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LITTÉRATURE SOCIO-POLITIQUE DE L’IRAN CONTEMPORAIN

7. L’engagement de Shuster et l’imposition de deux ultimatums

La question financière, considérée comme lřorigine des ingérences des deux pays, força le cabinet de Mostowfi à engager des conseillers financiers ; il préféra ceux des États-Unis, qui nřavaient pas, à lřépoque, des ambitions coloniales. Le 11 mai 1911, une mission financière américaine de 16 experts, dirigée par Morgan Shuster, entra donc en Perse. Le cabinet évitait dřengager des experts français ou belges, imposés parfois par les Russes et les Anglais. Pourtant, il recruta deux conseillers français, Demorgny et Perny, pour le

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KASRAVI, Ahmad, Târikhé Hijdah Sâléhyé Âzarbâijân, Téhéran, Amir Kabir, 1384 hs., pp. 138-140.

Ministère de lřIntérieur et celui de la Justice. Il engagea également un colonel suédois, Hjalmarson, pour organiser la gendarmerie 253.

Shuster, impliqué dans les querrelles politiques des Partis dès son arrivée, ne put conserver son impartialié et se rangea du côté des démocrates. Il commença ses réformes par la destitution des fonctionnaires belges, soumis à la politique russe, et nomma des démocrates comme responsables des hautes fonctions financières. Cette nomination des démocrates suscita le mécontentement des modérés, avec les effets qui se révélèrent bientôt. Les réformes de Shuster, qui limitaient surtout lřingérence politique des Russes, auraient pu donner de bons résultats pour le pays ; mais sa partialité en faveur des démocrates aggrava le clivage politique existant entre ces derniers et les modérés, et affaiblit de plus en plus le pays qui était perpétuellement exposé à un risque dřinvasion de la part de lřAngleterre et surtout de sa voisine du Nord, la Russie.

Inquiets des entreprises de Shuster, les Russes organisèrent alors, à lřaide des absolutistes, des révoltes dans les provinces, afin de paralyser la mission américaine et le régime constitutionnel, puis de faire revenir lřex-roi. Ce dernier débarqua finalement le 18 juillet 1911 à Gaméch Tappéh au Nord du pays, où il était déguisé et dissimulé avec quelques partisans, et muni dřarmes et de munitions dans des caisses étiquetées «eau minérale». Lřex-roi et ses deux frères, Salar od-Dowleh et Choa os-Saltaneh, partirent en même temps, du Nord et de lřOuest du pays, vers la capitale. Ils se heurtèrent à la résistance de lřarmée nationaliste, composé des Bakhtiyaris, des troupes gouvernementales et des mojâhédins de Yeprem Khan dont ils subirent une grande défaite. Lřex-roi se retira en Russie et les commandants de son armée furent tués ou fusillés sur le champ 254.

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SOLTANIAN, Les causes..., op. cit., pp. 259-260.

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Les Russes, furieux de la défaite de lřex-roi, et aussi des projets de réforme de Shuster qui, ayant les pleins pouvoirs, mettait en péril leurs intérêts, surtout dans les zones nordiques, menacèrent lřÉtat persan dřune occupation militaire. Aux yeux des Russes, Shuster était davantage quřun simple conseiller. Ayant des tendances révolutionnaires, il jouait à la fois deux rôles : Trésorier Général et défenseur des intérêts de la Perse. La publication dřun rapport de Shuster dans le journal Times, dévoilant la politique coloniale des Russes et des Anglais en Perse, qui eut un grand retentissement dans les cercles libéraux dřAngleterre, suscita de plus en plus lřindignation des Russes. Finalement, la confiscation dřun jardin de Choa os-Saltaneh, dont les Russes prétendaient quřil était hypothéqué au profit dřune Banque russe, leur fournit un prétexte pour imposer deux ultimatums à lřÉtat persan. Dans le deuxième ultimatum, les Russes demandèrent la destitution de Shuster, «lřinterdiction de recrutement des experts étrangers sans autorisation des deux gouvernements et, même, le paiement de dépenses de la campagne russe en Perse.» 255

Lřultimatume fut rejeté par le Parlement et les Russes occupèrent les villes Racht, Anzali, Zanjan et Tabriz. Animé par deux forts sentiments, le nationalisme et lřislamisme, les Persans formèrent immédiatement des foyers de résistance. Certains ulémas déclarèrent le Jéhâd, et par une fatvâ, ils interdirent les marchandises russes. Les mojâhédins établirent une barrière sur la route de Racht-Qazvin afin dřempêcher lřavancement de lřarmée russe vers la capitale. Dans les villes occupées, le peuple luttait héroïquement contre les occupants. À Tabriz, la ville des héros, les révolutionnaires ainsi que la masse sřengagèrent dans une résistance épique pendant quatre jours et ils remportèrent finalement la victoire. Les Russes recoururent trompeusement à la paix qui lřont violée bientôt.

