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Une coopération renforcée par une sociabilité professionnelle particulière : l’investissement

Chapitre I. La mise sur agenda des problématiques transfrontalières en Europe

Section 1. Logiques sociales de la coopération transfrontalière

B. Une coopération renforcée par une sociabilité professionnelle particulière : l’investissement

La coopération transfrontalière peut être analysée en recourant à un concept introduit par Johanna Siméant, celui d’« incitations sélectives non matérielles »453 ; ces incitations sélectives affectives sont perceptibles dans le cadre d’une sociabilité professionnelle singulière. Ainsi, le registre des relations transfrontalières renvoie d’abord à des symboles d’unité retrouvée, à une Europe pacifiée, qui est d’abord mobilisée dans les relations étatiques franco-allemandes. La coopération intergouvernementale franco-allemande est marquée par un vocabulaire répétitif qui fait référence principalement à deux notions, la réconciliation et l’amitié. La réconciliation se manifeste dans plusieurs préambules ou corps de traité : « Convaincus que la réconciliation du peuple allemand et du peuple français, mettant fin à une rivalité séculaire,

452 DNA, « Passerelle entre les peuples », n° L37 - Lundi 15 Septembre 2003. / Colmar 453 SIMEANT, Johanna, op. cit., p. 152.

constitue un événement historique qui transforme profondément les relations entre les deux peuples. »454 ; « Désireux d'approfondir la compréhension culturelle entre les deux pays par l'établissement de relations plus étroites dans le domaine de l'éducation »455 ; « désireux de consolider la compréhension et le rapprochement entre les peuples en Europe, souhaitant offrir aux citoyens de l'Europe une chaîne de télévision commune qui soit un instrument de présentation du patrimoine culturel et de la vie artistique des Etats, des régions et des peuples de l'Europe et du monde »456

L’amitié est aussi présente dans les relations officielles franco-allemandes : « Constatant en particulier que la jeunesse a pris conscience de cette solidarité et se trouve appelée à jouer un rôle déterminant dans la consolidation de l'amitié franco-allemande. »457 L’affichage des relations De Gaulle-Adenauer et Kohl-Mitterrand sur le registre de l’amitié n’est pas dénué d’intention, puisque cela fait référence implicitement à une volonté de nouer les liens franco- allemands par une métaphore affective interpersonnelle. Cette métaphore autorise, en particulier auprès des médias, à ne pas devoir expliciter les convergences d’intérêts entre chaque Etat, un point long, complexe et rébarbatif, au profit de l’affichage de bonnes relations résumées par une amitié entre le président français et le chancelier allemand, elle-même symbôle d’amitié entre les peuples.

Les acteurs transfrontaliers importent ces métaphores interétatiques pour s’inscrire dans un ensemble plus vaste et se valoriser. Mais se borner à penser que la majorité des acteurs transfrontaliers affichent ce caractère amical de leurs relations par un renvoi à l’histoire du continent ne nous paraît pas convainquant. L’exceptionnalité de ces relations de travail trouve sa source dans une configuration qui facilite une sociabilité ponctuée par un modus

vivendi amical. Ainsi, ce tissu de liens professionnels se borne à des relations épisodiques

directes, ponctuées par des réunions et des repas une à trois fois par mois, et à des relations

454 Extrait de la « Déclaration commune sur la coopération franco-allemande », Paris, 22 janvier 1963, signée par le Président de la République française, Charles de GAULLE et le Chancelier fédéral de la République Fédérale d'Allemagne, Konrad ADENAUER.

455 Extrait de la « Convention concernant l'établissement de lycées franco-allemands, portant création du baccalauréat franco-allemand et fixant les conditions de la délivrance de son diplôme », signée le 10 février 1972 à l’occasion du 19ème Sommet franco-allemand à Paris.

