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Un instrument juridique inoffensif laissé aux entités infra-étatiques : le jumelage

Chapitre I. La mise sur agenda des problématiques transfrontalières en Europe

Section 2. L’émergence et l’inscription de la thématique transfrontalière en Europe

A. Le transfrontalier envisagé comme une variante des relations internationales

1. Un instrument juridique inoffensif laissé aux entités infra-étatiques : le jumelage

Les jumelages182 ne sont pas valorisés par les acteurs de la coopération transfrontalière que nous avons rencontrés comme des activités transfrontalières que l’on pourrait intégrer à la noblesse actuelle des activités de coopération. Toutefois, il convient de remarquer avec Pierre Eckly que, malgré sa désuétude, « le rattachement réglementaire de ‘tous les échanges internationaux dans le domaine communal’ à la ‘matière’ des ‘jumelages’ (…) constitue une première invitation à restituer au droit de la coopération transfrontalière l’enracinement

181 BALME, Richard, « Pourquoi le gouvernement change-t-il d’échelle ? », in BALME, Richard (dir.), Les politiques du néo- régionalisme, Paris, Economica, 1996, p. 11-39.

182 V. par exemple HAMMAN, Philippe, « Les jumelages de communes, miroir de la construction européenne ‘par le bas’ », Revue des sciences sociales (Strasbourg), 2003, n° 30, p. 158-165. - V. également le mémoire de MEDINA, Caroline, Les jumelages, un instrument innovant d' ’Institution Building’ pour favoriser l'élargissement de l'Europe, Strasbourg : Université Robert Schuman, 1999. A titre anecdotique, on pourra consulter dans le bulletin municipal de Marckolsheim l’article de FEYT, Marie-Thérèse, relatif à un des jumelages franco-alsaciens existant, Le Bugue (Périgord)-Marckolsheim (1986).

historique duquel il est souvent détaché »183. Jusqu’au début des années 1980 en France, la coopération transfrontalière était envisagée comme une compétence classique et exclusive de l’Etat, dans le cadre de ses activités internationales ; par conséquent, il est facile de mettre en évidence, dans les accords et traités conclus antérieurement entre les Etats, des éléments tangibles de coopération transfrontalière. Ainsi, sur la frontière rhénane, le traité de capitulation du 30 septembre 1681 règle le sort de la ville de Strasbourg « et [de] toutes ses dépendances », qui tombent « en [la] royale protection » du roi de France. Les précisions relatives à la nouvelle frontière établissent en principe un cloisonnement strict du territoire annexé par la France : une rupture de « toutes les communications » de la ville « avec le Rhin et les routes d’Allemagne » avait été établie, de même que la « réunion de l’Alsace » au royaume de France.

Philippe Hamman situe l’apparition des jumelages en Europe avec la création, en 1951, par une cinquantaine de maires, du Conseil des Communes et des Régions d’Europe (CCRE)184.

Cette association n’est pas un organe communautaire, mais « un regroupement privé d’édiles retenu comme interlocuteur privilégié sur les questions de jumelages depuis 1988 »185. Le CCRE couvre toutefois d’autres champs d’activité186. Ces jumelages connaissent un essor particulier dans les espaces frontaliers. A partir des années 1960, les jumelages se sont multipliés dans l’espace rhénan et ont constitué les premières relations formelles entre

183 ECKLY, Pierre, « Le droit de la coopération transfrontalière », in RISCH, Paul (coord.), Guide juridique de la coopération transfrontalière, Strasbourg, PUS, 1995, p. 9-49 (citation : p. 18-19). – Le texte qui encadre les jumelages correspond au décret du 24 janvier 1956 portant création d’une commission chargée de coordonner les échanges internationaux dans le domaine communal, JORF, Lois et Décrets, 26 janvier 1956, p. 965 ; cité par Pierre Eckly, ibid., p. 18.

