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Analyse critique de l’apport de Kaplan et Norton sur le processus d’élaboration de

« La BSC c’est évident sur le livre de Kaplan et Norton mais la lecture du livre ne permet pas d’en élaborer une », d’après un gestionnaire d’une administration publique en France qui a été confronté à la difficulté de l’élaboration de la BSC.

En effet, la BSC a longtemps été présentée par Kaplan et Norton comme un outil simple à concevoir et à utiliser. Même si les auteurs ont reconnu par la suite que le processus de mise en œuvre de la BSC peut être long et compliqué. D’après eux, les causes de l’échec ne sont pas liées à la BSC, ils sont plutôt relatifs : aux limites de la réflexion stratégique comme l’irréalisme du projet et de la stratégie ; à la dissociation entre la stratégie et les objectifs des départements, des équipes et des salariés ; à l’absence de lien entre la stratégie et les ressources allouées à court et à long terme.

Nous pensons que l’évidence et la simplicité, affichées par Kaplan et Norton, devraient être relativisées. En effet certaines étapes, pourtant cruciales, dans le processus d’élaboration de cet outil, ne sont pas suffisamment, voire pas du tout, explicitées. Ahn290 souligne que la littérature rend peu compte des démarches à adopter lors de la mise en place de la BSC. Dans les quelques cas relatés, chaque phase est davantage explicitée au regard de sa finalité (formulation de la stratégie, définition des perspectives, construction des cartes stratégiques, etc.) qu’elle ne l’est au regard des processus mobilisés pour l’atteindre.

Par exemple, les étapes du passage des objectifs aux indicateurs ne sont pas explicitées. Cette phase est importante car elle marque le passage de l’ambition stratégique (traduite par les objectifs) aux actions concrètes à mettre sous contrôle pour réaliser cette ambition. C’est la première étape vers l’alignement stratégique. C’est la raison pour laquelle ce passage est qualifié de chaînon manquant dans le processus (figure ci-dessous).

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Ahn H., Applying the Balanced Scorecard Concept: An Experience Report, Long Range Planning, 2001, vol. 34, pp. 441-461;

Figure 26. Le passage entre les buts et les indicateurs non explicité par Kaplan et Norton

Les auteurs rappellent que les indicateurs doivent faire l’objet d’un calibrage mais ils restent muets sur la méthodologie conduisant à la définition de ces indicateurs. Or, cette étape est essentielle car elle conditionne la fiabilité et la qualité des mesures obtenues et des décisions prises en conséquence.

La principale difficulté de cet exercice réside dans la traduction des phénomènes à mettre sous contrôle en termes d’indicateurs. Il s’agit en effet de répondre à un ensemble de questions du type : que cherche-t-on à mesurer ? Quelle précision est nécessaire ? Quand et à quelle fréquence faut-il mesurer ? Qui est responsable de l’indicateur ? Quels sont les utilisateurs intéressés ? Quels sont les biais et les effets à prendre en compte ?

Quelles que soient la précision et la précaution avec lesquelles l’indicateur sera élaboré, celui-ci est, par nature, réducteur de la réalité du phénomène mesuré. Car l’indicateur est un paramètre, conventionnellement considéré comme représentatif d´un processus d’action. De ce fait l’indicateur est étroitement lié à la rationalité limitée des acteurs, au sens d’Herbert Simon, et notamment aux zones d’incertitudes et aux marges de manœuvre qu’ils détiennent (Crozier et Friedberg, 1977). La difficulté de définir un indicateur rendant compte d’une chaîne de production, par exemple, est la tendance de chaque acteur, faisant partie de cette chaîne, à représenter les paramètres qui lui sont favorables. L’effet pervers est d’aboutir à un indicateur qui soit le produit d’un consensus mou et/ou d’un jeu de pouvoir.

Une autre limite de la démarche peut être constatée à ce niveau. Il s’agit de l’abstraction de l’existence, au sein d’une même organisation, au même niveau et en même temps, de plusieurs stratégies291. Les auteurs font comme si dans une organisation il n’y a qu’une seule stratégie qui existe et qui fait l’accord de tous les membres. Or cette vision idéale d’une cascade d’une seule stratégie dans tout l’ensemble de l’organisation, est loin de la réalité où plusieurs stratégies existent, coexistent et parfois même s’opposent.

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Voir notamment les travaux de Mintzberg H., Power in and around Organizations, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1883.

Par ailleurs le statut des concepteurs de la BSC peut les pousser à ne pas expliciter la démarche de mise en œuvre de la BSC. En effet Kaplan et Norton interviennent en tant que consultants de la Balanced Scorecard collaborative pour aider à introduire l’outil. Il parait donc logique que les auteurs-consultants ne livrent pas au public tous les détails et les secrets de leur métier.