456 Extrait du « Traité portant création de la Chaîne culturelle européenne (Arte), Traité entre les Länder de Bade- Wurtemberg, de l'Etat Libre de Bavière, de Berlin, de la Ville Libre Hanséatique de Brême, de la Ville Libre et Hanséatique de Hambourg, de Hesse, de Basse-Saxe, de Rhénanie du Nord-Westphalie, de Rhénanie-Palatinat, de Sarre, du Schleswig- Holstein et la République Française sur la chaîne Culturelle Européenne », signé le 2 octobre 1990

457 Extrait de la « Déclaration commune sur la coopération franco-allemande », Paris, 22 janvier 1963, op. cit.

distantes quotidiennes ou hebdomadaires, par téléphone, fax et email. Ces acteurs ont souvent —et sauf exception— un a priori positif des relations qu’ils vont avoir et un sentiment valorisant des relations qu’ils entretiennent déjà. Cela est principalement dû à une accumulation d’expériences et de ressources antérieures, comme des voyages scolaires ou universitaires, une habitude des us et coutumes qui régissent l’aspect formel des relations entre acteurs, la maîtrise du vocabulaire technique transfrontalier dans les deux langues et du paysage institutionnel transfrontalier difficiles à appréhender, la convergence d’intérêts des collectivités dans le transfrontalier, l’évitement de conflits, ou la connaissance interpersonnelle des interlocuteurs. Faire dans ce cadre « bonne figure » coûte peu. Par ailleurs, des réseaux d’entraide et de solidarité existent au niveau des agents administratifs et consolident les relations existantes; de même, un problème transfrontalier particulier ou commun ne trouve en principe de solution que si des consultations sont menées et des avis recueillis auprès des partenaires, ce qui accentue la perception positive des voisins. Il est aussi certain que des différences interculturelles, peu à peu maîtrisées par le travail qui est demandé créent une complicité rare au sein d’une communauté professionnelle.

Ainsi, M. Patrick Goeggel, directeur-adjoint de la DCRI du CRA, se rend avec un jeune chargé de mission à Karlsruhe pour une première réunion sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comme c’est la première réunion transfrontalière de ce néophyte, M. Goeggel le met au courant des pratiques interculturelles de travail : les Allemands auront préparé un dossier solide, avec un

Konzept développé dans ses moindres détails, défendu par l’ensemble des Allemands

présents, qui auront travaillé dessus pendant des semaines et se seront mis d’accord sur l’ensemble. A l’inverse, les Français n’auront rien préparé : c’est la première réunion, et pour eux, on discute d’abord du général, on se met éventuellement d’accord sur une ligne directrice. Le résultat sera le suivant au terme de cette réunion : les Français écoutent bien docilement la présentation du projet allemand, ils rentrent chez eux. Les Allemands pensent que les Français sont d’accord sur le projet, ils croient que c’est gagné. Mais les Français, une fois chez eux, se disent entre eux : qu’est-ce qui s’est passé ? On est arrivé les mains vides, les Allemands avaient déjà quelque chose - on s’est retrouvé devant le fait accompli - et tous les Allemands défendaient d’un bloc le dossier. Il était impossible de discuter durant la réunion. Les Français se disent aussi que le dossier des Allemands n’est pas du tout à leur goût : à la prochaine réunion, les Français sont d’accord pour casser la baraque des Allemands et proposer quelque chose éventuellement, mais ce sera une proposition minimale, autrement dit, l’idée est d’arriver à un rapport de forces neutre, et à partir de là, on peut commencer à en discuter. Lorsque la seconde réunion arrive, les Allemands tombent bien sûr des nues : soit ils se bloquent et c’est la fin des négociations, soit ils connaissent la méthode et on est d’accord pour repartir avec d’autres idées458. En

458 Il existe toutefois une exception : quand existent des discussions entre élus de haut niveau, l’Allemand arrive avec un dossier, le Français avec rien : l’Allemand propose son projet, et le Français, penaud, se sent obligé d’accepter.

arrivant à cette réunion, présidée par un Allemand, M. W. Gass, aujourd’hui à la retraite, du Landesgewerbeamt de Karlsruhe, les Français sont pétrifiés : M. Gass déclare qu’à cette réunion, pour une fois, les Allemands n’ont rien préparé ; ils ont décidé de la faire « à la française » : on va la faire avec le « brainstorming spontané et légendaire » des Français ! Lors de la deuxième réunion, organisée cette fois par les Français, et M. Goeggel en particulier, son homologue n’est plus W. Gass, mais quelqu’un d’autre qui est néanmoins familier du transfrontalier. Lors d’un coup de téléphone de cet homologue allemand qui veut savoir l’ordre du jour de la réunion, M. Goeggel répond qu’il ne peut rien dire : les Français vont faire la réunion « à l’allemande », c’est-à-dire avec un dossier très solide, qui ne sera dévoilé qu’aux premières minutes de la réunion…

