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Chapitre 2. Croiser les perspectives didactiques et informationnelles informationnelles

2.1. Développement professionnel et connaissances des enseignants

2.1.1. La pratique, facteur favorisant du développement professionnel

Nous privilégions une vision du développement professionnel articulé à la pratique. Pour étayer ce point de vue, nous nous appuyons tout d’abord sur les travaux de Piaget et Vygotski qui ont souligné le lien entre le développement et l’expérience, en particulier chez l’enfant. Ensuite, nous adoptons une perspective centrée sur les adultes en soulignant les apports décisifs de la didactique professionnelle : cette approche théorique propose d’articuler le pragmatique et l’épistémique.

Enfin, nous mettons en évidence le rôle de la pratique réflexive dans les processus de professionnalisation.

Un ancrage dans la psychologie du développement

La psychologie du développement a eu une influence considérable sur les sciences de l’éducation. Les travaux complémentaires de Piaget et de Vygotski, en particulier, ont mis en évidence les processus cognitifs à l’œuvre dans le développement de l’intelligence. Dans cette partie, nous revenons sur les apports de ces deux psychologues.

Piaget a construit une psychologie du développement qui articule connaissance et activité. À partir d’observations auprès de bébés et de jeunes enfants, Piaget (1977) a mis en lumière les processus d’adaptation de la connaissance aux nouveaux objets et à leurs propriétés. Dans sa théorie, l’acquisition est basée sur la construction des outils conceptuels du sujet, les schèmes (voir § 2.3 pour une analyse détaillée du concept), qui évoluent selon la maturation de l’enfant - les stades de développement -, mais aussi en fonction de ses expériences. L’enfant se décentre progressivement et réorganise ses structures mentales dans une dynamique d’équilibration permise par l’accommodation et l’assimilation des schèmes. Piaget propose une conception biologique de l’apprentissage dans un mouvement qui va de la pensée individuelle au social. Dans cette perspective, le développement est envisagé comme un processus qui prend fin au début de l’âge adulte. Or, l’essor de la formation professionnelle depuis ces 30 dernières années montre bien qu’il n’en est rien. Si la description des stades de développement est la partie la plus critiquée du travail de Piaget (Bronckart, 2003 ; Vergnaud, 2001), sa conception de l’organisation des structures cognitives – schème et équilibration - reste tout à fait pertinente pour concevoir les processus intellectuels de développement.

Vygotski (1997) considère que le développement est principalement soutenu par les interactions du sujet avec son environnement. Pour lui, l’apprentissage se réalise par appropriation de l’environnement social et culturel de l’enfant, notamment grâce au langage. L’approche de Vygotski est qualifiée d’historico-culturelle, car l’expérience du sujet et ses interactions avec son environnement jouent un rôle prépondérant. En effet Vygotski considère que les outils et les signes se sont objectivés cumulativement au fil de l’histoire de l’humanité. Il porte une conception sociale de l’apprentissage dans un mouvement qui va du social à l’individuel. Pour Vygotski, la zone proximale de développement est l’espace privilégié de l’apprentissage, c’est-à-dire une tâche qui ne soit ni trop facile pour l’apprenant ni irréalisable. C’est dans cette zone que l’enfant va pouvoir progresser grâce à la médiation de l’adulte qui est alors plus efficace.

Bien que les approches de Piaget et Vygotski divergent sur le sens du mouvement qui stimule le développement, de l’intérieur vers l’extérieur pour le premier et de l’extérieur vers l’intérieur pour le second (voir Bronckart, 2003 ou Bruner, 2000), ils ont pourtant de nombreux points communs. Le principal est que l’un comme l’autre considère que le développement est intimement lié à l’activité du sujet. Suivant ce point de vue, l’activité peut être appréciée comme un moteur du développement professionnel. C’est le point de vue défendu par la didactique professionnelle qui propose une synthèse des deux approches.

Les apports des recherches en didactique professionnelle

Cette partie montre comment les recherches en didactique professionnelle ont renouvelé la question du développement professionnel. Après avoir décrit le cadre théorique dans lequel s’inscrit ce courant de recherche, nous mettons en avant deux résultats importants : la place de la pratique dans le développement professionnel et la double nature de l’activité, productive et constructive.

