• Aucun résultat trouvé

Une lecture singulière de la formation professionnelle

4. L’interprétation par le pair formé des règles apprises

Alors que le premier emploi a été surtout l’occasion pour le pair formé d’utiliser la pratique spécifique enseignée en restant proche des circonstances d’enseignement, le second emploi lui permet d’adapter de plus en plus la pratique spécifique enseignée à sa propre pratique. Le second emploi permet donc l’interprétation des règles apprises par le pair formé dans des circonstances différentes de celles dans lesquelles s’est réalisé l’apprentissage et en autorise leur développement. De ce point de vue les relations entre le pair formé et le pair formateur deviennent plus symétriques. En effet, ce second emploi peut avoir deux destins possibles :

(a) elle peut permettre au pair formé de parfaire son apprentissage des règles et au pair formateur de poursuivre éventuellement son activité d’explication ostensive.

(b) À la différence de ce qui se passe habituellement en formation initiale, cette deuxième réalisation peut susciter un mouvement de retour par lequel le pair formé développe un point de vue original et efficace quant au suivi de la règle qu’il a apprise. Ce faisant il peut lui-même proposer des pratiques inédites et renverser les rôles au sein de la dyade en devenant à son tour pair formateur.

À l’origine de ce développement de l’activité du pair formé, se trouve l’interprétation des règles apprises en tant que « substitution d’une expression de la règle à une autre » (Wittgenstein, 2004, §201). Cette substitution correspond à un usage « extensif » (Chaliès &

Bertone, 2008) des règles enseignées et apprises. Ceci est rendu possible par l’exercice de la capacité normative d’identification d’airs de famille entre les expériences normatives enseignées et les expériences vécues par le pair formé lors de sa pratique. Ces airs de famille correspondent à des ressemblances entre les expériences sans nécessairement qu’il y ait un caractère commun à ces expériences. En utilisant la métaphore de la famille des nombres, Wittgenstein précise « nous étendons notre concept de nombre à la manière dont on entrelace une fibre à une autre pour tisser un fil. Et la force du fil ne tient pas au fait qu’une quelconque des fibres le parcourt sur toute sa longueur, mais au chevauchement de nombreuses fibres » (Wittgenstein, 2004, § 67). Ce sont donc les airs de famille qui existent entre les règles des jeux de langage de la pratique du pair formateur et celle des jeux de langage de la pratique du pair formé qui permettent l’interprétation des règles apprises, autrement dit le développement professionnel. Selon Cometti (2004) et Ter Hark (1990), il existe des relations « horizontales » entre les règles d’un même jeu de langage et des relations « verticales » entre des règles

appartenant à des jeux de langage différents. L’interprétation des règles est donc à considérer selon ce double niveau. D’un côté l’interprétation des règles se nourrit des autres règles du même jeu de langage et de l’autre elle se nourrit des règles d’autres jeux de langage. En ce sens, l’apprentissage de nouveaux systèmes de règles est une condition du développement professionnel, mais aussi une caractéristique spécifique des interactions de formation entre pairs expérimentés. Disposant de jeux de langage voisins antérieurement appris et d’un nombre important de circonstances d’exercice du métier, les expérimentés sont rapidement capables d’identifier des airs de famille entre suivis de règles appartenant au même jeu de langage ou à un autre.

Selon Wittgenstein (2004), l’interprétation d’une règle apprise (ou la maîtrise d’une technique) est toujours relative à des circonstances déterminées. Selon ces circonstances, il existe différentes natures d’interprétation (Cometti, 2004 ; de Lara, 2005 ; Le Du, 2004). La modélisation proposée par de Lara (2005, p. 110) permet de les énoncer : « De façon métaphorique « connaître » est pour ainsi dire entre « comprendre » et « être capable de ». « Maîtrise d’une technique » est le nom que Wittgenstein donne à ce réseau de concepts ». La modélisation de de Lara permet de comprendre que l’activité d’interprétation de type

« compréhension de la règle » se déroule lorsque les circonstances sont proches de celles des situations d’apprentissage ; et que l’activité d’interprétation de type « être en capacité de créer à partir de la règle » a lieu lorsque les circonstances sont éloignées de celles des situations d’apprentissage (Chaliès, 2012). À partir de cette modélisation, il vient que l’activité d’interprétation des règles de type « compréhension des règles » se déroule pour le pair formé surtout lors du premier emploi de la pratique spécifique et que l’activité d’interprétation de type

« être en capacité de créer à partir de la règle » a lieu surtout lors du second emploi. Néanmoins, il est important d’insister sur le fait que la philosophie wittgensteinienne n’est pas essentialiste.

Ces natures d’interprétations sont enchevêtrées et peuvent à ce titre se dérouler de façon concomitante lors d’une même phase de formation. Selon de Lara (2005), la pensée est une expérience vécue, c’est un concept transcatégoriel.

Le développement professionnel est favorisé par l’accompagnement de l’interprétation des règles apprises. L’activité du pair formateur consiste à aménager la situation de formation afin que le pair formé puisse « voir comme », « sentir comme » et/ou « agir comme » (Pastorini, 2010) il a pu le faire lors des situations support à l’apprentissage des règles considérées. En rendant explicites les airs de famille entre sa pratique spécifique et la pratique du pair formé, le pair formateur favorise l’interprétation des règles apprises. Ce second accompagnement est

également l’occasion pour le pair formé de parfaire son apprentissage des règles, notamment en profitant de l’activité d’explication ostensive du pair formateur concernant les éventuels malentendus ou mésinterprétations.

Néanmoins, comme déjà évoqué plus haut, lors de ce deuxième emploi de la pratique spécifique le pair formé aura pu également interpréter seul certaines règles et pourra ainsi montrer au pair formateur une variante de sa propre pratique. Cette variante constitue une création du pair formé à partir des règles enseignées et apprises. Ces créations constituent des possibles réels et ordinaires alimentant le développement réflexif du pair formateur quant à sa propre pratique. Si lors de l’enseignement ostensif et du contrôle de la première mise en œuvre les relations étaient plutôt asymétriques entre le pair formateur et le pair formé, lors de l’accompagnement de l’interprétation cela est moins le cas.

Chapitre 3

Outline

Documents relatifs