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Cas unique et cas multiples

3.2.1. L’analyse par la situation de gestion

Les instruments et dispositifs en eux-mêmes ont parfois des limites trop floues pour pouvoir scientifiquement les délimiter comme objets de recherche. Certains parlent de projet pour nommer la situation dans laquelle interviennent ces dispositifs. D‟après Boltanski et Chiapello :

« le projet rassemble temporairement des personnes très disparates et se présente comme un bout de réseau fortement activé pendant une période relativement courte, mais qui permet de forger des liens plus durables qui seront ensuite mis en sommeil tout en restant disponibles » (1999, p. 157 ; cité par Figuière et Rocca, 2012).

Cependant, toute situation ne relève pas de la dimension projet. Aussi, l‟objet de recherche adéquat semble plutôt se situer dans ce que Girin appelle la « situation de gestion », qui présente des points communs avec la définition du projet de Boltanski et Chiapello. Selon lui, « une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un

temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » (Girin,

1990). Les situations de gestion sont donc des moments qui impliquent justement l‟implication d‟un certain nombre d‟acteurs autour de dispositifs et instruments.

Girin pose sa définition autour de trois éléments : les participants, la composante temporelle (le « temps déterminé ») et spatiale (« cristallisant » cette réunion) qui y attache un début et une fin, et l‟objectif de cette situation, qui est ce résultat soumis à jugement externe. Les participants sont les acteurs qui sont engagés dans la production de ce résultat et seront ceux jugés pour leur résultat. D‟autres acteurs peuvent intervenir dans la situation de gestion, mais s‟ils ne sont pas soumis à ce jugement. Ils seront alors plutôt considérés comme alliés, opposants, ou perturbateurs que participants à part entière.

Si le produit de cette situation est le résultat d’une action collective, cela ne veut pas pour autant dire que tous les participants ont comme objectif personnel cette finalité commune. Ils peuvent tout à fait s‟intégrer à la situation de gestion pour d‟autres raisons que la

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production de ce résultat ; il n‟en demeure pas moins qu‟ils seront tout de même jugés sur ce résultat. Le jugement de ce résultat est le produit de personnes ou instances extérieures à la situation de gestion. Pourtant, si le résultat n‟est pas nécessairement un objectif collectif partagé par tous, le jugement n‟est pas non plus nécessairement orienté sur la matérialité de la situation de gestion. Girin donne l‟exemple d‟un client d‟Électricité de France qui souhaite ouvrir un contrat d‟abonnement dans une agence. La hiérarchie va pouvoir émettre un jugement, par exemple, sur la satisfaction du client à l‟issue de cette situation. Ainsi, le jugement n‟est pas nécessairement sur le contrat lui-même, mais sur la manière dont le contrat a été élaboré. Girin considère cet exemple comme à la « limite de la notion » qu‟il définit lui-même. Pourtant, c‟est cet exemple qui me paraît le plus riche en matière d‟analyse de l‟action collective, puisqu‟il émet l‟idée selon laquelle les jugements opérés ne visent pas nécessairement la totalité des participants : le client se fiche bien de savoir si la hiérarchie est satisfaite du travail de son employé. Ces acteurs sont alors tout de même des participants s‟ils sont directement impliqués dans le processus d‟élaboration du résultat.

La situation de gestion ainsi décrite est fréquente dans les organisations, à tel point que Girin définit ces dernières justement comme la réponse à une ou plusieurs situations de gestion possédant « une certaine permanence ». La situation de gestion n‟est donc pas spécifique à l‟organisation, et est tout à fait applicable au contexte de la gouvernance territoriale.

D‟ailleurs, ces situations de gestion ont une dimension territoriale (Raulet-Croset, 2008) puisqu‟elles se définissent à travers trois composantes : des participants, une dimension temporelle (un début et une fin) et une dimension spatiale. Ainsi l‟on retrouve la notion du territoire à la fois comme déterminant de la situation (territoire prescrit : l‟espace entier est pris en compte dans la situation parce qu‟il existe comme tout), mais également comme déterminant des acteurs (territoire construit : les acteurs interviennent dans la situation de gestion parce qu‟ils font partie du territoire).

Si l‟on reprend la définition de la gouvernance territoriale telle que construite par Rey-Valette

et al., à savoir ce

« processus dynamique de coordination entre acteurs publics et privés aux identités multiples et aux ressources asymétriques autour d’enjeux territorialisés visant la construction collective d’objectifs et d’actions en mettant en œuvre des dispositifs multiples qui reposent sur des apprentissages collectifs et participent

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des innovations institutionnelles et organisationnelles au sein des territoires » (2011),

nous y retrouvons des composantes d‟une situation de gestion : les participants, la construction collective d‟un résultat, qu‟il soit objectif ou action, et la dimension spatiale

territorialisée. Si la dimension temporelle n‟est pas impliquée, c‟est que la définition de la

gouvernance proposée ici se veut comme un processus continu ; cependant à l‟image d‟une organisation qui serait un enchevêtrement ou une succession de situations de gestion, on peut tout à fait concevoir le processus de gouvernance territoriale comme une suite de situations de gestion, à ceci près que les limites rationnelles du premier sont les frontières juridiques, sociales et économiques de l‟organisation (ce qui ne relève pas de son fonctionnement ne sera pas une situation de gestion de l‟organisation), alors que les situations de gestion de la gouvernance territoriale sont arrêtées par les limites de ce territoire.

