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Chapitre I. La mise sur agenda des problématiques transfrontalières en Europe

Section 2. L’émergence et l’inscription de la thématique transfrontalière en Europe

C. La création de programmes contrôlés par la Commission

La Commission a réussi à gagner des marges de liberté dans la politique régionale communautaire en plusieurs phases. Cela a consisté à insister sur l’indépendance des politiques nationales d’aménagement du territoire par rapport aux fonds communautaires. Cette stratégie a été conduite de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 par la Commission291. La Commission a mené une politique lui permettant de quitter une configuration dans laquelle elle ne pouvait « ni prendre l’initiative d’actions particulières, ni entrer directement en contact avec les régions, ni les financer directement ».

Les ressources du FEDER sont distribuées pour les programmes dits de la « première

génération », en fonction de quotas fixés entre les différents Etats-membres, sans autonomie manifeste de la Commission Européenne. Or, en 1979, ce carcan pour la Commission est desserré, grâce à la mise en place d’une section « hors-quotas » qui a deux avantages : d’une part, cette section n’est pas assujettie aux quotes-parts nationales; d’autre part, elle autorise la Commission à intervenir hors des zones définies par les Etats. En 1984, avec les programmes de « seconde génération », ces deux sections sont supprimées. A leur place sont créées des fourchettes fixant les limites supérieures et inférieures de ventilation des crédits entre les Etats-membres. La même année apparaissent les Programmes d’Initiative Communautaire (PIC) qui sont proposés par la Commission et qui doivent être adoptés seulement à la majorité qualifiée du Conseil292. La Commission mobilise des fonds dans des programmes régionaux —notamment transfrontaliers via le PICINTERREG— en vue de faire disparaître les écarts entre

régions. Cela exige l’élaboration d’une grille d’analyse que les Etats ne sont pas en mesure de fournir, car il faudrait des données statistiques comparables, difficiles à rassembler en raison

290 BALME, Richard et al., Le territoire pour politiques…, op. cit., p. 247.

291 A l’inverse, depuis le début des années 1990, les agents des Etats et des collectivités territoriales cherchent à inscrire la politique régionale et locale de l’entité dont ils dépendent dans le canevas établi par la Commission Européenne : le Programme Opérationnel est un exercice de style qui oblige les élus et les fonctionnaires impliqués dans un programme Interreg de concevoir une politique transfrontalière en fonction des critères de sélection donnés par la Commission : emploi, transports, etc.

des différences politiques et administratives de chaque territoire. De ce fait, Eurostat, le bureau de l’UE en charge des statistiques communautaires, a créé un système commun qui

appréhende les inégalités régionales. Cet ensemble pointe en effet les inégalités à un niveau régional, considéré comme un niveau intermédiaire entre les niveaux de gouvernement nationaux et locaux. Or cette construction s’avère problématique. Eurostat distingue trois échelons, faisant apparaître trois unités statistiques territoriales (NUTS) : le premier échelon, NUTS I, morcelle le territoire communautaire en de vastes régions, parmi lesquelles coexistent

les 16 Länder allemands, les 7 Agrupaciones de comunidades autónomas espagnoles et en France sept zones (ZEAT) définies par la DATAR. L’échelon NUTS II est en principe celui qui

offre la mesure des disparités territoriales, incluant les 26 régions françaises, les 19

Comunidades y ciudades autónomas espagnoles, et les 41 Regierungsbezirke allemands. Le

dernier échelon, NUTS III, regroupe des unités auxquelles appartiennent les 96 départements

français, les 50 provincias espagnoles et les 439 Kreise allemands293. L’exposé de cette construction statistique laisse entrevoir des difficultés méthodologiques épineuses. Face à l’extrême difficulté de mobiliser des ensembles socio-économiques de dimension régionale qui puissent être aussi bien appréhendés que comparés, Eurostat en est réduit à se fonder sur un découpage administratif national existant, parfois tordu pour s’adapter à l’élaboration d’une estimation communautaire. Une première critique questionne ainsi la possibilité de comparer des entités territoriales, sans tenir compte « des contraintes culturelles et des contextes politiques nationaux ». Une seconde réserve sur ce modèle de NUTS concerne

l’hétérogénéité des données statistiques recueillies sur le plan national : les disparités linguistiques européennes dans les récoltes nationales de données posent, lors de leur mise en commun sur des documents synthétiques (tableaux ou cartes), des questionnements, en dépit des outils de neutralisation sans doute mis en route par Eurostat.294

Le statut et le découpage des territoires transfrontaliers éligibles à des fonds octroyés par la Commission ont subi des évolutions depuis les premiers programmes pilotes précédant

INTERREG I. Ainsi, le morcellement du territoire communautaire dans des espaces considérés comme transfrontaliers a évolué de deux manières : d’une part, les différents élargissements