On serait donc là en présence d’une conscientisation très active de l’interculturel franco- allemand. La norme est toutefois plutôt la « conscientisation passive » : on est au courant du

modus operandi du voisin au travail, on sait à quoi s’attendre, mais on ne change pas pour

autant ses habitudes. On a donc mis de côté certains préjugés. L’affichage de cette ressource interculturelle par la majorité des agents administratifs investis dans le transfrontalier apparaît ainsi comme la ressource centrale et spécifique d’agents spécialisés dans le transfrontalier; cela les différencie de leurs collègues rattachés à la même collectivité territoriale : les agents des relations internationales de la Région Alsace se valorisent par la détention exclusive de ressources intellectuelles et pratiques, qui donnent des chances optimales de succès pour traiter de dossiers avec des Allemands et des Suisses.

Toutefois, les projets transfrontaliers mobilisent rarement des investissements affectifs lourds et se limitent à des relations superficielles et minimales, consistant à construire un budget, à permettre à un unique maître d’ouvrage de développer ce projet, à l’aider à résoudre d’éventuelles difficultés techniques : INTERREG peut créer des tensions, mais appeler aussi et surtout à mobiliser les ressources spécifiques de chacun pour trouver une solution à un problème ponctuel. Dans ce cadre de travail, le jumelage est constamment rappelé comme un « embryon » de coopération transfrontalière par les acteurs eux-mêmes, ou comme la « préhistoire » de la coopération transfrontalière afin de se démarquer et de valoriser leur activité professionnelle. Cependant, si l’on reconnaît évidemment que la coopération transfrontalière est menée à un rythme plus soutenu que le jumelage, avec un nombre plus important de partenaires, les pratiques actuelles, réduites à un minimum, n’en sont pas si éloignées : rencontres dans une salle de réunion puis autour d’une table, afin de sceller

l’amitié autour d’un vague projet commun, puis autour d’un verre de vin typiquement régional.

A contrario, notre observation de l’arrivée —franchement souhaitée ?— d’un agent

allemand au sein du secrétariat commun français d’INTERREG Rhin supérieur Centre-Sud,

montre les limites du travail transfrontalier, en équipes plurinationales, exceptionnelles et de façade. Cet Allemand, minoritaire au sein d’une équipe transfrontalière française, comprenant un Français et deux Françaises, a dû faire face à un bizutage professionnel difficile : transmission d’informations relatives au poste et aux dossiers sur un mode essentiellement implicite, consistant pour le nouveau venu à deviner la nature de son travail par le biais de commentaires considérés comme clairs par les agents français mais objectivement évasifs et ambigus; la connaissance des différences interculturelles, en principe intégrée antérieurement par l’équipe française, n’a été d’aucune utilité pour faciliter l’intégration de l’agent allemand, en dépit d’explications sollicitées par la chef de l’équipe et fournies par une chargée de mission allemande, considérée comme la « spécialiste de l’interculturel » à la DCRI. Plusieurs facteurs, au moins au nombre de cinq, ont pu inciter, consciemment ou inconsciemment, ses collègues de travail à ne pas l’intégrer facilement : la différence de salaire en sa faveur, légèrement supérieur pour cet agent résidant en Allemagne, afin de compenser le coût de la vie plus élevé, et négocié lors de son entretien d’embauche, n’était un secret pour personne ; ses horaires de travail marginalement différents le stigmatisaient davantage : en raison d’une résidence à plus de 100 km de son lieu de travail, il arrivait, conformément d’ailleurs à ce qui avait été décidé et accepté par toute l’équipe, à 9h du matin au lieu de 8h-8h30 pour ses collègues français, ne prenait qu’une pause de 30 minutes pour déjeuner au lieu d’1h30 à 2 heures pour ses collègues français et terminait vers 17h eu lieu de 17h30 pour les autres; son niveau d’études supérieures souligné par son titre d’avocat qu’il ne revendiquait ni n’utilisait à aucun moment, marquait un statut qui le stigmatisait par rapport à des collègues dont aucun n’avait de formation complète de juriste ; le refus de discuter avec lui directement d’éventuels problèmes, au profit de bruits de couloirs destinés à ternir sa réputation et son professionnalisme donnaient lieu à une ambiance de travail assez peu conforme à l’esprit européen et transfrontalier affiché par ailleurs ; le fait qu’il ait été stagiaire précédemment au Regierungspräsidium de Freiburg et sa nationalité

allemande pouvaient lui faire porter le sceau délirant du soupçon : était-il un « agent double », au service véritable des Allemands ? Après trois ans de contrat, cet Allemand a trouvé un autre poste en Allemagne, dans le transfrontalier.459

