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Le recours à l’entretien semi-directif en vue d’approfondir l’observation participante

Section 2. L’enquête qualitative complétée par des travaux de seconde main

B. Le recours à l’entretien semi-directif en vue d’approfondir l’observation participante

L’entretien est défini, à la suite de Madeleine Grawitz, comme « un procédé d’investigation scientifique, utilisant un processus de communication verbale, pour recueillir des informations, en relation avec le but fixé. »72 Nous avons choisi de nous orienter méthodologiquement vers des entretiens de type semi-directifs : ce type d’entretien paraît adapté aux caractéristiques de nos enquêtés, constitués en majorité d’agents administratifs et d’hommes politiques73. Nos entretiens se sont déroulés de 1999 à fin 2004-début 2005.

Les personnes interrogées étaient d’abord des personnes choisies en fonction de critères s’apparentant à l’accessibilité immédiate correspondant aux cercles les moins élitistes, puis le tissu de relations s’établissant progressivement grâce à nos contacts et à nos recherches des recommandations ont permis de toucher d’autres acteurs. Certains acteurs ont été écartés au contraire choisis, en tenant compte de leur investissement réel et non formel : des acteurs particulièrement investis paraissent aussi « séduisants » que des acteurs apparemment démotivés en tant que futurs enquêtés. Le « qui avez-vous déjà interrogé ? » quasi- systématique, dans un champ professionnel réduit, conduit à dresser alors une liste qui aide à déterminer où se situe l’enquêté : avoir interrogé un acteur est approuvé tandis qu’un autre est poliment blâmé. Chronologiquement, nous avons commencé par des entretiens

72 GRAWITZ, Madeleine, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1993 (9e édition), p. 570.

73 MONTANE, Michel-Alexis, « L’entretien semi-directif de recherche est-il adaptable à de nouvelles situations d’enquête ? », in : BLANCHARD, Philippe et RIBEMONT, Thomas (dir.), Méthodes et outils des sciences sociales. Innovation et renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 23.

exploratoires, puis pendant et après nos observations participantes, nous avons mieux ciblé nos interrogés et conduit nos entretiens avec plus d’expérience. Nous avons donc procédé par « cercles concentriques », allant des témoins et agents vers les élus ou fonctionnaires investis d’un pouvoir décisionnel. Dans le cadre de l’enquête sur le manuel scolaire, nous avons repris contact avec d’anciens professeurs d’histoire-géographie, en particulier dans l’objectif de bénéficier d’une relation préétablie qui facilite la transmission d’informations.

Le temps n’est pas une valeur également partagée par l’enquêté et l’enquêteur74 : plus le rang hiérarchique de l’interrogé est élevé, plus l’enquêteur doctorant —par nature dépourvu de capital social ou professionnel à faire valoir— doit se soumettre aux aléas de l’agenda de son interlocuteur, notamment en matière de temps disponible ; néanmoins, aucune difficulté notable concernant la programmation de ces entretiens ne peut être sérieusement avancée, en dépit de rares reports ou annulations : le temps accordé par les interrogés est même parfois considérable (jusqu’à deux heures continues au lieu d’une heure prévue au départ). Comme l’ont confirmées nos observations participantes, les agendas des professionnels du transfrontalier restent, sauf dans le cas d’une urgence ou dans le cas de relations aléatoires avec le public, largement flexibles.

Ces entretiens semi-directifs, en dépit des risques limités d’instrumentalisation par les acteurs (2.), ont produit un matériau utile pour saisir les itinéraires de vie et les représentations des acteurs (1.).

