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CHAPITRE V : LA LITTÉRATURE DE LA RÉVOLUTION

G) L’image de la France

I) L’ingérence des Russes et des Anglais

La décadence de la civilisation persane, commencée vers la fin de la royauté des Safavides, se poursuivit, plus ou moins, même à lřépoque des Afchâriyé et des Zandiyéh. Ces deux dynasties, sřefforçant dřétendre les frontières de la Perse, et occupées par les guerres successives, ne purent pas se consacrer au développement militaire ainsi que socio-poltique et culturel du pays. Avec la fondation de la dynastie Qâjâr, le pays sřachemina plus encore vers sa décadence. Lřignorance des hommes dřÉtat qâjâr au sujet des évolutions qui avaient cours dans le monde et aussi le long règne despotique de Nasereddin Chah qui, ayant peur des pensées révolutionnaires, laissa inachevés tous les projets de réforme, ne permirent guère au pays de se lancer sur la voie de développement. À tous ces facteurs, on ajoute surtout lřingérence des deux puissants colonisateurs, les Russes et les Anglais, qui avaient pénétré en Perse dès le début de lřépoque des Qâjârs ; tant que cette dynastie fut au pouvoir, la Perse fut un champs clos où les Anglais par le sud et lřest et les Russes par le nord et le nord-ouest menaçaient lřintégrité du pays. Les deux guerres successives avec ces derniers, qui durèrent de longues années et aboutirent à conclure les traités Torkamântchây et Golestân, puis la guerre avec les Anglais qui eut pour conclusion le traité de Paris, et aussi la capitulation, préparèrent le terrain pour leurs ingérences multilatérales. Dès lors, la Perse fut victime de leurs rivalités à propos des concessions quřils essayaient chacun dřobtenir.

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Cet état de choses leur permettait dřinfluencer les courtisans et les hommes politiques et, en tant que puissances exerçant le pouvoir réel, de contraindre aussi lřÉtat Qâjâr à garantir leurs intérêts stratégiques. Le texte suivant évoque cette ingérence :

On en a assez de ces deux voisins (la Russie et lřAngleterre), dit le vizir. Ils présentent chaque jour une nouvelle revendication et, en cas de refus, la destitution des vizirs est lřarme dont ils nous menacent et cřest une arme bien décisive. Les ministres de lřIran doivent avoir deux mamelles pleines de lait, afin quřils mettent lřune dans la bouche de lřenfant de la Russie et lřautre dans la bouche de celui de lřAngleterre. Du matin au soir ils doivent passer leurs temps pour prendre des mesures en vue de sřentendre avec ces deux prétendants puissants; et chaque jour ils doivent entendre en présence [du roi] : « Allez, traite les avec ménagement ! Ne cherche pas la fâcherie ! Donne tout ce quřils demandent ! Fais tout ce quřils veulent !... » 504.

Le colonialisme des Russes et des Anglais, qui touchait à tous égards la société persane et bloquait toutes les réformes, avait pour conséquence, au point de vue économique, dřabondantes importations et la faillite des commerçants indigènes, ce qui aboutit finalement aux crises économiques de l'année 1904, puis à la Révolution de 1905-1912. Lřévolution socio-politique et culturelle du pays rencontrait également beaucoup dřobstacles imposés par les deux pays. Mais pour éviter de voir sřaffronter leurs intérêts respectifs 505, ils préféraient, pourtant, protéger lřÉtat impuissant Qâjâr et garantir lřintégrité du territoire persan, en lui imposant une situation de semi-colonisation qui dura même après la Révolution constitutionnelle. La Révolution constitutionnelle, qui avait rejeté leur domination, devait mettre fin à ces ingérences, mais le nouveau régime, héritier dřun pays sous-développé, ne jouissait pas dřune puissance militaire pour les affronter.

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TALEBOF TABRIZI, Masâlék ol-mohsénin, op. cit., pp. 280-281. Cřest nous qui traduisons.

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Au cours de la Révolution constitutionnelle, les Anglais, continuant toujours leurs ingérences, suivirent une politique bien différente de celle des Russes. Ils défendirent la Révolution, dans lřespoir que le nouveau régime pourrait garantir leurs intérêts socio-politiques. Mais les Russes, continuant leur ancienne politique, luttèrent aux côtés de Mohammad Ali Chah et de ses courtisans contre les révolutionnaires. Finalement, la Révolution de 1917 en Russie mit fin aux ingérences de ce pays en Perse et les Anglais quittèrent également le pays après lřavènement de Reza Khan Pahlavi.

Les ambassadeurs de la Russie, continua le vizir, étaient au début contre lřordre et lřétablissement de la loi en Iran, afin que les sujets soient à bout et que la Russie puisse sřemparer lřIran sans peine et ni bain de sang. Mais alors ils comprirent quřavec cette fausse mesure, la conquête de lřIran serait difficile. Le peuple était à bout, et si cet état de choses se prolongeait un peu, les troubles intérieurs et lřingérence des pays étrangers seraient inévitables. Pour cette raison, à Koursékkéh, lřempereur Nicolas rappela à Atâbak Ařzam, la nécessité de lřordre intérieur. Les Russes, je le répète encore, ce quřils empêchaient ces cinquantes années, ils ne le font plus 506, afin que lřIran puisse protéger les bords du Golf Persique. Les Russes veulent sans doute que lřIran soit puissant et en ordre 507

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Tous les éléments de Masâlék ol-mohsénin se produisent dans le rêve de lřauteur. Il écrit lui-même :

Je me suis réveillé et jřai remarqué que jřai tellement dormi que tous les membres de mon corps avaient enflé. Je me suis levé, la maison est obscure, la lampe a disparu, il nřy a pas dřallumette. Où vais-je dans cette nuit ténébreuse ? Quoi faire ? Jřaffronterai le patrouilleur sans chef (‛asasé bi dâroughéh) dès que je serai sorti. Je me suis assis, médiatif ; jřai vu que rien nřest meilleur que le sommeil ; jřai mis la tête sur le coussin et jřai encore dormi [et je ne sais pas] quand je me réveillerai 508.

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La politique de la Russie en Iran nřa changé quřaprès 1917.

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TALEBOF TABRIZI, Masâlék..., op. cit., pp. 282-283. Cřest nous qui traduisons.

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Ce voyage fictif donne lřoccasion à lřauteur dřaborder les sujets socio-politiques, philosophiques et scientifiques. Toujours en rêve, lřauteur, après avoir critiqué de nombreuses couches de la société, voit que les hommes dřÉtat et à leur tête Mozaffareddin Chah, acceptent la loi constitutionnelle et fondent le Parlement. Ce rêve agréable finit par un cauchemar réel : « la maison obscure » qui est le symble de despotisme, puis « la lampe disparue », « pas dřallumette » et « le patrouilleur sans chef ». Toutes ces phrases inspirent au lecteur le désespoir, et finalement lřauteur se rendort sans quřil sache quand se réveiller : lřignorance continue.