La didactique professionnelle est un champ d’études développé pour analyser le développement professionnel des adultes et mieux les former. L’article éponyme rédigé par Pastré, Mayen et Vergnaud (2006), fondateurs de ce nouveau champ d’étude, s’interroge sur la manière dont les adultes développent leurs connaissances. Les auteurs y argumentent une approche théorique qui articule la psychologie ergonomique (Leplat, 1997 ; Ochanine, 1981), la psychologie du développement (Piaget, 1974 ; Vygotski, 1997), la didactique disciplinaire (Brousseau, 1998 ; Chevallard, 1983) et la théorie des champs conceptuels (Vergnaud, 1990). Le premier apport important a été de considérer que le développement se poursuit tout au long de l’âge adulte et que l’activité professionnelle est le plus souvent le lieu où se réalise ce développement. Ensuite, la didactique professionnelle met en œuvre une méthodologie d’analyse du travail qui prend en compte la dynamique d’équilibration décrite par Piaget, mais aussi la dimension sociale des interactions, en particulier les formes langagières. Ainsi la didactique professionnelle articule l’épistémique et le pragmatique pour comprendre comment le sujet développe, en situation, de nouvelles compétences.

La didactique professionnelle s’est d’abord intéressée aux activités techniques : conduite de grue, taille de la vigne, réglage en plasturgie (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006) avant d’inclure les activités de service puis d’enseignement (Vinatier, 2009). Les multiples études qui ont été menées par les chercheurs relevant de ce courant ont mis en évidence le lien fondamental entre l’expérience et la compétence. Une partie des compétences professionnelles ne se développent qu’en situation, par la pratique.

La didactique professionnelle se réfère à Samurçay et Rabardel (2004) pour distinguer la double nature de l’activité qui est à la fois productive et constructive : « quand il agit, un sujet transforme le réel (matériel, social ou symbolique) ; c’est le côté activité productive. Mais en transformant le réel, le sujet se transforme lui-même : c’est le côté activité constructive » (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006, p. 158). Un apprentissage résulte toujours de l’activité constructive, qu’il soit intentionnel ou incident. Cependant, tout apprentissage n’apporte pas nécessairement un développement, l’objet de la didactique professionnelle est donc bien d’identifier les situations qui favorisent le développement professionnel.

Si le développement professionnel est l’objet central de la didactique professionnelle, Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) soulignent la différence entre apprentissage, maturation et développement. L’apprentissage correspond à des moments intentionnels de formation (initiale ou continue) où l’objectif de l’activité est clairement d’apprendre de nouvelles choses. La maturation est un processus biologique dont Piaget a montré le caractère déterminant chez l’enfant. Chez l’adulte la maturation s’appuie essentiellement sur l’expérience, rejoignant la dimension historico-culturelle, essentielle chez Vygotski. Enfin, le développement « est ce qui traverse les trois processus que sont la maturation, l’apprentissage et l’expérience, pour les orienter et leur donner du sens » (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006 p. 159).

Pastré (2011, pp.109-116) revient plus en détail sur les caractéristiques qui favorisent le développement : tirer parti des situations de discordance, élargir des capacités de penser et d’agir, s’engager personnellement dans l’action. Les situations de discordance sont les situations de décalage entre la pensée et le langage, ou encore entre ce que le sujet se représente de la situation et ce qu’il perçoit. Pastré renvoie à la zone proximale de développement de Vygotski comme un concept basé sur une discordance du psychisme. Nous considérons comme situation de discordance toutes les situations où l’enseignant se trouve dans une situation inédite qui l’oblige à s’adapter. L’élargissement des capacités de penser et d’agir se caractérise par le maintien des capacités adaptatives des compétences. Enfin, l’engagement personnel dans l’action relève de la construction identitaire du sujet qui va, par son action, devenir auteur de l’apprentissage en cours. Lorsque ces trois conditions sont réunies, le sujet entre alors dans un processus de développement.

Les différentes recherches en didactique professionnelle mettent en évidence la relation forte qui existe entre la pratique et le développement des compétences professionnelles, mais également le fait que le développement est favorisé par certaines situations.

La pratique réflexive comme levier du développement professionnel

Puisque toutes les activités professionnelles et toutes les situations n’engendrent pas nécessairement un développement professionnel, nous en déduisons que certains facteurs sont plus favorisants que d’autres. Une de nos hypothèses est que la posture réflexive fait partie des facteurs favorisants. Nous faisons le choix de nous situer dans le courant de la pratique réflexive initié par Schön (1983). Après avoir présenté les principaux éléments de cette approche, nous questionnons ses implications dans la formation des enseignants.