1. Les apports de l’entretien semi-directif : parcours biographiques et représentations des acteurs

Les entretiens permettent de retracer les parcours biographiques des acteurs et d’avoir accès à leurs représentations. Ces trajectoires biographiques font apparaître dans certains cas un « bricolage identitaire », entrevu à travers l’influence de trajectoires familiales, académiques ou personnelles sur la trajectoire personnelle. Comment se sont présentés à nous les enquêtés ? Une tendance prévisible était de se trouver confronté à des acteurs s’appropriant un rôle de porte-parole de la coopération transfrontalière dans la région et, à la

connaissance de notre sujet de thèse, en Europe. La réalité de nos entretiens a cependant été assez nuancée : un positionnement pluriel a fréquemment été observé, nos interrogés passant du rôle de professionnels de la coopération transfrontalière, tantôt libres tantôt contraints, situés dans un environnement institutionnel et politique dont les clivages étaient euphémisés, à un rôle politique critique, et parfois désabusé. Des prises de position en tant que membre d’une institution ou en tant que « national » servent à stigmatiser un partenaire, ce qui tranche avec l’affichage européen fraternel de principe. La maîtrise d’une langue étrangère servant dans le cadre professionnel est un des vecteurs qui permet d’infiltrer des trajectoires éducatives ou familiales ; cette recherche de « multipositionnalités »75 est admise par certains interrogés, mais rejetée ou abordée de manière évasive par d’autres. Cela renvoie non seulement aux différentes classes d’âge des enquêtés, mais aussi aux interactions que ces classes d’âge autorisent ou limitent entre enquêté et enquêteur.

A la suite des travaux de Magali Boumaza, nous avons opté pour l’entretien compréhensif, qui permet de « pénétrer le monde de la personne interrogée pour comprendre son engagement ».76 Or dans ce cadre, des représentations produites par l’intégration régionale européenne, la réconciliation franco-allemande, la place des régions en Europe paraissent déterminantes. Ainsi, on décèle, en particulier parmi les jeunes agents, une continuité ou une cohérence du modèle de socialisation chez certains enquêtés : l’ouverture à l’intégration régionale européenne, expérimentée par exemple à travers la réalisation d’une partie des études supérieures dans un pays de l’Union Européenne (programme Erasmus), est plus ou moins prolongée dans la sociabilité professionnelle transfrontalière. Cette continuité est complétée par d’autres socialisations, empruntées à leurs supérieurs hiérarchiques : ces derniers exploitent le modèle européen dans le sens de leur propre trajectoire, dans un laps de temps plus long, en soulignant l’importance de la paix retrouvée (Rhin supérieur) ou de la démocratie partagée (Eurorégion méditerranéenne). Ces cohérences générationnelles dans les modèles de socialisation ne s’avèrent pas cloisonnées : les représentations véhiculées s’interpénètrent et produisent un ensemble plus ou moins marqué en fonction de l’enquêté.

74 MONTANE, Michel-Alexis, « L’entretien semi-directif… », op. cit., p. 25. 75 BOUMAZA, Magali, Le Front national et les jeunes…, op. cit, p. 113.

76 KAUFMAN, Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, cité par BOUMAZA, Magali, Le Front national et les jeunes…, op. cit., p. 116.

Les lieux des entretiens ne sont pas neutres et témoignent de l’ouverture du champ professionnel transfrontalier vis-à-vis de l’extérieur : en effet, j’ai presque toujours été reçu dans les bureaux, individuels ou partagés, où travaillaient les interrogés. Mon intrusion — connue, vue ou sue— au sein de certaines organisations permet pour les interrogés de se valoriser dans leur position parfois dominée. Ces endroits regorgent de détails (disposition et taille, décoration abondante ou au contraire sobriété) dont la prise en considération a été exploitée avec une extrême prudence, en fonction des trajectoires des interrogés. Certains entretiens ont été réalisés dans des bureaux vides ou des salles de réunion préservés de l’activité du reste de l’entité, certains interrogés anticipant d’être dérangés à leur poste habituel et marquant ainsi un témoignage de disponibilité exclusive à notre égard durant le temps de l’entretien ; dans d’autres cas, le renvoi explicite et ponctuel de leur ligne téléphonique au standard ou au secrétariat suffisait pour faire bonne figure77 tout en s’affichant aguerri dans l’art de l’interview. Cette ouverture et cette volonté affichées de dialoguer vers l’extérieur ont pour double objet de produire une reconnaissance académique, extérieure au champ professionnel qui fait régulièrement défaut à l’enquêté dans son institution, et par ailleurs de matérialiser le concept très plastique de « subsidiarité », en voulant prouver qu’un dossier européen, tel que celui de la coopération transfrontalière, est accessible en dépit de sa technicité, en passant par le niveau local ou régional.