Afin d’illustrer les obstacles pouvant compromettre la réussite d’un projet BSC, nous présentons ci-dessous l’expérience de l’agence de stockage et de distribution du ministère de la Défense Britannique. Nous visons au travers de cet exemple mettre l’accent sur une partie des difficultés souvent rencontrées par des managers fascinés par la BSC.

Illustration de la difficulté d’élaboration de la BSC au sein de l’agence de stockage et de distribution du ministère de la Défense Britannique (DSDA)

1. Présentation de l’agence

Defence Storage and Distribution Agency est une administration centrale semi-autonome qui fait partie du ministère de la défense britannique. Sa mission principale est de fournir les moyens logistiques de base aux forces armées en Angleterre et dans la région nord ouest de l’Europe. En 2003, le budget de l’agence s’estimait à environ 250 millions de livres. Elle comptait 5.000 employés dont 95 % sont des agents civils. L'agence assure le support fonctionnel du service logistique de la défense (Defense Logistic Organisation, DLO) qui représente à son tour un des services piliers des forces militaires britanniques. La DSDA est dirigée par un conseil d’administration constitué de cadres supérieurs directement responsables de la gestion de l’agence devant le Ministre de la Défense.

2. Le projet d’élaboration de la BSC dans la DSDA

Influencé par l’adoption de la BSC au Ministère de la Défense Britannique et par l’Agence Logistique de la Défense Américaine292, le conseil d’administration de la DSDA a décidé d’introduire cette méthode en janvier 2002. Avant de lancer le projet, les membres du département « planification et coopération » ont reçu une formation de deux jours au concept BSC. Cette équipe projet a eu ensuite pour mission « l’élaboration et la mise en œuvre de la Balanced Scorecard de la DSDA ». Dès le début de leur mission, l’équipe projet a rencontré plusieurs difficultés liées, notamment, au manque d’engagement du top management dans ce projet293. Au fil de l’exercice, l’évidence théorique de la BSC s’est transformée en évidente complexité. Cette complexité concernait notamment la formulation d’objectifs précis, la définition d’indicateurs pertinents et représentatifs des phénomènes mesurés, et la collecte des informations pour alimenter ces indicateurs. En janvier 2003, l’équipe n’a pu rendre compte que de sept objectifs sur un ensemble de douze objectifs. L’incapacité à renseigner la BSC par les données élémentaires a fortement réduit l’intérêt du projet de la part du conseil d’administration.

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Equivalent de la DSDA aux USA.

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Lawrie G., Building a Balanced Scorecard: A Defense Agency Case Study, 2GC Active Management, janvier 2005.

Suite au changement du conseil d’administration, les nouveaux membres ont lancé, en mars 2003, un projet de réforme pour améliorer le système de pilotage de l’agence, rétablir sa crédibilité et le pérenniser. Le projet consistait à réaliser une évaluation de la première BSC et la revoir à l’aide de l’expertise d’un consultant externe. L’évaluation a révélé plusieurs 6 principales faiblesses :

1. la tendance à afficher la réalité, non pas telle qu’elle est, mais telle que l’on voudrait qu’elle soit ;

2. le manque d’un soutien clair et explicite de la part du conseil d’administration ;

3. Le manque d’implication des différentes directions ;

4. la confusion entre des enjeux stratégiques et opérationnels ;

5. l’absence de motivation et de communication ;

6. le décalage entre la stratégie imaginée par le conseil de direction et celle traduite sur la BSC par l’équipe projet.

L’intervention du consultant a eu deux effets positifs. Le premier, psychologique, consistait à rassurer les membres hésitants. Le deuxième, méthodologique, concernait notamment la formalisation d’un plan de travail et la formation à la démarche d’élaboration. Il a également assumé la prise en charge des aspects pédagogiques et logistiques comme l’organisation des ateliers, la tenue des réunions, l’échange d’informations, le respect du calendrier, etc.

Le maintien de la BSC, malgré les résultats négatifs de la première tentative, a été très riche en enseignements. Le premier exercice a servi de base à l’identification des faiblesses et des dysfonctionnements pouvant compromettre ce type de projet. Nous soulignons notamment la définition d’objectifs stratégiques, qui s’est avérée une tâche très délicate et qui a souvent été reportée par les responsables concernés. Pour s’en débarrasser, ces derniers, soit la déléguaient à des opérationnels, soit la réalisaient de manière rapide et très superficielle. En conséquence, les objectifs étaient très vagues ne permettant pas la définition d’indicateurs. Selon le capitaine William Mahon294, cet exercice a également révélé l’incapacité à élaborer cet outil en l’absence d’une volonté et d’une implication collective de la part du top management et d’un encadrement spécialisé en matière d’élaboration d’un système de pilotage. Cet exemple reflète la difficulté et la complexité que représente la BSC en pratique. Le recours à une expertise externe est souvent, mais pas toujours, le gage de la rigueur et du respect des exigences du projet et donc sa réussite.

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