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L’apprentissage organisationnel : naissance d’un champ de recherche

Entre théorie et pratique : apprentissages organisationnels et organisation apprenante.

2.1.1. L’apprentissage organisationnel : naissance d’un champ de recherche

2.1.1.1. Auteurs précurseurs

Avant la création de l‟apprentissage organisationnel comme champ de recherche à proprement parler, Easterby-Smith et Lyles (2011) identifient quatre auteurs principaux qui se sont penchés sur la question des apprentissages. Ces quatre auteurs sont non seulement importants pour les théories de l‟apprentissage organisationnel en général, mais ils sont également particulièrement significatifs dans la construction de mon cadre théorique.

Dewey (1916) fut le précurseur, s‟intéressant déjà à l‟apprentissage tiré de l‟expérience. Il affirma notamment, dans Democracy and Education, que les apprentissages, ici liés à l‟éducation, se réalisent à travers les interactions sociales. Il est donc également précurseur de l‟approche du « constructivisme social » dont je parlerai plus loin (voir 2.1.2). Considéré par beaucoup comme l‟un des auteurs les plus influents dans le domaine des sciences de l‟éducation, il affirme que la connaissance est ancrée dans un contexte social et culturel, ce qui se traduit en sciences de l‟éducation par l‟idée d‟apprentissage expérientiel, notion reprise plus tard par Kolb.

L‟idée de l‟apprentissage expérientiel, d‟une connaissance ancrée dans la situation qui l‟a produite, est plus tard développée par Polanyi (1966), qui fut le premier auteur à utiliser le terme de connaissance tacite. La connaissance tacite est identifiée comme une connaissance qui ne peut être articulée de manière verbale, et qui peut s‟exprimer par exemple par des « impressions » ou des « intuitions ». Polanyi oppose cette idée de connaissance tacite à celle de connaissance explicite. Cette distinction sera plus tard utilisée par Nonaka et Takeuchi (1997) comme fondation de leur théorie de la connaissance créatrice.

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Alors que ces deux premiers auteurs posent les premières briques de ce que seront les théories sur l‟apprentissage, en particulier individuel, Penrose (1959) cadre ce champ dans le contexte de l‟entreprise, et en particulier de sa compétitivité. Elle proposa l‟idée selon laquelle un surplus de ressources dans l‟organisation peut être un avantage, l‟innovation venant de l‟expérimentation, et donc d‟une « liberté » permise par le temps libre par exemple. Ces mêmes idées seront plus tard développées en particulier par March dans son modèle de l‟apprentissage par exploration (March, 1991). Penrose apporte également une nouvelle « brique » à la construction d‟une théorie constructiviste de l‟apprentissage organisationnel en proposant une définition holiste de ce dernier. Elle reconnaît en effet que les connaissances d‟une organisation ne sont pas seulement la somme des connaissances des individus qui la composent, mais sont le fruit d‟un processus plus complexe.

Quant à Hayek, il problématise la capacité des entreprises à mobiliser la connaissance quand celle-ci est en général dispersée entre plusieurs individus (1945). Mais il est surtout important à mes yeux pour son anticipation de la vision située de la connaissance, dès 1945. Il en est non seulement l‟un des précurseurs, mais pose également les premières pierres de la recherche qualitative dans le domaine, la connaissance étant selon lui sensible au contexte dans laquelle elle est produite et circule. Les approches telles que les études de cas (voir chapitre trois) prennent donc tout leur sens dans la recherche d‟une compréhension des processus inhérents aux contextes observés. En ce sens, Hayek influencera de nombreux auteurs de l‟apprentissage organisationnel, les fronts de recherche qui s‟inscrivent dans cette tradition étant nombreux, notamment Brown et Duguid (1991) ainsi que Lave et Wenger (1991) pour les communautés de pratique et l‟apprentissage situé (voir 2.1.2).

2.1.1.2. Auteurs fondateurs

L‟un des premiers travaux concernant l‟étude des apprentissages organisationnels fut la théorie behavioriste de la firme (Cyert et March, 1963). Selon Cyert et March, l‟apprentissage organisationnel est une réponse stratégique d‟adaptation à l‟environnement à travers l‟utilisation de règles, procédures et routines. C‟est en effet lorsque l‟organisation ne peut pas contrôler des chocs externes qu‟elle produit de nouvelles réponses à ces chocs.

Cette approche est principalement comportementaliste, car elle voit l‟apprentissage comme la modification des « comportements » des individus face à un stimulus externe17. Les règles et

routines de l‟organisation sont alors les traces des apprentissages passés, et l‟organisation

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apprend en produisant ces routines, qui ne sont autre que des combinaisons perturbation- réaction (Pawlowsky, 2001).

