• Aucun résultat trouvé

Au même titre que les axes de performance, les relations de cause à effet qui jouent pourtant un rôle central dans la dynamique de la BSC, n’ont pas fait l’objet ni d’une démonstration théorique ni d’un test empirique de la part des auteurs. La structure standard proposée par Kaplan et Norton a été fortement critiquée. On considère que les liaisons stéréotypées peuvent difficilement rendre compte des enchaînements critiques pour une stratégie donnée, qui sont en réalité beaucoup plus spécifiques105. La représentation de la stratégie sur une carte stratégique est souvent considérée comme simpliste voire réductrice de la réalité organisationnelle.

Nous nous intéressons plus particulièrement aux critiques formulées par H. Norreklit. L’auteur affiche en effet un grand scepticisme à l’égard de la BSC mais aussi à l’égard de ces auteurs. À travers ces articles, notamment un premier paru en 2000 « the balance of the Balanced Scorecard – a critical analysis of its assumptions106», elle met en évidence les limites des hypothèses sous- jacentes au modèles de Kaplan et Norton. En 2003, l’auteur publie un autre article « The Balanced Scorecard: what is the score? A rhetorical analysis of the Balanced Scorecard107» dans lequel elle critique encore une fois la validité des relations causales mais aussi le style de rédaction de Kaplan, ainsi que le mode de diffusion de la BSC dans la communauté scientifique.

Norreklit note que la chaîne des relations de cause à effet supposée dans le modèle n’est pas démontrée : les auteurs ne précisent ni la nature ni la validité de cette chaîne. Elle fait référence au critère de Hume pour expliquer la nature d’une relation causale. En théorie une relation de cause à effet entre deux événements X et Y induit le fait que X précède Y dans le temps et que l’observation de l’événement X suppose de pouvoir observer empiriquement le fait que Y provient de X. L’auteur poursuit en mettant en évidence la distinction entre une relation logique et une relation de cause à effet : une relation logique (un célibataire n’est pas marié) n’est pas vérifiable par expérience, alors qu’une relation de cause à effet (fumer entraîne le cancer des poumons) peut être vérifiée empiriquement. Elle remarque à ce titre que les événements liés par une relation de cause à effet sont indépendants, alors que les événements liés par un lien logique sont interdépendants.

Ainsi s’il existe une relation de cause à effet entre les axes de la BSC, on devrait alors pouvoir montrer : (a) qu’il existe un laps de temps entre l’événement observé par exemple sur l’axe client, et l’axe des résultats financiers, (b) qu’il existe un effet des actions effectuées au niveau d’un indicateur X sur un autre indicateur Y, (c) que les quatre axes sont indépendants.

1. La dimension du temps entre l’action et l’observation à l’intérieur de la BSC

Le premier problème que posent les relations de cause à effet supposées entre les 4 axes stratégiques est que l’horizon du temps est différent d’un axe à l’autre. Comment peut-on, dans ces conditions, appréhender les effets d’une action de long terme ? Norreklit insiste sur l’incohérence du modèle qui précisément ne prend pas en compte le décalage temporel «the time lag » pouvant exister entre une action et ses effets. Ainsi à partir du moment où le résultat à un instant T1 est la résultante de différents facteurs, comment peut-on isoler l’impact d’une action ayant eu lieu à un instant antérieur T0 si on ne dispose pas d’une dimension

105

Lorino, Op. Cit. 2001.

106

Article paru dans la revue Management Accounting Research, Vol 11, N°1, mars 2000.

107

Norreklit H., The Balanced Scorecard: What is the score? A rhetorical analysis of the Balanced Scorecard, Accounting Organisations and Society, N° Août 2003

temporelle permettant de relier l’action aux effets mesurés ? Or cette dimension est absente dans le modèle de Kaplan et Norton. Le risque est donc de retomber dans la myopie (raisonnement à court terme) en se focalisant sur les actions ayant un impact financier rapide et important.

