort croque peut-être son suaire… Alors, vous appellerez les hommes et vous prendrez chacun une pelle pointue et vous irez au cimetière ; vous creuserez les tombes une par une pour arriver au mort qui a son suaire à la bouche et le croque. À ce moment, vous lui couperez la tête dřun seul coup de pelle. Mais faites bien attention ! Il faut que sa tête se détache dřun seul coup. Sinon, le mort sřobstine contre vous. À Dieu ne plaise, il vous arrivera un grand malheur. 327

Dans un autre article, Dehkhoda accuse lřÉtat Qâjâr de maintenir volontairement son peuple dans le besoin. La misère et la famine imposées par lřÉtat sont la solution quřil a choisie pour se débrasser des revendications socio-politiques de son peuple.

Les marchands des bestiaux amenaient de nombreux moutons à la ville [Téhéran], le gouverneur de Savéh leur ordonna de retourner, de peur que le peuple débarassé de la famine ne pense à la loi fondamentale 328.