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Malgré toutes les résistances nationales, lřÉtat persan était faible et ne put les organiser ; il se plia à lřultimatum. Il décréta la dissolution du Parlement (le 24 décembre 1911) et renvoya Shuster le 8 janvier 1912. Après le départ de Shuster, les Russes firent «accepter le belge Mornard aux Anglais comme Trésorier Général, avec le même plein pouvoir attribué déjà à Shuster » 256. Le renvoi de Shuster eut un grand retentissment dans les journaux ainsi que dans la littérature persane de lřépoque. Dès la dissolution du Parlement, les Russes occupèrent les centres gouvernementaux de Racht et Anzali, et désarmèrent la police et la gendarmerie 257. Dans les villes occupées, ils assassinèrent ceux qui avaient lutté contre leur armée. Le 2 janvier 1912 258, ils pendirent en public à Tabriz Seqat ol-Eslam et 7 révolutionnaires qui avaient héroïquement défendu la patrie. Les Russes bombardèrent également le mausolée de lřImâm Reza 259

à Machhad. Une anarchie généralisée régna dans le pays. Ce fut la fin dřune révolution après quelques années de combats sanglants.

Conclusion

Lřhistoire de lřIran contemporain est jalonnée par des mouvements successifs qui émanaient surtout du mécontentement généralisé provenant de la corruption, de lřoppression et de lřincapacité de lřÉtat Qâjâr à diriger le pays, ainsi que lřingérence constante des Russes et des Anglais. Parmi ces

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Ibid., p. 299.

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FAKHRAI, Guilân..., op. cit., pp. 236-238.

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Cřétait le jour Âchourâ. Cřest un jour saint pour les musulmans où lřassassinat, et même tout acte susceptible de faire couler le sang, sont interdits.

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Imâm Reza est le huitième Imâm des chiřites. La pendaison des révolutionnaires le jour dřAchourâ et le bombardement du mausolée de lřImâm Rezâ montrent le crime sacrilège des Russes.

mouvements, la Révolution constitutionnelle, qui remporta la victoire en 1906, est considérée comme le plus marquant

Cette Révolution, marquée par une conduite cléricale, demanda au début la justice, lřindépendance du pays et les réformes ; elle prit une nouvelle dimension après lřouverture du premier Parlement en octobre 1906, en codifiant la loi fondamentale sur la base de celle de la France et de la Belgique. Lřémergence dřune telle révolution dans une société fortement traditionnelle, qui ne possédait encore les infrastructures nécessaires pour sřadapter à un système parlementaire européen, ainsi que le contraste entre la Constitution et la religion de lřIslam, préparèrent le terrain pour les querelles politiques dès le début du mouvement. En plus, la loi constitutionnelle, basée sur lřidée de « liberté, égalité et fraternité » mettait sûrement en péril les intérêts personnels dřinnombrables personnages influents, comme les courtisans, les féodaux et les gouverneurs, qui se rallièrent dès le début au camp des opposants.

La Révolution se heurta donc bientôt à lřopposition de deux adversaires puissants, soutenus tous les deux par les Russes : Mohammad Ali Chah et les réactionnaires, et les machrou’éh khâhâns avec, à leur tête, Nouri. Elle fut affaiblie de jour en jour par les complots fomentés par les anticonstitutionnalistes et les Russes. En plus, la politique brutale des extrémistes, créant une situation de terreur et de chaos et attisant lřhostilité du Chah et les Russes contre le Parlement et la Constitution, fragilisa de plus en plus le régime constitutionnel.

Outre les facteurs intérieurs, les Russes, considérés commes les complices de Mohammd Ali Chah pour organiser deux coups dřÉtat contre le Parlement et le régime constitutionnel, jouèrent un rôle de premier plan dans lřéchec de la première Constitution et, plus tard, de la deuxième Constitution. Cette dernière, qui commença après la prise de Téhéran en juillet 1909, fut le résultat dřune alliance hétérogène entre les constitutionnalistes et les féodaux ; ce qui veut dire quřelle nřavait pour intégré la base même dřune constitution démocratique sur le

modèle européen. Marquée par la domination des notables, la deuxième Constitution sřéloigna de ses idéaux premiers, mit les vrais révolutionnaires, comme Sattar Khan et Baqer Khan, en marge de la scène politique et organisa une lutte sanglante contre le Parti modéré (ou bien les mojâhédins de la Première Constitution, dirigés par Sattar Khan et Baqer Khan) au parc dřAtabak, conflit qui entraîna la dispersion des révolutionnaires, une anarchie généralisée et la détresse populaire.

Profitant du chaos généralisé dans le pays et furieux des réformes de Shuster qui limitaient les prérogatives politiques des Russes, ces derniers imposèrent deux humiliants ultimatums au régime constitutionnel que lřIran a sûrement honte dřavoir acceptés. La dissolution du Parlement alors que le pays ne possédait ni roi et ni Constitution permit aux Russes dřoccuper les villes frontalières et dřy commettre les crimes les plus honteux. Dès lors, le pays fut dominé par ces derniers ainsi que par les Anglais. Les constitutionnalistes furent assassinés ou pendus par les Russes et ce fut la fin dřune Révolution pour laquelle on avait versé tant de sang et sacrifié tant de vies.