2. L’effet de l’indicateur X sur l’indicateur Y

Si une entreprise assure plus de qualité et de valeur à ses clients, cela lui assurera-t-elle de meilleurs résultats financiers ? La réponse est oui selon Kaplan et Norton. Les auteurs affirment que si une entreprise procure à ses clients plus de valeur et de qualité, alors les clients seront plus loyaux et donc les profits augmenteront très probablement. Cette affirmation implique deux choses : d’une part que la qualité fidélise les clients et d’autre part que des consommateurs fidèles sont rentables. Cette relation de cause à effet est loin d’être démontrée. Certes, les clients insatisfaits ne génèrent pas le succès financier. Cependant, on ne peut pas en conclure que les clients satisfaits sont fidèles et conduisent à la performance financière. L’analyse de Norreklit conteste ainsi l’aspect systématique selon lequel les auteurs de la BSC caractérisent l’influence de l’augmentation de la fidélisation des clients sur la performance de l’entreprise. Selon cette analyse, le succès financier d’une entreprise ne se réalise pas si celle-ci vend à des clients fidèles uniquement, pour la simple raison qu’elle ne peut pas avoir que des clients fidèles. En revanche la performance financière provient d’un bon système de gestion qui fait qu’elle ne vend pas à des clients fidèles qui ne sont pas profitables.

Ainsi la création des clients fidèles et profitables dépend du rapport revenu sur coût supporté pour les fidéliser, et s’appuie sur des calculs financiers qui représentent des relations logiques fiables. La relation entre la satisfaction des clients et les résultats financiers relève donc d’une

relation logique : les résultats financiers peuvent être la cause et non la conséquence de la

satisfaction client.

3. L’interdépendance des axes stratégiques

La BSC suppose que les 4 axes sont liés par une relation causale. En pratique, les relations entre les différents domaines sont beaucoup plus complexes que ne le montrent Kaplan et Norton notamment à travers la carte stratégique. Ainsi, pour pouvoir investir en recherche et développement, l’entreprise a besoin de disposer de ressources financières. À l’inverse des investissements en recherche et développement s’ils deviennent rentables, permettront de d’obtenir de bons résultats financiers. La relation est plutôt une relation circulaire et les quatre axes sont interdépendants.

Investissement dans la R&D Ressources financières

Gains financiers générés par l’investissement rentable

Injection des ressources pour réaliser l’investissement

Norreklit considère finalement qu’il n’est pas possible empiriquement d’établir les liens causals proposés par Kaplan et Norton. Elle suggère que ces liens soient compris comme un enchaînement parmi d’autres possibles pour parvenir à la réalisation du projet stratégique. Dans ces conditions, elle propose de parler de relation de finalité plutôt que d’une relation causale et considère que Kaplan et Norton auraient sous-entendu des relations de finalités où certains axes sont des buts, d’autres des moyens pour y parvenir, plutôt que des relations causales. Elle en déduit que la BSC ne constitue pas une innovation par rapport aux autres méthodes de pilotage notamment les tableaux de bord et que sa capacité à aider le management à piloter le déploiement de la stratégie est très réduite. Plus loin, elle pense que les postulats et hypothèses, non fondés, qui alimentent le système de gestion, peuvent conduire l’entreprise à anticiper une performance sur des indicateurs erronés.

Nous partageons l’avis de Norreklit sur le fait qu’il existe une certaine légèreté dans la présentation des relations de cause à effet par Kaplan et Norton. Cela, comme nous allons le montrer ultérieurement, s’applique à d’autres aspects de la BSC et pas uniquement aux relations causales. En lisant les trois livres des auteurs, on a l’impression que la méthode est d’une évidence naturelle et d’une simplicité biblique. En réalité les relations causales ne sont ni si évidentes ni si déterminantes de la réussite d’une entreprise. Il peut être particulièrement difficile de démontrer le lien direct entre certaines actions d’importance considérable en termes de coût et d’impact opérationnel. C’est, par exemple, le cas de l’impact de l’investissement en publicité, ou l’engagement dans un projet caritatif de reconquête d’une nouvelle clientèle. De même, des résultats patents tels que l’évolution d’une part de marché peuvent parfois être plus le fait d’un comportement concurrentiel qu’une conséquence directe des actions engagées par le management de l’entreprise. Cela nous éloigne de la logique systémique selon laquelle chaque instrument et chaque action possèdent une signification spécifique pour le résultat de l’ensemble, et du fait de la métaphore du pilote et du tableau de bord de l’avion qui fonde la logique de la BSC.

En outre, l’expérience démontre qu’effectivement on ne peut pas repérer les relations de cause à effet entre tous les indicateurs des différents axes et que les relations n’obéissent pas toujours à l’ordre des axes (finance, client, processus et apprentissage). Cependant il est essentiel de rappeler que les auteurs de la BSC n’ont pas prétendu à un schéma parfait «… The balanced scorecard can accommodate either approach: (…) starting from the customer perspective or starting from excellent internal-business-process capabilities108». Ils n’entendaient pas non plus cette relation dans un sens scientifique, tel que le conteste très sévèrement Norreklit.