184 Site Internet consultable à l’adresse suivante : http://www.ccre.org

185 HAMMAN, Philippe, “ Les jumelages de communes, miroir de la construction européenne ‘par le bas’ ”, Revue des sciences sociales (Strasbourg), 2003, n° 30, p. 158. – Grâce à cette position d’interlocuteur privilégié, la Commission Européenne participe au budget du CCRE : « Le budget annuel du CCRE s’élève à 2 millions d’Euros, provenant principalement de la cotisation des associations membres. La Commission européenne contribue au budget à hauteur de 15% par le biais d'une subvention annuelle. » (http://www.ccre.org/presentation.htm - consulté dernièrement en août 2004). Ces relations concernent la DG Education et culture de la Commission.– Dans la même perspective, v. le mémoire de

MEDINA, Caroline, Les jumelages, un instrument innovant d'"Institution Building" pour favoriser l'élargissement de l'Europe, Strasbourg, Université Robert Schuman, 1999.

186 Les domaines d’action exposés sur le site Internet du CCRE concentrent une variété de sujets impressionnante : les autorités locales et régionales en tant qu'employeurs, la coopération Nord-Sud, la démocratie locale et régionale, le développement durable, l’égalité des chances, l’emploi, l’énergie, l’environnement, la gouvernance et l’avenir de l’UE, les autorités locales dans le monde, la politique régionale, la politique sociale, la politique urbaine et rurale, les services et marchés publics, la société de l’information et les transports.

collectivités alsaciennes et allemandes, et dans une moindre mesure avec des collectivités suisses. Ce mouvement s’explique essentiellement pour deux raisons187.

D’une part, l’inscription de jumelages s’opère dans un agenda plus vaste, celui de la réconciliation franco-allemande. Cette participation a lieu à la suite du Traité franco- allemand dit « de l’Elysée », signé le 22 janvier 1963 par le Général de Gaulle et le Chancelier Konrad Adenauer. Le jumelage entre Kingersheim (France) et Hirschau (Allemagne) témoigne de cette volonté de rapprochement :

« L'année même où de Gaulle et le Chancelier Adenauer signaient le traité franco- allemand pour la construction européenne, Eugène Béhé, maire de Kingersheim, et Franz Reisch, son homologue d'Hirschau, s'engageaient avec le même enthousiasme dans le jumelage de leurs deux villes. Il s'agissait ‘de maintenir et de renforcer les liens permanents entre les municipalités des deux communes’ mais aussi ‘d'encourager, dans tous les domaines, de fructueux échanges afin d'obtenir grâce à ces relations pacifiques la réalisation de l'idéal démocratique’. Symbole d'engagement et d'amitié, la rue Principale de Kingersheim était d'ailleurs baptisée rue de Hirschau, tandis qu'une rue de Hirschau se voyait nommée ‘Kingersheimerstrasse’. »188

Cela est rappelé au cours de la célébration du quarantième anniversaire du jumelage, en 2003, à travers le discours du maire allemand, Hermann Endress, qui souligne « son profond respect pour la Ville de Kingersheim qui a signé, vingt ans après la guerre et la destruction de la moitié de ses habitations, un pacte de réconciliation avec une commune allemande »189. Les délégations se retrouvent également autour du monument aux morts :

« Par les méandres de l'histoire, nous honorons ensemble les hommes qui sont tombés pour s'être battus les uns contre les autres… Heureusement, depuis, la fraternité est redevenue la règle entre nous. C'est avec une grande émotion que je me joins à vous pour rendre hommage à tous ceux qui reposent à Hirschau et à Kingersheim. Leurs enfants et leurs petits-enfants, cinquante ans plus tard, se donnent la main et se souviennent d'eux côte à côte… »190

Cela renvoie à l’« invention d’une tradition » liée à une utopie européenne191. A l’inverse, on ne trouve pas de commémoration de cette nature dans la coopération transfrontalière rhénane : bien que la réconciliation franco-allemande soit présente en toile de fond, de

187 FINCK, Olivier, La coopération décentralisée des collectivités locales. L’exemple alsacien, Strasbourg, Ronald Hirlé et Académie de la Coopération Transfrontalière (ACTE), 1996, p. 28-31.