L’ouvrage de Schön The reflective practitioner: how professionals think in action (1983)42 a profondément modifié la vision de la formation professionnelle et en particulier celle des enseignants (voir le numéro 36 de Recherche & formation dirigé par Paquay & Sirota, 2001b ; ou encore Tardif, Borgès & Malo, 2012). Partant de l’analyse d’activités professionnelles diverses - architecte, ingénieur, psychothérapeute, urbaniste et gestionnaire - Schön met en évidence l’intelligence du professionnel en situation et propose le modèle du praticien réflexif. Il distingue deux processus de réflexivité : reflection-in-action et reflection-on-action.

La réflexion dans l’action est pour lui le processus dominant. À partir d’études de cas, il montre que dans une situation complexe ou inédite, le professionnel est capable au cours de l’action d’analyser la situation et d’adapter son comportement : « The ensuing inquiry is a global experiment, a reflection-in-action on the restructured problem [...] He discovers in the situation's back-talk a whole new idea which generates a system of implication for further moves. His global experiment is also a reflective conversation with the situation » (Schön, 1983, p. 102). La réflexion dans l’action implique de penser autrement le problème et de chercher de nouvelle solution. Cette posture favorise la créativité et le développement de nouvelles compétences.

Pour Schön, la réflexion sur l’action est plus marginale. Il la définit comme le fait d’analyser, après coup, comment une activité s’est déroulée : rejouer une scène, l’objectiver, imaginer d’autres déroulements possibles sont autant de facettes de la réflexion sur l’action.

Les professionnels de la formation se sont saisis du paradigme du praticien réflexif, y voyant un puissant levier de développement des compétences professionnelles (Paquay & Sirota, 2001a). Dans cette perspective, le professionnel en formation n’est pas forcément conscient de l’intelligence de l’action qu’il met en œuvre, le rôle du formateur est alors de l’aider à découvrir ce qu’il sait et met déjà en pratique dans l’action. Pour y parvenir, la réflexion sur l’action a été privilégiée (Schneuwly, 2012). L’instrumentation de la réflexivité, par des enregistrements audio et vidéo ou encore une mise en récit écrit ou oral, est un bon moyen pour prendre de la distance sur l’activité, mieux comprendre les ressorts qui ont guidé son déroulement et, parallèlement, développer sa connaissance de soi. C’est ce courant qui a porté les ateliers d’analyse de pratique qui se sont développés dans les années 1990 (Schneuwly, 2012). Difficile à mener en solitaire, la réflexivité peut être stimulée par un tiers : soit par la participation à des collectifs (voir Miyakawa & Pepin, 2016 pour une analyse des lessons studies au Japon), soit dans le cadre de la participation à une recherche-action, soit, encore, dans un dispositif de formation (Vinatier, 2012).

Schneuwly (2012) pointe les limites du paradigme du praticien réflexif dans la formation des enseignants. En particulier, il souligne que la réflexivité proposée est le plus souvent limitée au

42 Ouvrage traduit en français en 1994 : Le Praticien réflexif : À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel aux éditions Logiques.

champ des interactions avec les élèves où le relationnel domine au détriment d’une posture réflexive sur les savoirs enseignés ou sur les outils.

Nous avons mis en évidence, dans cette section, les liens qui existent entre pratique et développement professionnel en nous appuyant sur plusieurs approches théoriques. Tout d’abord, les travaux de Piaget et Vygotski en psychologie développementale témoignent de l’importance de l’activité dans le développement de l’intelligence. Ensuite, les recherches en didactique professionnelle proposent de partir de l’activité professionnelle pour comprendre comment les compétences se développent chez les adultes. À cette fin, les chercheurs impliqués dans ce courant ont mobilisé plusieurs champs disciplinaires - ergonomie, psychologie et didactique - pour élaborer un cadre conceptuel opérationnel et une méthodologie d’analyse de l’activité. Enfin, les travaux de Schön (1983) ont également démontré l’importance de la réflexivité dans la pratique professionnelle, et la manière dont elle soutient le développement des professionnels. Ce mouvement s’est accompagné de la diffusion du modèle de l’enseignant expert que nous questionnons dans la section suivante.

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