Pour ce qui est de la temporalité, il nous semble que s’il est vrai qu’un laps de temps plus ou moins long existe entre une cause et son effet, cela conduit, selon Kaplan et Norton, à contrôler les objectifs non financiers par des objectifs financiers sensiblement postérieurs, le danger étant que ce contrôle intervienne donc trop tard pour rectifier les stratégies. On pourrait résoudre ce problème par un raisonnement classique basé sur la comparaison prévu, réalisé, période précédente, pour la même période de l’année. Cette comparaison permettra de lire l’évolution des indicateurs, et de constater si une amélioration de la qualité client, par exemple, se traduit par une amélioration de tel indicateur financier qui lui sera directement lié. Encore faut il bien choisir ces indicateurs, pour que l’un soit la conséquence de l’autre, mais nous revenons ici au problème posé précédemment. Cela ne permettra cependant pas de

108

calculer ce laps de temps, ni de savoir avec précision à partir de quel moment les effets de telle mesure sur l’axe client se font sentir sur l’axe financier par exemple.

La question qui se pose désormais est la suivante : le fait de contester ce principe fondamental rend-il le modèle inopérationnel ou impossible à déployer ?

On souligne, qu’en pratique, la chaîne de causalité ne repose pas sur des suppositions naïves qui ne prennent pas en compte les calculs financiers et qui risquent de conduire l’entreprise à terme à une surestimation de sa performance. De tels comportements nous paraissent invraisemblables, surtout dans le contexte actuel où le développement des moyens de communication permet aux firmes de disposer de toutes sortes d’informations sur leur propre diagnostic, sur les marchés et sur la concurrence.

Il serait ainsi irrationnel de penser qu’une entreprise qui adopte la BSC pour mettre en œuvre une stratégie, agit sur la base de simples hypothèses. À l’heure actuelle, toutes les décisions sont prises en prenant en compte plusieurs probabilités, et ceci grâce au développement d’outils et logiciels d’anticipation très performants. Les relations de cause à effet interviennent notamment pour justifier et mettre en cohérence l’ensemble des actions. Ainsi tous les efforts seront canalisés dans un même sens, celui des objectifs visés et de la stratégie adoptée.

Pour ce qui est de la nature des liaisons entre les axes, celle-ci est étroitement liée au problème des relations de causalité. Le schéma ci-dessous montre que les flèches sont multidirectionnelles. Cela met en évidence une interdépendance, plus qu’une loi de causalité. Le cercle représente l’ambivalence des relations et non pas une chaîne linéaire d’un axe vers l’autre tel que l’explicite le schéma classique de la BSC (figure ci-après). En effet les auteurs créent la confusion, notamment en montrant comment la compétence des salariés aboutit finalement au retour sur capital engagé en passant par la mise en place de processus adéquats, et de fidélisation du client. On peut, en revanche, comme Norreklit, leur reprocher leur manque de rigueur.

Néanmoins, nous ne devons pas perdre de vue deux aspects : le premier est celui des lecteurs auxquels s’adressent principalement Kaplan et Norton qui sont à notre avis des praticiens (chef d’entreprise, gestionnaires, etc.). Ces derniers ne vont donc pas s’attacher à la scientificité du message mais à son applicabilité. Le danger perçu par Norreklit est écarté d’emblée. Les praticiens ne mettent effectivement pas en avant le lien de cause à effet entre les axes. Ils savent simplement que tout est interactif, qu’une action à un endroit entraînera des effets ailleurs, mais ne pas savoir où et comment le mesurer n’est pas essentiel. L’essentiel a été de mettre en évidence que désormais plusieurs paramètres doivent être mis sous contrôle, et pas seulement des éléments financiers. La BSC leur fournit un cadre qu’ils peuvent facilement mettre en pratique.

Le deuxième aspect est relatif à l’évolution de la Balanced Scorecard et de la réflexion de Kaplan et Norton. On constate, à juste titre, que le schéma ci-dessous n’a pas été repris dans les deux derniers livres. Par ailleurs, les auteurs considèrent que la validation des relations causales est un axe majeur dans les recherches qu’ils mènent pour perfectionner leur modèle de pilotage109.

109

De Waal A., The future of the Balanced Scorecard: An interview with Professor Dr Robert. S. Kaplan, Measuring Business Excellence. Bradford: 2003. Vol.7, Iss. 1, pp 30-35.

Processus internes Clients Vision et Stratégie Résultats Financiers Apprentissage Organisationnel

Figure 8. Interactions entre les axes de performance 110

110

Chapitre 3. La BSC en question : Analyse du caractère innovant

Outline

Documents relatifs