292 BALME, Richard et al., Le territoire pour politiques…, op. cit., p. 247.

293 V. le Tableau 1: Correspondance entre les niveaux NUTS et les divisions administratives nationales sur le site Europa / Eurostat : http://europa.eu.int/comm/eurostat/ramon/nuts/introannex_regions_fr.html

ont fait passer des frontières externes au statut de frontières internes. Ainsi, en 1986, la frontière franco-espagnole, jusqu’alors considérée comme extérieure, devient une frontière interne. Alors qu’INTERREG I ne finançait que les projets localisés dans les aires éligibles aux

différents objectifs, INTERREG II A s’étend à la totalité des zones frontalières NUTS III (soit pour

la frontière franco-espagnole les Pyrénées-Atlantiques, les Hautes-Pyrénées, la Haute- Garonne, l’Ariège et les Pyrénées-Orientales pour la France et la Navarre et les provinces de Guipuzcoa, Huesca, Lérida et Gérone pour l’Espagne295. D’autre part, l’expérience acquise grâce à INTERREG I et II montre les limites du découpage territorial communautaire de la

Commission dessiné au début des années 1990. En 2000, dans le Rhin supérieur, les deux programmes INTERREG, Centre-Sud et Pamina, montraient les limites du découpage du Rhin

supérieur en deux entités, voulues au début des années 1990 par la Commission : l’autonomisation progressive de chaque programme dans un laps de temps très court - à peine dix ans - et l’absence d’ultimatum lancé par la Commission aux autorités régionales et locales pour s’unifier en un seul programme « Rhin supérieur » ont néanmoins conforté la place des entités infra-étatiques dans ces espaces transfrontaliers.

§3. L’émergence d’acteurs régionaux et locaux inégaux sur la scène

européenne : la mise à profit de la niche que constitue la coopération

transfrontalière

La proposition d’analyse en termes de gouvernance multinivelée n’a pas pour ambition de réfuter les théories accordant une place détenue par les Etats ou par la Commission. Elle aspire plutôt à concilier ces analyses, en tenant compte de l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles configurations de l’espace politique. Selon Gary Marks, trois éléments caractérisent la gouvernance multinivelée : d’abord, les acteurs infranationaux sont associés aux processus décisionnels impliquant les niveaux nationaux et supranationaux ; de plus,

294 BALME, Richard, op. cit., p. 239-241. 295 SARASA, Agnès, ibid., p. 31.

aucun de ces trois types d’acteurs ne prédomine dans cette arène multinivelée ; enfin, une négociation constante entre ces acteurs prévaut sur une logique hiérarchique.296

Betrand Badie et Marie-Claude Smouts analysent cette reconfiguration à plusieurs niveaux en recourant à trois approches successives. La première concerne la relativisation du monopole de l’Etat sur la scène internationale : « la remise en cause de ce qui fut longtemps l'unité de base du système international [l'Etat] n'explique pas tout, mais elle permet de relier un grand nombre de phénomènes. La société internationale, en effet, a longtemps été tenue pour une société internationale étatique ». Ils ajoutent qu'aujourd'hui, les relations internationales sont aussi le fait d'acteurs multiples qui génèrent des flux matériels (importation ou exportation de biens,...) et immatériels (informations, nouvelles normes, ...). La rupture n'est cependant pas absolue : l'Etat n'a jamais été l'acteur exclusif des relations internationales. Cela est notable dans les régions transfrontalières où les jumelages ont permis, dans leurs limites juridiques, d’offrir aux collectivités une place – certes modeste – sur la scène internationale. Par ailleurs, les rencontres informelles entre élus de régions frontalières ont également joué en faveur d’une arène internationale partagée. Mais à côté de ce mouvement, des dynamiques centrifuges se font jour : on peut reconnaître parmi elles et en premier lieu des processus de décentralisation et de régionalisation, dans un second temps des processus de reconstruction communautaire, et enfin de mobilisation associative. Ces transformations et ces détériorations, concluent-ils, font appel à un effort de recomposition297. Ces processus de recomposition se font jour notamment dans la coopération transfrontalière où sont inventés de nouveaux espaces et territoires, en proposant une identité européenne de proximité. Une seconde approche, celle de la

« transnationalité » nous semble applicable aux régions transfrontalières. Cette notion peut

être définie comme « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l'espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au

296 MARKS, Gary, « Structural policy and multilevel governance in the European community », in Alan Cafruny et Glenda Rosenthal (dir.), The state of the European community. Tome 2. The Maastricht debates and beyond, New York, Lynne Riener, 1993, cité par MARCHAND-TONEL, Xavier et SIMOULIN, Vincent, « Les fonds européens régionaux en Midi- Pyrénées : une gouvernance… », op. cit., p. 6.