188 Site Internet de Kingersheim – Présentation du jumelage :

http://www.ville-kingersheim.fr/kingersheim.php?tpl=2_7 (dernièrement consulté en août 2004). 189 Site Internet de Kingersheim – Présentation du jumelage, op. cit.

190 Extrait d’un discours prononcé en allemand par Jo Spiegel, maire de Kingersheim, le 10 mai 2003

191 HOBSBAWM, Eric, « Inventing Traditions », Enquête, n° 2, 1995, p. 171-189 ; cité par HAMMAN, Philippe, « Les jumelages de communes, miroir… », op. cit., p. 163.

nombreux sujets relatifs à l’occupation allemande de 1871-1918 et à la seconde guerre mondiale restent tabous. Le projet d’ouvrage scolaire transfrontalier franco-germano-suisse en témoigne amèrement (v. infra).

D’autre part, des activités sportives et culturelles constituent le cœur des activités de jumelages, réunissant « les responsables municipaux et associatifs »192 Les formes de jumelage évoluent depuis les années 1960 vers une forme moins marquée par une emprise communale : une volonté d’émancipation de la population à avoir des relations sans encadrement institutionnel se fait jour193. Les difficultés de maintenir un jumelage en vie sont aussi liées à l’alternance des équipes municipales. En effet, le jumelage ne s’écarte pas des autres politiques d’une municipalité : elles sont « susceptibles de diviser les élus, dans la mesure où sa concrétisation passe effectivement par du volontarisme et une adhésion personnelle au projet »194.

En revanche, dans les Pyrénées, ce mouvement des jumelages ne vient que tardivement, et s’insère dans un agenda séparé qui démarre à partir de la transition démocratique espagnole et surtout de l’intégration de l’Espagne dans l’Europe. A l’image notamment des pays de l’Est avec lesquels la Commission Européenne favorise l’instauration de jumelages195, les premiers rapports entre les collectivités territoriales frontalières des Pyrénées s’exercent à travers des jumelages, au début des années 1980, quelques années à peine après la fin du régime franquiste. Les jumelages avec des municipalités catalanes sont pour moitié orientés vers des municipalités de l’Eurorégion méditerranéenne. 47 jumelages sont donc conclus entre municipalités frontalières de l’Eurorégion méditerranéenne, sur un total de 95 jumelages franco-espagnols recensés par le Consulat Général de France à Barcelone.

192 HAMMAN, Philippe, « Les jumelages de communes, miroir… », op. cit., p. 162.

193 Le maire de Zetting – jumelée avec Tholey, en Sarre - déclare ainsi : « Les déplacements de masse ont cédé le pas à des rencontres plus informelles et des relations amicales entre familles. Un engouement certain au début… et un intérêt en baisse auprès des jeunes générations qui veulent se déplacer, communiquer sans être prisonniers de l’encadrement d’un jumelage. » - HAMMAN, Philippe, « Les jumelages de communes, miroir… », op. cit., p. 162.

194 HAMMAN, Philippe, « Les jumelages de communes, miroir… », op. cit., p. 163.

195 Le programme TACIS est illustre la possibilité de nouer des jumelages avec des collectivités territoriales des NEI. Par ailleurs, le programme « Jumelages des villes », ouvert sur l’ensemble du territoire communautaire, est parrainé par la DG

Education et culture de la Commission Européenne. Depuis 1993, elle « décerne chaque année le prix des "Étoiles d'Or" à dix projets de jumelage particulièrement remarquables par la contribution fructueuse qu'ils apportent à l'intégration européenne et au rapprochement des citoyens européens. »

(http://europa.eu.int/comm/dgs/education_culture/towntwin/best_fr.html).