Enfin, les relations entre agents détachés auprès d'instances transfrontalières sont facilitées pour deux motifs principaux. D’une part, le fait de l’appartenance statutaire à une autorité ou à une collectivité territoriale offre de multiples avantages pour l’agent détaché et pour la collectivité qui le détache. Pour l’agent, la comparaison de son salaire se mesure par rapport à un groupe de référence non transfrontalier, préservant ainsi les niveaux de vie variables de chaque pays; les questions d’ascension professionnelle ont lieu dans son cadre institutionnel national, une ascension souvent bloquée par la présence de cadres encore peu âgés qui occupent les postes transfrontaliers les plus élevés. Pour la collectivité territoriale, le salaire versé n’est pas tiré vers le haut; en outre, l’agent peut être rappelé à tout moment. Cela est la pratique habituelle de la Regio Basiliensis avec son agent détaché auprès de l’Infobest Palmrain qui fait là son baptême du feu transfrontalier pendant deux à trois ans, puis est appelé, une fois formé et expérimenté, à faire partie des cadres de la Regio Basiliensis; il est alors remplacé par un nouveau novice. Cela dénote aussi le caractère accessoire accordé aux Infobests, qui n’est assurément pas exclusif de la Regio Basiliensis, Infobests qui sont en prise directe avec la société civile, objet transfrontalier dérisoire et méprisé: pendant plus de six mois, en 2002, l’Infobest Palmrain a été privé de tous ses chargés de mission, soit démissionnaires, soit non reconduits dans leur contrat, soit rappelés par leur collectivité de rattachement : sur les quatre personnes en principe présentes, seule la secrétaire assurait l’ouverture de l’instance. Les collectivités qui détachaient du personnel (Conseil Général du Haut-Rhin, Land de Bade Wurtemberg et Regio Basiliensis) n’ont pas manifesté la moindre inquiétude sur ce désert qu’elles avaient elles-mêmes provoqué, et ont procédé à des recrutements avec la plus manifeste lenteur. Cela met en évidence l’existence d’un roulement (turn-over) relativement élevé dans la population d’agents du niveau des chargés de mission spécialisés dans la coopération transfrontalière. D’autre part, un travail suffisamment individualisé dans ces instances transfrontalières évite des frictions entre agents détachés. L’exemple d’une agent française, détachée par le Conseil Général du Bas-Rhin à l’Infobest

459 Notes de terrain.

Kehl-Strasbourg, puis rappelée après plusieurs années de travail, affirmait avec insistance que son travail au contact des frontaliers à Infobest lui convenait et qu’elle le regrettait. Cela tranchait évidemment avec un nouveau poste exclusivement administratif, dans lequel elle paraissait s’ennuyer. Elle notait que chaque agent détaché avait une certaine indépendance dans son travail et que les relations entre eux étaient bonnes. Cette appréciation positive de son ancien poste au contact du public pouvait avoir comme fondement un processus d’auto- entretien, un cercle vertueux : des valeurs humanistes et européennes se voyaient matérialisées par un travail au service de frontaliers, travail dont les résultats concrets gratifiants alimentaient à leur tour ces valeurs. A l’inverse, dans un nouveau poste administratif consacré au transfrontalier, considéré au sein du Conseil Général comme une promotion, ce cercle vertueux se voit rompu et substitué par un cercle vicieux : ses nouvelles responsabilités consistant à négocier et à mettre en œuvre des politiques qui ne s'attaquent pas aux problèmes rencontrés auparavant quotidiennement à Infobest, au contact de frontaliers, contredisent les valeurs européennes qui fondent la motivation de son investissement professionnel transfrontalier.

L’absence de concurrence entre élus, du fait de l’inexistence d’un électorat transfrontalier, tout comme l’évitement de sujets difficiles, facilitent grandement les relations entre élus. L’appartenance politique partisane ne joue pas en principe, dans le champ transfrontalier, ce qui renforce mécaniquement les liens existants et facilite l’émergence d’entrepreneurs et de réseaux transfrontaliers.

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