Qu‟en est-il du caractère jugé des objectifs et actions de l‟action collective territoriale ? On peut tout d‟abord imaginer le jugement qu‟opèrent les électeurs sur leurs élus au terme de chaque situation de gestion qui implique ces derniers. Ce jugement n‟est peut-être pas immédiat ni exprimé de manière formelle, mais il est nécessairement effectué par les urnes. De plus, dans le contexte d‟une gouvernance multiniveaux, chaque « niveau » va donner des injonctions de fonctionnement aux niveaux inférieurs. Ainsi, l‟État et ses représentants à l‟échelon du territoire (Préfecture, DDTM) vont émettre un jugement sur le résultat d‟une situation de gestion impliquant le secteur public puisqu‟ils vont a minima vérifier la conformité juridique de leur action, s‟ils répondent bien aux injonctions des divers décrets et règlements, etc. À l‟image de l‟exemple de Girin sur le contrat d‟abonnement EDF, nous atteignons ici ce qu‟il appelle la « limite » de la situation de gestion.

Pourtant, des articles plus récents qui reprennent le concept de situation de gestion se sont libérés dans une certaine mesure de ces « limites » posées par Girin. Ainsi, Journé et Raulet- Croset proposent une situation de gestion aux dimensions plus floues :

« Nos exemples de terrain montrent en quoi les trois éléments constitutifs d’une situation — les participants, l’extension temporelle et l’extension spatiale — sont loin d’être aussi contraints que le laisse penser la définition de Girin : les participants évoluent en permanence sous l’effet du tour pris par l’enquête (construction progressive d’un collectif autour du problème à résoudre) ; les

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frontières spatiales et temporelles sont elles aussi largement construites et modifiées dans le processus d’enquête » (Journé et Raulet-Croset, 2008).

Schmitt et al. (2011) complètent la définition de Girin pour rajouter la notion d‟action située de la situation de gestion, dans la lignée des constructivistes tels que Glasersfeld.

La situation de gestion est donc transposable aux situations de gouvernance territoriale, si j’accepte tout de même, comme l’ont fait d’autres auteurs avant moi, une certaine flexibilité de la définition originelle de Girin. Dans ma méthodologie de recherche, la situation de gestion semble également être l‟unité d‟analyse qui fait sens dans un modèle de l‟étude de cas enchâssés. En effet, plusieurs auteurs utilisent déjà la situation de gestion comme « sous-unité de cas » :

« Dans sa thèse de doctorat, Journé (1999, 2005)28 propose de rapprocher la

notion d’étude de cas telle que définie par Yin (2003) à celle d’étude de situations de gestion. Journé suggère en effet de considérer l’étude de situations comme une sous-catégorie de l’étude de cas, car les situations retenues ne prétendent pas couvrir l’intégralité du problème. La recherche menée et qui s’appuie sur l’analyse de situations de gestion répond aux différents critères exposés par Yin dans sa définition de l’étude de cas, puisqu’il s’agit d’une étude empirique *<] traitant d’un problème concret. » (Arnaud, 2010)

Étudier la gouvernance territoriale par ses situations de gestion m‟offre donc un cadre concret qui permet de délimiter les unités d‟analyse à l‟intérieur des cas d‟étude. J‟appliquerai par exemple ce concept en chapitre cinq, en considérant l‟élaboration du SCOT à la CCPL comme une situation de gestion particulière. Pour l‟analyse de cette situation de gestion par exemple, j‟ai mobilisé à la fois des codes concernant les instruments (« SCOT »), la manière dont leur efficacité est jugée (« efficacitéSCOT »), et ce qu‟ils ont produits (« effetSCOT »). J‟ai également analysé les interactions entre les acteurs (« porteparole », « enrôlement ») ainsi que les résistances possibles (« oppositionSCOT ») (voir 3.2.6. et 3.2.7.). Les codes sont résumés dans le tableau 3-4 ci-après.

28 Journé, B. 1999 Les organisations complexes à risques : gérer la sûreté par les ressources. Études de situations

de conduite de centrales nucléaires, Thèse de Doctorat non publiée, Paris : École Polytechnique.

Journé, B. 2005 Étudier le management de l'imprévu : méthode dynamique d'observation in situ, Finance Contrôle Stratégie, 8 : 4, 63-91.

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TABLEAU 3-4CODES ET DESCRIPTIONS DE LA CATÉGORIE « SCOT » POUR L’ANALYSE DE SA SITUATION DE GESTION

Code Description

SCoT éléments de description du processus d‟élaboration de l‟instrument SCOT

efficacitéSCOT l‟enquêté évalue l‟efficacité de l‟instrument SCOT

espacerespiration Éléments de description de la notion d‟espace de respiration (mythe organisationnel) effetSCOT l‟enquêté évalue les effets qu‟ont eu le processus d‟élaboration du SCOT

porteparole identification des « porte-paroles » du SCOT (sociologie de la traduction)

enrôlement décrit le processus d‟enrôlement (sociologie de la traduction) lors de la construction du SCOT oppositionSCOT identification des acteurs opposés au processus SCOT (opposés des « traducteurs ») exit identification des stratégies d‟exit telles que définies par Hirschman

voice identification des stratégies de voice telles que définies par Hirschman

loyalty identification des stratégies de loyalty telles que définies par Hirschman

problèmesSCOT identification par les enquêtés de problèmes (fonctionnement, organisation, controverses) lors de l‟utilisation de l‟instrument SCOT

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