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Confiance, valeurs communes et modèles mentaux partagés

De nombreux auteurs ont identifié la confiance comme facteur facilitant le partage du savoir et de l‟expérience (Sol, Beers et Wals, 2013). Van Assche et al. (2013) par exemple soulignent l‟importance de buts communs et d‟interdépendance comme facilitateur des apprentissages collectifs. Cependant, ils ne posent pas cela comme un enjeu de comprendre ces processus d‟apprentissage. Or, ces conditions semblent cruciales lorsqu‟il s‟agit d‟élaborer un processus participatif dans un territoire construit, autour de personnes qui ne partagent pas forcément les mêmes intérêts initiaux.

Il apparaît également important de partager un cadre mental collectif, équivalant à la notion de modèle mental partagé, avant de travailler ensemble. Selon Peter Senge (2006), les « modèles mentaux » sont les représentations internalisées du monde que chacun possède et qui guident nos actions. Il est indispensable selon Senge, pour qu‟une organisation soit capable « d‟apprendre » et de devenir un lieu de coopération, que les acteurs qui la composent soient capables d‟abandonner leurs modèles mentaux individuels pour construire ce cadre mental collectif. Sol et al. (op. cit.) assimilent ce « recadrage » d‟une problématique à un apprentissage en double boucle. Or, pour moi, il s‟agit d‟un apprentissage en triple boucle, puisqu‟il s‟agit de définir le problème Ŕ ou la situation Ŕ auquel on est confronté, et non seulement d‟identifier un plan d‟action ; c‟est typiquement le type d‟apprentissage que l‟on peut effectuer dans une phase de diagnostic. Les concepts de confiance, valeurs et attachement sont présentés comme étant influencés les uns par rapport aux autres, à tel point qu‟un changement de niveau de l‟un d‟eux peut avoir un impact fort sur un autre. Sol et al. considèrent ces notions comme constituant l‟apprentissage social tel qu‟ils le définissent, proche de mon idée d‟apprentissage de gouvernance. Pour moi, c‟est effectivement un apprentissage de gouvernance fondamental, la troisième boucle, mais ce n‟est pas le seul : il ne suffit pas de se faire confiance et de se comprendre pour être capable de prendre une

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décision en commun ! Dieleman et al. (op. cit.) soulignent également le caractère primordial des modèles mentaux partagés. Ainsi, l‟absence du partage de ces modèles chez des parties prenantes de gouvernance est la raison, selon eux, de l‟échec de la gouvernance dans certaines villes de leur étude.

Rist et al. (2007) recensent les changements opérés chez des acteurs lors d‟ateliers participatifs : confiance en soi et envers les autres, plus grande écoute des autres/capacité à s‟exprimer, partage des valeurs et révision des normes et règles. Ils observent ainsi que l‟établissement de la confiance est une composante clé du processus, apparue très tôt. Puis, la découverte des valeurs de chacun comme sous-jacentes à chaque discussion a conduit à établir une base de valeurs partagées avant d‟aller plus loin. Cette observation de leur part solidifie mon hypothèse selon laquelle les apprentissages de 3ème boucle (modèles

mentaux partagés, confiance, valeurs communes) sont primordiaux et doivent être effectués avant tout autre apprentissage possible dans une situation de gouvernance territoriale nouvelle.

Cadre d‟analyse de Rist et al. : Apprentissages d‟ateliers participatifs

Rist et al. (op. cit.) proposent une analyse de l‟évolution du comportement des acteurs basée sur plusieurs aspects et thèmes d‟interaction, et qui permet d‟en déduire des types d‟apprentissages et indicateurs.

Ainsi, le concept de confiance peut être observé par l‟augmentation de la participation et de l‟expression. Le concept de partage des modèles mentaux peut être reconnu par la reconnaissance des injustices et des erreurs du passé, et par le besoin d‟agir collectivement. Le concept de capacité d’expression peut se traduire par la transformation des connaissances tacites en connaissances explicites. Le concept de valeurs partagées peut voir l‟apparition d‟aspects normatifs, et celui de révision des normes et règles l‟apparition de règles construites collectivement, basées sur une définition partagée de la situation.

Ce cadre d‟analyse est détaillé et fin, et l‟on peut y appliquer les concepts de boucles d‟apprentissages. Ainsi, comme précisé précédemment, la confiance, le partage des modèles mentaux et des valeurs, le changement de capacité d‟expression constituent des apprentissages en triple boucle, primordiaux au bon fonctionnement des ateliers participatifs. Le changement de valeur constitue un apprentissage en double boucle. Cependant, bien que ce cadre d‟analyse soit complet, il est restreint à l‟analyse de situations d‟ateliers participatifs

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et ne peut permettre de comprendre l‟évolution de la gouvernance à l‟échelle d‟un territoire périurbain.

Si la confiance et le partage des valeurs sont des éléments centraux de la gouvernance, d‟autres compétences et dispositions entrent en jeu. Duguid et al. (2007) relèvent ainsi la capacité à communiquer, à coopérer, et à travailler en équipe.

Je propose également, en supplément de ce que j‟ai déjà cité, d‟autres types d‟apprentissages de gouvernance, tels que la mise à niveau de l‟information, ou la création d‟outils pour échanger, etc. Si ces types de changement cognitifs ou comportementaux ne sont pas intrinsèquement des apprentissages de gouvernance, ils sont pourtant normativement des apprentissages qui favorisent celle-ci.