Les jumelages ont permis à l’Etat, notamment français, de contrôler très strictement la coopération décentralisée des collectivités. Ainsi, dans une circulaire du 26 mai 1994196, les Ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères rappellent le cadre juridique contraignant dans lequel s’inscrit cette coopération. Le Conseil d’Etat rappelle ainsi, dans l'affaire Commune de Pierrefite-sur-Seine du 23 octobre 1989, qu’il est inenvisageable pour une collectivité de s’immiscer dans les relations interétatiques : cette dernière s’était en effet jumelée avec une collectivité nicaraguayenne et avait pris parti en faveur du gouvernement sandiniste ; or le gouvernement sandiniste était alors attaqué par les contras et les Etats-Unis dans un conflit de basse intensité ; le gouvernement français ne souhaitait pas, à l’époque, contrarier les Etats-Unis impliqués dans le conflit et affichait une passivité qui ne menace pas ses propres intérêts. Ce jumelage franco-nicaraguayen a été censuré par le Conseil d’Etat, dans la mesure où il existait un « défaut d’intérêt communal non par absence de lien matériel entre la commune et l’organisme destinataire de la subvention, mais par la nature politique du conflit (Nicaragua) auquel les communes sont ainsi amenées à prendre parti. » Le jumelage est par conséquent un instrument juridique contrôlé par l’Etat, et qui limite les relations entre municipalités jumelées à des activités symboliques et dénuées d’enjeu politique international.

Ceci explique peut-être que plusieurs professionnels de la coopération transfrontalière interrogés dans le Rhin supérieur balayent le jumelage d’un revers empressé : il ne s’agit pas de coopération transfrontalière, mais de pratiques du passé, folkloriques, antérieures à la coopération transfrontalière.197 Les chronologies officielles d’Infobest et de la Regio Basiliensis198 ne mentionnent pas le jumelage. La thèse d’histoire de Birte Wassenberg, fonctionnaire territoriale, attachée de la Région Alsace, ne contient aucune partie relative aux jumelages. Pourquoi cette stigmatisation collective du jumelage s’opère-t-elle dans le Rhin supérieur ? Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées : d’abord, le jumelage est dévalorisant, dans la mesure où toute collectivité, y compris la plus insignifiante, détient les ressources en vue de monter un jumelage. Soulignons que la coopération transfrontalière n’a

196 « Circulaire relative à la coopération des collectivités territoriales françaises avec des collectivités territoriales étrangères », Ministère de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire et Ministère des Affaires étrangères, 26 mai 1994.

197 Entretien avec Patrick Goeggel ; entretien avec Patrice Herrmann.

pas fait disparaître les jumelages : les deux coexistent et présentent un rapport concurrentiel entre collectivités, notamment parce qu’elles sont chacune soutenues dans leurs initiatives par la Commission Européenne, soit DG Regio pour le transfrontalier, soit DG Education et

culture pour le jumelage. Par ailleurs, le jumelage renvoie les collectivités françaises à des relations de dominées par rapport à l’Etat, dans un contexte d’intégration européenne perçue comme moins avancée. En troisième lieu, les activités de municipalités jumelées —activités principalement culturelles (appartenant parfois à un registre folklorique) et sportives— tranchent avec des questions techniques sensées être traitées dans le cadre de la coopération transfrontalière. Enfin, cette stigmatisation du jumelage renvoie au statut « noble »199 de ceux qui opèrent cette stigmatisation : détenteurs d’un capital culturel et technique spécifique, les agents et élus investis dans la coopération transfrontalière se démarquent de la plèbe des jumelages afin de s’inscrire dans une forme de « noblesse européenne ». L’adoubement opéré par la Commission Européenne, à travers les programmes INTERREG dans chaque espace transfrontalier, leur donne le droit d’appartenir à un ordre dominant qui certifie leurs aptitudes.

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