2. Les risques mineurs d’instrumentalisation

Le magnétophone s’avère déstabilisant pour certains interrogés qui peuvent être récemment installés dans leur poste ou qui n’ont pas l’habitude de l’exercice de l’entretien. Toutefois, une majorité semble accoutumée au jeu des questions-réponses : des relations avec des journalistes régionaux et locaux sont fréquentes, ou bien nous nous distinguons dans le défilé des étudiants affairés à la rédaction d’un mémoire de maîtrise ou de troisième cycle, dans la mesure où nous représentons, en raison de notre candidature doctorale, une espèce manifestement assez rare dans ce domaine. La méfiance concernant l’utilisation de l’entretien

77 GOFFMAN, Erving, « Perdre la face ou faire bonne figure ? Analyse des éléments rituels inhérents aux interactions sociales », Les rites d'interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 9-42.

est rarement exprimée, mais le « retour » de ce travail doctoral dans le transfrontalier est en revanche expressément attendu. La réticence affichée dès le départ a parfois pu être limitée en recourant à des moyens proches de ceux employés par Eric Savarese, dans son enquête auprès des militants pieds-noirs.78 Ce dernier commente son travail en rappelant dans quelle mesure des photos produites devant les enquêtés ont permis, avec le renfort d’autres biais méthodologiques, de s’abstraire de paroles convenues, de libérer la parole des enquêtés.79 Or dans notre cas, la médiation des projets INTERREG a permis de donner une matérialité à la

coopération transfrontalière, en replongeant les acteurs dans des parcelles objectivées de leur trajectoire professionnelle. Alors que des questions sur l’architecture institutionnelle, sur les acteurs, sur les valeurs véhiculées par la coopération transfrontalière n’apportent que des réponses superficielles, les projets donnent au contraire corps à ces relations immatérielles et éveillent les souvenirs des enquêtés, provoquent l’évocation de faits inconnus de l’enquêteur, ou suscitent des critiques jusqu’alors tues ou euphémisées.

Certaines « confidences » faites hors enregistrement ont posé problème en ce qui concerne leur exploitation ultérieure : en faisant la part des déclarations faussement sulfureuses, connues après vérification de tout le milieu, des affirmations mettant professionnellement en péril leur émetteur, nous avons choisi l’option d’en mentionner certaines sous couvert d’anonymat.

Les résultats de ces entretiens ont été variables et fonction de plusieurs critères : attitude de l’enquêteur, capacité à faciliter l’expression de l’interrogé ou à comprendre ce que l’enquêté veut dire. Le risque de « l’illusion biographique » exige que l’on puisse faire la part de ce qui est reconstruit sur le plan autobiographique, de manière consciente ou inconsciente, de ce qui est objectif. Le risque d’avoir un matériau qualitatif déséquilibré entre nos deux terrains d’études —Rhin supérieur et Eurorégion méditerranéenne— s’est révélé rapidement sérieux. Dans cette perspective, nous avons été amenés à recourir à d’autres méthodes d’enquête, afin de ne pas tomber dans un piège ethnocentrique rhénan.

78 SAVARESE, Eric, L’invention des Pieds-Noirs, Paris, Séguier, 2002.

79 SAVARESE, Eric, « Enquêter auprès de militants pieds-noirs en guerre de mémoire », in : BLANCHARD, Philippe et RIBEMONT, Thomas (dir.), Méthodes et outils des sciences sociales. Innovation et renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 49-59.

§2. Les difficultés matérielles de l’étude

Les obstacles matériels majeurs de ce travail ont été d’ordre financier. Il ne nous a été possible d’effectuer un voyage à Barcelone qu’une fois dans le cadre de cette thèse, pendant une durée d’une semaine. De ce fait, il ne nous a pas été possible de reproduire l’équivalent de notre observation participante dans le Rhin supérieur à l’échelle de la frontière franco- espagnole orientale (A.). Cependant, nous avons tenté de compenser ce déficit qualitatif par le recours à des moyens d’enquête matériellement mobilisables depuis Strasbourg (B.).

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