Conformément à mes conclusions sur la valeur des apprentissages, je porterai également une attention aux changements cognitifs et comportementaux des acteurs qui sont défavorables à la gouvernance, telles que les routines défensives par exemple.

FIGURE 2-6VERS UN CADRE D’ANALYSE DES APPRENTI SSAGES DE GOUVERNANCE

Ainsi, par la description des concepts rattachés aux apprentissages de gouvernance, je peux proposer des éléments de définition. J’appellerai apprentissages de gouvernance tout changement cognitif ou comportemental, individuel ou collectif, qui favorise une évolution positive ou négative de la gouvernance sur un territoire donné. J‟identifierai comme des apprentissages de gouvernance les processus qui modifient les modèles mentaux

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partagés, la définition de vision commune du territoire, l‟établissement de la confiance, mais aussi les capacités d‟« organizing » tel que les compétences de participation aux réunions, etc.

J‟analyserai ces apprentissages dans les situations d‟action collective, et notamment par les processus de contextualisation des instruments d‟action publique. Les apprentissages de gouvernance seront décrits selon les éléments proposés dans ce chapitre (voir en particulier 2.1.3). L‟identification et la description de ces situations et de ces apprentissages me permettront de proposer une définition plus complète de ce que sont les apprentissages de gouvernance (chapitre dix), ainsi qu‟une grille d‟analyse (chapitre onze).

CONCLUSION

Dans le chapitre un, je me suis demandé dans quelle mesure les processus de gouvernance à l‟œuvre dans la co-construction des territoires périurbains permettent la prise en compte d‟une agriculture durable. Cette co-construction des territoires repose surtout sur la définition de valeurs communes, projet commun, langage commun… qui sont pour moi des apprentissages organisationnels. Ce deuxième chapitre a proposé, avec une entrée par les sciences de gestion, d‟étudier les apprentissages à l‟œuvre dans ces processus pour comprendre comment ceux-ci s‟organisent.

J‟ai présenté deux grandes théories liées à l‟apprentissage et à la connaissance. D‟une part, le modèle des boucles d‟apprentissages d‟Argyris et Schön me fournit un cadre théorique sur les formes de l‟apprentissage. Le modèle de la connaissance créatrice de Nonaka et Takeuchi quant à lui me permet de comprendre la manière dont la connaissance produite par ces apprentissages peut se diffuser au sein de l‟organisation, par combinaison, socialisation, internalisation et externalisation. J‟ai également proposé d‟enrichir le modèle d‟Argyris et Schön avec la notion de 3ème boucle, concept controversé que j‟ai défini comme « un niveau

d‟apprentissage supérieur à la 2nde boucle », et non comme le fait « d‟apprendre à apprendre »,

qui se nomme bien « deutéro-apprentissage ».

Dans ce cadre théorique, je me suis également positionnée en termes de posture épistémologique : j‟ai affirmé mon approche constructiviste de l‟apprentissage organisationnel. En conséquence, je m‟attacherai à étudier les processus sociaux à l‟origine des apprentissages, c.-à-d. comment les interactions entre acteurs, et entre acteurs et instruments, sont à l‟origine des apprentissages.

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Pour accéder à ces apprentissages et les analyser, j‟ai fait le choix de passer par les outils, instruments et dispositifs, qui permettent d‟accéder à la « matérialité de l‟action ». Après une revue des concepts tels qu‟ils sont abordés dans la littérature, j‟ai défini l‟outil comme le « prolongement de la main », c.-à-d. un objet simple, qui dans mon contexte peut être une réunion, un document ; l‟instrument comme une « opération de l‟esprit » qui regroupe trois composantes : un substrat technique, une vision simplifiée des relations, et une philosophie gestionnaire ; enfin le dispositif est pour moi un instrument de gestion qui s‟est transformé dans l‟organisation, a gagné une dimension politique par le processus de contextualisation. Ce processus de contextualisation décrit la manière dont les acteurs de l‟organisation s‟emparent d‟un instrument, prenant en compte à la fois la transformation de l‟instrument, qui devient dispositif, mais aussi les acteurs, qui modifient leurs pratiques, révisent la vision qu‟ils ont de leur propre rôle, etc.

Enfin, j‟ai puisé dans la littérature l‟exploration des liens entre apprentissage et organisations publiques, apprentissage et action collective, apprentissage et gouvernance, pour proposer un premier concept de ce que j‟appelle apprentissages de gouvernance territoriale. Il s‟agit d‟analyser les changements comportementaux ou cognitifs à l‟échelle de l‟individu ou de l‟organisation favorisant ou bloquant l‟évolution de la gouvernance territoriale, notamment par la construction de cadres mentaux partagés, la définition d‟une vision commune du territoire, l‟établissement de confiance entre les membres de l‟action collective, etc. Cette définition de l‟apprentissage de gouvernance territoriale est volontairement floue : c‟est tout le but de ce travail de recherche que de construire un cadre d‟analyse concret et une définition des apprentissages de gouvernance.

Ces éléments théoriques m’aident à construire les questions de recherche suivantes, qui articulent contextualisation des instruments d’action publique, apprentissages organisationnels et gouvernance :

(Q1) Comment les acteurs du territoire apprennent-ils à co-construire ce territoire ?

(Q2) Quelles relations existe-t-il entre apprentissages de gouvernance et contextualisation des instruments d’action publique ?

La réponse à ces deux questions devrait me permettre enfin de définir le concept d’apprentissages de gouvernance, et de créer un cadre conceptuel pour l’analyser.

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