Plus tard, Argyris et Schön (2001) publient « apprentissage organisationnel : théorie, méthode,

pratique », qui sera considéré comme le livre fondateur de la discipline à proprement parler.

La raison principale est qu‟ils se détachent de la vision « stratégiste » pour, dans la lignée de Simon, inclure le facteur humain dans le processus de décision. Ainsi, le comportement humain dans l‟entreprise n‟étant plus rationnel, les apprentissages ne sont plus automatiques, mais peuvent être freinés notamment par la mise en place de routines défensives. L‟intérêt d‟une recherche sur les processus d‟apprentissage prend alors tout son sens pour décrypter ce comportement humain.

La contribution la plus populaire d‟Argyris et Schön est leur modèle des boucles d‟apprentissage. Les apprentissages pour ces auteurs sont le fruit d‟un décalage perçu entre résultats espérés et résultats obtenus, les résultats espérés étant guidés par la théorie d‟action (si je fais x, j‟obtiendrai y). La théorie d‟action définit les mécanismes et les choix qui mènent d‟une situation à une conséquence recherchée. Ainsi, l‟organisation se retrouvant dans cette situation va, pour atteindre la conséquence, adopter une stratégie d‟action. L‟idée selon laquelle cette stratégie d‟action va bien mener à la conséquence, est le bon « chemin », est nommée Paradigme. La conséquence recherchée est quant à elle définie, dictée par les valeurs directrices de l‟organisation.

Si la conséquence recherchée n‟est pas atteinte, l‟organisation peut en conclure que la stratégie d‟action était mauvaise, ou que son paradigme était faux, c‟est-à-dire que la stratégie d‟action a bien été effectuée, mais n‟allait jamais conduire à cette conséquence recherchée : modifier alors la stratégie d‟action ou le paradigme constitue un apprentissage de simple boucle (ou « premier ordre »). En revanche, si l‟organisation commence à s‟interroger sur les conséquences mêmes atteintes, en se demandant par exemple si ces conséquences sont bien souhaitables par rapport à la situation initiale, ce sont les valeurs directrices de l‟organisation qui seront modifiées : il s‟agit d‟un apprentissage en double boucle (ou « second ordre »).

Cette grille d‟analyse a été largement adoptée par les auteurs de la discipline, et également élargie à d‟autres disciplines (sciences politiques, sciences de l‟environnement, etc.). Abstraction faite des éléments théoriques, l‟apprentissage en simple boucle se réfère à la question « faisons-nous les choses comme il faut ? », alors que l‟apprentissage en double boucle se réfère à la question « faisons-nous les bonnes choses ? ».

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FIGURE 2-2THÉORIE D’ACTION ET BOUCLES D’APPRENTISSAGES. D’APRÈS ARGYRIS ET SCHÖN,2001

Argyris et Schön développent également une troisième catégorie d‟apprentissage, qu‟ils qualifient de « deutéro-apprentissage ». Il s‟agit de la capacité d‟un individu ou d‟une entreprise à « apprendre à apprendre », à développer les compétences permettant de devenir une organisation qui pratique activement la création d‟apprentissages, plus tard qualifiée d‟« organisation apprenante ».

Il peut être également intéressant à ce sujet de mentionner les travaux de Bateson (1972). Même si cet anthropologue n‟a pas développé sa théorie des apprentissages dans le cadre des organisations, son travail est suffisamment cité, notamment par Argyris et Schön eux-mêmes concernant la notion de deutéro-apprentissage, pour mériter d‟être mentionné ici. Bateson propose, à l‟instar d‟Argyris et Schön, une classification des apprentissages en 5 types, chaque type étant « supérieur » au précédent. Ainsi, l‟apprentissage 0 fait référence à la situation sans apprentissage. L‟apprentissage I fait référence à l‟apprentissage tel quel. L‟apprentissage II est mentionné comme deutéro-apprentissage (« apprendre à apprendre »), qui est en fait un

changement de l‟apprentissage I. Récursivement, il appelle apprentissage III un changement

d‟apprentissage II, et ce jusqu‟à l‟apprentissage V. Cette théorie est une conceptualisation tirée des sciences cognitives, et non un cadre d‟analyse des apprentissages organisationnels. Pourtant, le concept de deutéro-apprentissage qu‟il propose deviendra plus tard central pour les chercheurs et praticiens se focalisant sur le concept de l‟organisation apprenante. Cette réflexivité donne en effet une nouvelle dimension à l‟apprentissage par rapport à celle proposée par Cyert et March (op. cit.). L‟organisation, dans sa dimension apprenante, ne se réduit plus seulement à sa capacité à s‟adapter à de nouveaux signaux, à créer de nouvelles

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règles et normes, mais les individus qui la composent peuvent produire des automatismes sur ces processus, les affiner et les corriger.