297 BADIE, Bertrand, et SMOUTS, Marie-Claude (dir.), L’international sans territoire, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 10-15.

moins partiellement au contrôle ou à l'action médiatrice des Etats »298. L'importance croissante des flux transnationaux remet en cause la toute-puissance du principe de territorialité : il continue à dominer les relations internationales au sein du monde des Etats ; il est, en revanche, battu en brèche dans le monde « multicentré »299. L' « informel transnational », troisième approche de Badie & Smouts, désigne deux formes d'expression de défaillances de l'Etat, Etat envisagé comme espace délimité (territoire) et attributeur d'identité (nationalité). La première se manifeste par des structures aboutissant à des transgressions variées de la frontière à des fins de survie300. La seconde amène certains acteurs vouloir régler des problèmes qui se posent de manière globale, comme celui de l’environnement, par exemple.301

La tentative d’européanisation de la politique régionale communautaire, à travers une logique d’investissement dans des micro-projets multisectoriels, présente plusieurs traits principaux : i) d’abord, les élargissements progressifs, neuf, douze, quinze et vingt-cinq tout comme l’approfondissement de l’intégration par les voies économique et monétaire permettent à la politique régionale européenne de s’affirmer. D’une part, la politique régionale est le fruit des négociations qui interviennent entre les nouveaux Etats-membres et l’UE302 ; d’autre part, les classifications des régions européennes, opérées par la Commission

européenne et Eurostat, qui sont autant de critères d’éligibilité aux politiques communautaires, induisent un « effet d’étiquetage, au sens conféré par la sociologie de la déviance, c’est-à-dire une forme de stigmatisation interactive dont les incidences politiques sont sensibles »303. Ce processus, qui qualifie ou disqualifie les régions aux programmes communautaires, évolue en fonction de la construction européenne : la plasticité du territoire européen, avec les différents élargissements, impose des critères changeants. Ainsi, les régions méridionales françaises ont connu le glissement, du fait de l’élargissement à douze Etats- membres en 1986, d’un statut de « régions pauvres parmi les plus aisées » à celui de « régions

298 BADIE, Bertrand, et SMOUTS, Marie-Claude (dir.), L’international sans…, op. cit., p. 70. 299 BADIE, Bertrand, et SMOUTS, Marie-Claude (dir.), L’international sans…, op. cit., p. 77-78.

300 Par ex. : les réseaux plus ou moins clandestins de recrutement de main d'oeuvre, d'approvisionnement, de trafic de devises ou de cigarettes, de placement de capitaux ou de mobilisation idéologique ou spirituelle.

301 BADIE, Bertrand, et SMOUTS, Marie-Claude (dir.), L’international sans…, op. cit., p. 319-320. 302 BALME, Richard, « Les politiques de la subsidiarité… », op. cit., p. 250.

303 BALME, Richard, « Les politiques de la subsidiarité… », op. cit., p. 251.

riches parmi les plus défavorisées ». De ce fait, cela a entraîné leur déclassement par rapport aux critères d’éligibilité de la Commission, sans toutefois connaître de croissance économique. En conséquence, elles se sont mobilisées avec la DATAR pour la création et la

reconduction des PIM304. ii) par ailleurs, les régions frontalières réalisent un travail commun

d’ordre symbolique, dans le but de se présenter comme légitimes, afin de s’inscrire dans les catégories d’interventions européennes. Le Rhin supérieur, à la fin des années 1980, s’est présenté, autant dans Pamina que dans Centre-Sud, comme un terrain d’expérimentation européen idéal pour les initiatives de la Commission. La même stratégie a été mobilisée dans les Pyrénées, puis dans l’Eurorégion méditerranéenne, afin d’attirer des ressources communautaires. Cela a entraîné un tissage puis une densification des relations entre régions frontalières et des relations entre régions et institutions communautaires305. iii) Enfin, la croissance et l’autonomie progressive de la politique régionale communautaire amènent à une structuration et à une bureaucratisation relativement convergente dans les territoires transfrontaliers observés. Cela a principalement une incidence sur la définition, la forme et le traitement des enjeux transfrontaliers qui sont désormais dépendants de la référence communautaire.

L’utilisation du concept de gouvernance multinivelée trouve aussi un intérêt pour saisir le processus de diffusion de la politique régionale communautaire au sein de chaque Etat- membre. D’une part, les politiques de décentralisation et les transferts de compétences vers l’Union représentent deux hypothèses majeures pour comprendre la croissance de cette politique régionale communautaire. D’autre part, de nombreux acteurs subétatiques ont perçu leur intérêt de profiter de ces dynamiques, en renforçant leur lobbying en direction des instances de l’UE. Dans ce cadre, les collectivités territoriales sont des alliées recherchées par la Commission qui n’a pas les ressources suffisantes pour s’ériger frontalement contre les Etats (A.). La réponse des acteurs infraétatiques se manifeste par un répertoire d’actions disponibles, en particulier à travers le lobbying (B.).

304 BALME, Richard, « Les politiques de la subsidiarité… », op. cit., p. 252. 305 BALME, Richard, « Les politiques de la subsidiarité… », op. cit., p. 253.

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