La genèse documentaire, processus d’appropriation des ressources par les enseignants ressources par les enseignants

Cette partie présente le concept de genèse documentaire qui est au cœur du développement professionnel des enseignants. Nous apportons d’abord des éclairages sur l’approche instrumentale (Rabardel, 1995) dont se sont inspirés Gueudet et Trouche (2008) pour élaborer l’approche documentaire du didactique, puis nous approfondissons le processus de la genèse documentaire.

L’approche instrumentale

Travaillant sur les processus d’appropriation des technologies par les hommes dans la perspective de la psychologie du développement, Rabardel (1995) propose un modèle théorique pour décrire

ces processus : l’approche instrumentale. Nous exposons les quatre notions centrales de cette théorie : la genèse instrumentale, le schème, l’instrumentalisation et l’instrumentation.

Pour Rabardel, l’artefact, qu’il soit matériel ou symbolique, nécessite un processus d’appropriation pour se transformer en instrument. Il nomme cette appropriation la genèse instrumentale et décrit ce processus comme un double mouvement d’instrumentation et d’instrumentalisation. Les deux processus sont le fait du sujet, mais l’orientation de l’activité est différente :

« Dans le processus d’instrumentation [l’activité] est tournée vers le sujet lui-même, alors que dans le processus corrélatif d’instrumentalisation, elle est orientée vers la composante artefact de l’instrument. Les deux processus contribuent solidairement à l’émergence et l’évolution des instruments, même si, selon les situations, l’un d’eux peut être plus développé, dominant, voire seul mis en œuvre » (Rabardel, 1995, p. 112).

La genèse instrumentale est donc un processus dynamique. Rabardel mobilise le concept piagetien de schème - sur lequel nous reviendrons en détail dans la section 2.3 - pour expliquer comment le sujet adapte son activité et l’artefact à son besoin. Retenons pour le moment que le schème est une organisation invariante de l’activité pour une classe de situations donnée et qu’il se compose (1) d’un but et de sous-buts, (2) de règles d’action de prises d’information et de contrôle, (3) de connaissances-en-acte, et (4) d’inférences (Vergnaud, 2011). Vergnaud insiste aussi sur l’aspect dynamique du schème qui évolue toujours pour s’adapter à une situation nouvelle.

Alors que chaque artefact possède un certain nombre de fonctions constituantes et d’affordances, le processus d’instrumentalisation de l’artefact par le sujet va faire émerger de nouvelles fonctions, spécifiques au besoin du sujet dans la situation particulière dans laquelle il se trouve : « L’instrumentalisation peut être définie comme un processus d’enrichissement des propriétés de l’artefact par le sujet. Un processus qui prend appui sur des caractéristiques et propriétés intrinsèques de l’artefact, et leur donne un statut en fonction de l’action en cours et de la situation » (Rabardel, 1995, p.114).

À l’inverse, le processus d’instrumentation aboutit à l’adaptation des schèmes du sujet aux potentialités de l’artefact : « la découverte progressive des propriétés (intrinsèques) de l’artefact par les sujets s’accompagne de l’accommodation de leurs schèmes, mais aussi de changements de signification de l’instrument résultant de l’association de l’artefact à de nouveaux schèmes » (Rabardel, 1995 p. 117).

Ainsi, selon l’approche instrumentale, au terme du processus de genèse instrumentale, l’artefact est développé en instrument. L’instrument est alors constitué de tout ou partie de l’artefact auquel s’ajoutent les schèmes mobilisés par le sujet dans une situation particulière d’usage. Par conséquent, un même artefact peut aboutir à différents instruments en fonction de la situation et du schème d’utilisation qui est développé par le sujet.

La genèse documentaire

Après avoir défini la genèse documentaire, nous proposons un exemple à partir d’une étude sur la connectivité des manuels scolaires numériques.

Partant de l’observation et l’analyse du travail documentaire, Gueudet et Trouche (2008) s’appuient sur l’approche instrumentale (Rabardel, 1995), en l’enrichissant des apports de l’ingénierie documentaire (Pédauque, 2006) et de l’étude du curriculum material (Remillard, 2005) pour proposer une approche documentaire du didactique (Gueudet & Trouche, 2008). Le point de vue de la ressource se substitue alors au point de vue de l’artefact présent dans l’approche de Rabardel. Dans cette perspective, la genèse instrumentale devient la genèse documentaire. Pour Gueudet et Trouche (2010a), « un ensemble de ressources donne naissance, pour une classe de situations, au cours d’une genèse documentaire, à un document » (p. 59).

Comme dans la dialectique artefact/instrument, dans la dialectique ressource/document l’enseignant s’approprie une ressource ou un ensemble de ressources dans un double processus

d’instrumentation et d’instrumentalisation pour une classe de situations donnée. Nommé genèse documentaire, ce processus, continu dans le temps, aboutit à la création d’un document, entendu comme une entité hybride associant des ressources recombinées à un schème d’utilisation, construit par l’enseignant pour une classe de situations particulière (Figure 2-2).

Figure 2-2 : représentation de la genèse documentaire (Trouche, Gueudet & Pepin, 2018)

Le document existe uniquement dans l’usage, il associe les ressources et les connaissances nécessaires à sa mise en œuvre pour une classe de situations donnée. Le processus de genèse documentaire est la transformation de l’information en connaissance. Pendant la genèse documentaire, le processus d’instrumentalisation peut aller jusqu’au détournement : un enseignant va utiliser différentes ressources, les détourner de leur but initial pour les mettre au service de ses propres objectifs. L’utilisation d’un extrait de journal télévisé pour travailler un point de grammaire en anglais illustre bien ce processus. Le processus d’instrumentation est lui fortement influencé par les affordances spécifiques aux ressources travaillées. En particulier, l’usage massif des ressources numériques implique le développement de nouvelles manières de manipuler les ressources et d’interagir avec elles. Par exemple, la question de la connectivité renouvelle l’analyse des usages des manuels scolaires numériques (Gueudet, Pepin, Restrepo, Sabra, & Trouche, 2016). Ces auteurs proposent en effet une grille pour analyser la connectivité des manuels numériques en mathématiques : au niveau macro, ils considèrent les connexions du manuel vers l’extérieur (site Internet, logiciel ou application externe à l’éditeur…), et au niveau micro, les connexions à l’intérieur du manuel entre les différentes notions mathématiques par exemple. Cette étude qui compare deux manuels de mathématiques met en évidence que la conception même de la ressource implique certains types de connectivité, entendus comme « le potentiel de connexions que le manuel numérique permet pour l'utilisateur, sur le plan pratique comme sur le plan cognitif » (Gueudet et al., 2016, p. 25). Il s’agit bien d’un potentiel que l’usager de la ressource pourra ou non mobiliser. La connectivité est un bon exemple d’innovation qui place l’enseignant dans une situation nouvelle. Ainsi, la genèse documentaire - c’est-à-dire l’appropriation de la ressource par l’enseignant - peut faire émerger de nouveaux usages et de nouvelles connaissances.

Dans cette section, nous avons situé les processus d’appropriation, par les enseignants, des ressources dans un processus de genèse documentaire. Le sujet est pleinement acteur de cette appropriation qui suit un double mouvement de l’enseignant vers les ressources (instrumentalisation) et des ressources vers l’enseignant (instrumentation). La genèse documentaire apporte un éclairage nouveau pour comprendre comment les enseignants conçoivent leurs documents. Cet outil conceptuel permet d’éclairer les connaissances professionnelles à l’œuvre dans le travail documentaire.