2.1.1.3. Apprentissage en triple boucle, une notion en débat

Alors que les concepts de 1ère et 2nde boucle tels que définis par Argyris et Schön sont

largement acceptés et utilisés, la notion de triple boucle est plus floue, et de nombreux auteurs l‟utilisent sans vraiment réfléchir à son origine.

En effet, il est fréquent de voir le terme triple boucle attribué à Argyris et Schön (Romme et Van Witteloostuijn, 1999 ; Yuthas, Dillard et Rogers, 2004), quand bien même ce terme, ou ses variations, n‟apparaît nulle part dans leurs écrits.

Tosey et al. (2012) affirment non seulement l‟absence d‟un tel terme, mais également de quelque concept s‟en rapprochant. Ce que ces auteurs attribuent à Argyris et Schön est en fait précisément la notion de « deutéro-apprentissage », applicable à la première et seconde boucle, et qui fait référence à la capacité des organisations à « apprendre à apprendre », ou plutôt à améliorer et conceptualiser le processus d‟apprentissage de première et seconde boucle. Ils expliquent en effet :

« Un type d’apprentissage organisationnel en double boucle extrêmement important est l’apprentissage de deuxième niveau, par le biais duquel les membres d’une organisation pourront éventuellement découvrir et modifier le système d’apprentissage qui conditionne les schémas dominants de l’investigation organisationnelle. C’est l’équivalent organisationnel de ce que Gregory Bateson (1972) appelle le deutéro-apprentissage, c’est-à-dire un apprentissage de deuxième niveau : apprendre à apprendre » (Argyris et Schön, 2001, p. 53).

Pourtant, de nombreux auteurs traduisent cette notion par « apprentissage en triple boucle ». Romme et Van Witteloostuijnn (op. cit.) par exemple confondent explicitement les deux, ainsi que Yuthas et al. (op. cit.). Je rejette ce rapprochement, pour la simple raison qu‟il n‟est pas nécessaire de renommer le concept « d‟apprendre à apprendre » quand celui-ci est si bien défini par deux références majeures de la discipline, à savoir le deutéro-apprentissage chez Argyris et Schön et l‟apprentissage de deuxième niveau chez Bateson.

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C‟est d‟ailleurs à la classification de Bateson que se réfèrent d‟autres auteurs pour définir l‟apprentissage en triple boucle, le rapprochant de son apprentissage de niveau III. Il s‟agit d‟un changement profond de cadre de référence, équivalant à un changement de paradigme (Isaacs, 1993). Effectivement, d‟autres auteurs écrivent de l‟apprentissage en niveau III qu‟il correspond à un changement de « réalité »18.

Une troisième définition de l‟apprentissage en triple boucle identifiée dans la littérature est celle d‟un « apprentissage supérieur » à celui en double boucle. D‟après Tosey et al. (op. cit.), la référence la plus ancienne à cette notion vient d‟un article de Hawkins qui mentionne les limites du concept d‟Argyris et Schön, et le besoin d‟aller « au-delà » de l‟apprentissage en double boucle (Hawkins, 1991). Ainsi, ce concept fait souvent référence au système de traditions de l‟organisation (Nielsen, 1993) ou encore à son système de gouvernance.

Dans le contexte d‟un cadre d‟analyse des apprentissages de gouvernance, je pense que ces deux dernières définitions se rejoignent en un point. Dans la première, l‟apprentissage en triple boucle serait l‟apprentissage d‟un nouveau « cadre de référence », d‟une nouvelle réalité ; dans la deuxième, ce serait l‟apprentissage d‟un nouveau système de gouvernance. Or, ce nouveau système de gouvernance correspond précisément pour les acteurs du territoire à ce nouveau cadre de référence ou cette nouvelle réalité. Dans mon cadre, j’adopterai donc une définition de l’apprentissage en triple boucle contingente à la gouvernance territoriale, qui se réfèrera aux modifications cognitives et comportementales nécessaires à ce changement de paradigme. Je développerai par exemple, en chapitre cinq, la nécessité de produire une vision partagée du territoire, ou encore en chapitre huit le besoin d‟intégrer la redéfinition des rôles de chaque acteur du territoire.

2.1.2.Les grands courants du champ de recherche

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